Chapitre 13




13.






— Il faudra descendre au centre-ville quand les stocks seront arrivés.

Dans la cuisine, Joyce est assise sur un tabouret, quelques papiers griffonnés sous ses yeux et des lunettes sur le bout du nez. Jerry décapsule une bouteille de bière avant de se tourner vers elle.

— Ils arriveront quand ? lui demande-t-il.

— Jeudi, pas avant. Il faudra attendre, je n'aurai pas le matériel nécessaire sinon.

— Ça sera embêtant pour les deux mômes.

Elle lève le regard, ses verres glissent sous ses longs cils.

— Ils sont où, d'ailleurs ?

— Je pense les avoir vus dans le garage.

— On fait quoi ? Les stocks n'arriveront pas plus vite.

Jerry prend une première gorgée de son breuvage, il voit pourtant dans les yeux de Joyce qu'elle pense à la même chose que lui, mais avec bien plus de réticence.

— Tu vas me la faire à la Sacha Strelkov ? s'agace-t-elle.

— Arrête avec ça, fait-il en roulant exagérément les yeux. Sacha était un gars super sympa !

Joyce soupire.

— Et si ça le fait ? Si on suppose qu'on peut les héberger pendant les trois jours qui viennent, assurer les réparations sans encombre et venir à bout de tout ça sans finir dépecés dans notre sommeil. Qui te dit qu'eux le voudront bien ? On est autant des inconnus pour eux qu'ils le sont pour nous.

Son mari s'apprête à répondre, quand la porte du garage s'ouvre pour laisser apparaître le visage de Nils. Dans son dos, à quelques mètres, Willow fait Dieu ne sait quoi dans le coffre de sa voiture. Il marmonne sans s'arrêter, comme pour s'occuper l'esprit.

— Est-ce que vous vous rendez compte qu'on entend tout ?

Ils l'observent et Jerry a un sourire un peu gêné. Il est vrai qu'il aurait été bon de discuter tous les quatre des prochaines dispositions à prendre. Nils lève un doigt en l'air.

— Et pour ma part, j'aime beaucoup votre proposition !

Un bruit de fracas, puis un juron. Derrière, Willow vient de se cogner la tête en entendant ses paroles. Joyce le voit se redresser en furie, l'expression toute déconfite. Il avance à grandes enjambées jusqu'à Nils qui voit tout venir. Il leur présente un sourire.

— Juste une minute.

Il ferme la porte avant qu'ils n'aient pu entendre Willow pousser une gueulante à son attention. Jerry et Joyce s'échangent un regard incompris, quand le débit de paroles devient plus rapide et plus fort de l'autre côté, démontrant un différend assez flagrant.

Une minute passe, et finalement, la porte se rouvre pour que le sourire innocent de Nils revienne se mêler à cette discussion. Et derrière, assis sur une caisse de bois avec les bras croisés, Willow boude.

— Tout est OK, on mange quoi ce soir ?









À ce stade, Nils devrait réellement se poser des questions sur son karma. À chaque fois qu'il prend un peu trop confiance, le destin fait son possible pour lui faire serrer les dents.

— Ça ira ?

Non !

C'est ce qu'il aimerait crier. À la place, il a juste un côté de la bouche qui s'élève, comme s'il tentait vainement de mimer un sourire, mais qui ressemble davantage à un spasme. Il lève un pouce tout sauf sincère à l'attention de Joyce, et à côté de lui, Willow lui assure de vive voix que c'est amplement suffisant.

— S'il fait froid, il y a des couvertures en plus dans l'armoire. Mon fils ne rentre pas à la maison avant la semaine prochaine, mais je lui ai passé un coup de fil et ça ne le dérange pas de vous laisser sa chambre en attendant. Aussi, on fera une lessive demain donc mettez vos vêtements sales dans le panier près de la porte. Des questions ?

Tout semble avoir été compris, alors elle leur souhaite bonne nuit et prend congé. Nils est toujours immobile au milieu de la pièce, semblant à peine vouloir effleurer les meubles ou les murs.

— Je vais à la douche en premier.

En attrapant une serviette et ses vêtements, Willow passe à côté de lui. Nils se tend quand il lui donne une tape spontanée à l'épaule, comme le ferait un bon ami qui s'exaspère des bêtises de l'autre.

— T'es vraiment un cas toi ! Y'a une semaine j'aurais jamais accepté de me retrouver dans la maison d'étrangers.

Nils regarde juste dans le vide.

