Chapitre 17



17.

Avril 1979, Avenue Rosemary,

Hemington, Géorgie,





— Ça te dit qu'on se voit ce soir ?

À la sortie des cours, une fois l'effervescence de l'après-midi passée, Steve et Willow se retrouvent à marcher ensemble sur le chemin du retour. Les rues, aujourd'hui, ne grouillent pas de monde, peut-être car le temps est légèrement trop gris pour correspondre au printemps.

Steve attend sa réponse, traînant son vélo à sa droite, entre leurs deux corps. Cette distance, sûrement inconsciente, tranche encore une fois avec le sens de ses paroles.

— Je bosse, ce soir, répond Willow en s'étirant.

— Le Baker's a accepté de t'embaucher ? s'enthousiasme Steve.

Willow sourit avec lui, toujours heureux de le voir fier de ses accomplissements, aussi petits soient-ils.

— Juste les jeudis et samedis soir, et si j'ai de la chance ils me laisseront aussi travailler là-bas l'année prochaine.

Ils passent devant l'unique laverie de Hemington, depuis laquelle un vieil homme est assis sur une chaise, observant les rouages incessants de sa machine. Le matériel se fait vieux dans les locaux et la ferraille criarde résonne jusqu'à eux. Willow observe d'un œil vide la scène, toujours la même, chaque jeudi. L'homme est ici et regarde son linge tourner. Il lui arrive de se demander à quel instant l'humain laisse place à l'automate.

— Tu crois qu'on est tous destinés à finir nos jours dans cet endroit ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ? demande Steve.

— T'as prévu de revenir ici après tes études à San Francisco ?

Steve passe une main derrière sa nuque, semblant réfléchir.

— Je me vois pas vivre ailleurs, c'est tout. Mais à ma connaissance y'en a qui se sont complètement barrés, genre le cousin de Katherine... Tom ? Ça a bien énervé leurs vieux qui pensaient qu'il allait reprendre l'épicerie familiale.

Voilà où se trouve cette discordance, Hemington a parfois l'air de fonctionner en suivant le concept d'un écosystème fermé. Si quelqu'un en sort, une partie de l'harmonie est chamboulée. Beaucoup sont prédisposés à y rester, quand le patrimoine y a laissé une empreinte trop grande. Fils ou fille d'untel, le destin des enfants est gravé dans la pierre de Hemington.

Comme le vieil homme devant son linge, un ancien soldat revenu de guerre trente-quatre ans plus tôt. Son arrière-grand-père a bâti l'église de la ville et depuis, le nom qu'il porte l'a ramené ici pour garder son histoire en vie.

Même la guerre n'efface pas Hemington.

— Pourquoi tu poses ce genre de questions, Will ? Elle t'ennuie, notre ville ?

Willow se contente de suivre la même ligne de béton du regard, celle de la rue, qui avoisine quelques arbres, avec la chaussée pleine de feuilles jaunes et humides. Ici, ils créent mêmes des emplois pour venir s'en débarrasser.

— Les gens font toujours la même chose, ici. Vivre en communauté, étudier, travailler, et mourir entre les mêmes quatre murs. Enfin, j'ai juste l'impression que personne n'a songé à voir plus loin. La plus grande avancée qu'il y a eue, c'est le fait qu'on nous donne enfin le droit de nous laisser intégrer l'université qu'on veut. Mais au final, on nous fait toujours revenir. Ça ressemble presque à une malédiction.

Comme Steve ne rebondit pas à la suite de sa tirade, Willow tord sa bouche, regarde dans le ciel et clôt la discussion :

— Je pense juste à des trucs, rien de sérieux.

— Ça te passera.

Le vélo toujours entre eux, le cliquetis des chaînes perturbe le nouveau silence. Au bout de quelques minutes, Willow reprend alors :

— T'as qu'à passer me voir à mon travail, je prendrai une pause pour qu'on discute un peu.

Mais à cet instant, il voit au regard las de Steve qu'il ne l'écoute que d'une oreille.

— T'as toujours pas décidé de ce que tu feras après le lycée, Will.

C'est un constat plus qu'une question. Un constat qui, énoncé de cette façon, braque Willow.

— Pourquoi tu me parles de ça maintenant ?

— Tu crois qu'on voit pas que tu fuis chaque conversation qui tourne autour de ça ? C'est une chose d'être indécis, mais le temps presse et il va falloir que tu fasses un choix.

Steve détache chacune de ses syllabes, de manière à être sûr qu'elles lui rentrent dans le crâne. Il y a quelque chose de tranchant, d'impatient dans les mots qui sonnent.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? rétorque Willow, absorbant l'affront comme un coup de poing.

— C'est quoi cette question ?

Steve s'arrête de marcher, pris de court. Willow pivote pour lui faire face. Ils se considèrent. Il poursuit, hésitant :

— Je me fais du souci pour toi.

— Pourquoi ? quémande Willow.

Sa vérité, celle de Steve, a toujours été un puits de chaos. Ses idées volent dans tous les sens et pourtant, entre quelques paroles crues, il arrive à Willow de découvrir une pensée plus profonde, plus étouffée.

Mais les gens comme Steve vivent aussi des guerres, des guerres qui n'explosent qu'à l'intérieur. Les bombes n'y font pas de bruit.

— Les gens comme nous se doivent de réussir, Will. C'est tout ce qu'on a pour que la vie nous épargne.

Un frisson désagréable remonte le long de sa colonne vertébrale.

— Les gens comme nous ? répète-t-il.

— Will...

— Les homos ?

Les yeux de Steve s'écarquillent, son teint devient pâle quand il regarde partout autour de lui, à la recherche d'une oreille indiscrète. Dans une ville comme Hemington, le moindre chuchotis peut faire des vagues. Des vagues dévastatrices.

— C'est peut-être mieux qu'on ne se voit pas du tout ce soir, Steve, souffle Willow. C'est mon premier jour au boulot, il faut que je me concentre.

Mais quand les guerres font rage dans le silence, personne ne sait ce qui remonte à la surface. La colère paraît alors sortie de nulle part. Tandis que Willow prend de l'avance dans ses pas, l'éclat de voix de Steve fait trembler l'air :

— Arrête de te voiler la face, Willow Fitzgerald ! La vie pour nous est merdique, et à moins d'un miracle, elle le sera toujours !

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