Lorsque Willow quitte la chambre, il prend quelques secondes pour se ressaisir. Il a soudainement une expression outrée, qu'il se serait volontiers lancée à lui-même. Ainsi, il verrait à quoi ressemble son propre jugement. Willow et lui vont dormir dans la même chambre, ça ne change pas de d'habitude.

Il croise les bras sur sa poitrine et hoche la tête pour lui-même, cherchant à être en accord avec ses propres pensées. Ils ont toujours dormi dans la même pièce depuis qu'ils font la route ensemble. Rien de méchant, Nils devrait arrêter de tout dramatiser.

Pourtant, il pose ses yeux une unique fois sur le lit. Le seul. Il n'y en a pas d'autre dans la chambre, et il n'est pas très grand. Alors là, Nils a un rire très pincé, tout en tournant sur lui-même.

— On teste ma santé mentale, là ? s'offusque-t-il.

Il se doit de l'admettre, au moins pour lui-même : non, Willow ne le laisse pas indifférent. Autre chose qu'il se doit d'admettre, Willow ne l'a jamais laissé totalement indifférent.

Avant, c'était une autre histoire pourtant. Il n'avait pas d'attirance particulière ou même de sentiments refoulés. C'était juste dans son début d'adolescence, quand les hormones s'imposent dans la vie d'une personne au point de parfois rendre son quotidien plus pénible. C'était aussi la période où Nils prenait conscience de sa sexualité, là où Willow était déjà sûr de la sienne.

Nils trouvait des garçons beaux, mais pour la plupart, également idiots. Dans ce lot, il comptait Willow. Il a toujours trouvé son physique appréciable. Après tout, même si Nils était difficile, il n'était pas aveugle. Mais puisque Nils aime les esprits cultivés et réfléchis, ça n'allait pas plus loin qu'une brève attirance physique, et que dès que lui ou un autre de sa bande ouvrait la bouche, tout intérêt s'évaporait. Ils étaient stupides.

C'est toujours comme ça, quand les gens se font observer de loin. C'est facile de se tromper.

Mais où en est-il maintenant ? Depuis qu'il a appris à un peu plus le connaître ? C'est plus flou. Ça l'embête de se dire que Willow n'est assurément pas qu'une cervelle creuse. Ça l'embête beaucoup même, quand il découvre qu'il a ce côté mature et débrouillard, en plus de cette nature plus enfantine qu'il se force parfois à camoufler pour garder la tête froide. Il pense au fait qu'il est drôle quand il n'essaye pas, qu'il ne lui a pas tourné le dos quand son seul ami l'a rejeté, qu'il le supporte, même si Nils a bien conscience de ne pas être des plus faciles à vivre. Et, ça le démange de le dire, mais Willow est la preuve vivante que les notes ne font pas l'intelligence. Ce dernier ne brillait pas par son bulletin scolaire, mais voici la finalité : il est bien loin d'être idiot.

C'est trop tard, Nils ouvre la bouche dans le vide en se rendant compte qu'il vient de se faire rattraper par ses propres pensées. C'est de mauvaise foi qu'il vient d'admettre être attiré par Willow au-delà de son joli minois.

Une dizaine de minutes passe et Nils est encore en train de tourner en rond. Les idées en vrac, il sort de la chambre pour s'adosser au mur juste à côté ; il a besoin de prendre l'air.

— C'est rien, se dit-il en marmonnant. C'est sûrement un effet du mal du pays.

Plus loin dans le couloir, Nils se redresse en entendant la porte de la salle de bain s'ouvrir. Faisant son possible pour faire partir toutes les incertitudes de son faciès, il se prépare à accueillir le retour de Willow avec son expression la plus impassible.

Pourtant, au lieu de s'avancer, il reste au loin et Nils lève le regard.

Une serviette sur les cheveux, se les frottant des deux mains, les joues de Willow sont rosées à cause de la température de l'eau, quelques mèches humides tombent au-dessus de ses yeux, lui faisant rabattre une de ses paupières avec une moue. Un peu de vapeur flotte dans l'air, il porte son bas de pyjama, et Nils a vite un instant de latence en voyant que c'est littéralement tout ce dont il est vêtu.

— Ah t'es là, tu peux me passer mon t-shirt ? Je l'ai oublié sur la chaise de bureau.

— T'es lourd, bouge pas.

Nils lève les yeux au ciel avant de faire demi-tour, il entre dans la chambre.

Willow se fige en l'entendant soudainement hurler, il est même presque sûr que son camarade vient de frapper un oreiller.








— Nils, tu vas pas dormir par terre.

— Je médite.

Willow roule sur le lit pour atteindre l'autre côté du matelas, il avance sur ses coudes et aperçoit la tignasse blonde assise en tailleur sur la moquette.

— Nils.

— Quoi ? s'agace ce dernier.

— Ça te met mal à l'aise qu'on dorme ensemble ?

Et Nils se tend, les mains sur ses genoux. Il secoue la tête en grognant, ce n'est pas le moment pour lui de recommencer une réflexion mentale sur ce qu'il se passe dans son idiot de cerveau. La crise existentielle qu'il a eue pendant que Willow était à la douche l'a bien assez épuisé.

Il faut aussi dire que Willow a une façon bien particulière d'interpréter les choses, il paraît partir sur un raisonnement cohérent mais il ne parvient jamais jusqu'à la bonne conclusion. Comment n'a-t-il toujours pas découvert qu'il en pince pour lui ?

Nils soupire et se lève malgré lui.

— Non. Pas du tout.

Et pour mêler le geste à la parole, il vient prendre place à côté de Willow qui se décale enfin.

La journée a été longue et riche en émotions. Ils se sont retrouvés avec presque rien dans un lieu désert entre deux États, ont sauvé un homme de la mort, puis se sont fait ramener chez ce dernier avec sa femme qui a fini par leur proposer un toit pour quelques jours. Et aussi, Nils a failli se faire tuer par une oie.

Alors, il ordonne de toutes ses forces à ses méninges de lui laisser un peu de répit. Il en a marre et sait très bien qu'il va s'écrouler d'épuisement plus que de sommeil d'un instant à l'autre.

— Tout va bien ? lui demande Willow.

— Oui, pourquoi ?

— T'es un peu bizarre, depuis tout à l'heure.

— Je suis fatigué, j'ai envie de dormir.

Willow hoche la tête, il se lève pour atteindre l'interrupteur. Quand la lumière s'éteint, Nils se glisse sous la couverture et serre un oreiller entre ses bras. Il sent ensuite le lit s'affaisser sur le côté. Malgré lui, Nils sent son cœur louper un battement et il ferme les yeux.

Tout devient silencieux, pas un silence pesant, mais qui aide les choses à se poser, à faire le bilan total de tout ce qu'il s'est passé depuis le début. Les minutes s'enchaînent avec lenteur, rendant la pénombre moins forte. Willow, lui, a toujours les yeux ouverts. Il tourne sur le flanc, et à distance raisonnable – du moins ce que la taille du lit peut donner de mieux –, il voit le visage de Nils et ses sourcils froncés.

Quand ce dernier entend son rire amusé, ses paupières se relèvent, et ils se voient. Face à face. Et pour la première fois, il n'y a pas de musique de fond, de routes interminables, de voitures qui frôlent leur aventure. Là, c'est juste eux, avec rien pour les distraire de l'humain qui se tient devant. 

— Pourquoi tu rigoles ?

Willow lui sourit, pensant sûrement que ça ne se voit pas à travers l'ombre de la nuit.

— T'es mignon.

Mais Willow lâche un « Aïe » quand sans crier gare, Nils tend le bras et lui donne une assez forte pichenette.

— J'ai vraiment du mal à te cerner, Fitzgerald.

— Bah, pareil pour moi, lui répond Willow en se frottant le front.

Nils le regarde un instant, puis il se tourne pour se mettre dos à lui.

— Bonne nuit.

La voix de Willow est ensommeillée, Nils suppose donc qu'il ne va pas tarder à s'endormir. Devant lui, il y a la fenêtre. Les rideaux laissent passer une toute petite fente de lumière, avec la lune qui pose un sillage argenté sur le sol. Il serre son oreiller plus fort et plante son visage dans le tissu.

— Bonne nuit...

Peut-être qu'il fait des caprices. Peut-être que parfois, il donne l'impression que la présence de Willow va lui faire perdre la tête, et que pour des raisons différentes, il en est de même pour lui quand Nils fait des bêtises.

Il n'empêche que maintenant, il se sent bien en le sachant avec lui.












Le lendemain est un peu moins élégant.

— Debout les morveux ! Il fait jour !

Sous l'éclat de voix de Joyce, Willow se réveille difficilement alors que Nils tombe du matelas dans un cri.

— Venez prendre le petit-déjeuner et enfilez un truc pratique, je dis pas « non » à deux paires de bras pour m'aider à nourrir les cochons.

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