Quatorze
Olivia
— Je dois te dire quelque chose, Albert.
Il se tourne vers moi et je le fixe droit dans les yeux. J'ignore pourquoi je ressens toujours le besoin de me confier à Albert, peut-être simplement car il est mon meilleur ami et que des meilleurs amis se doivent de tout se dire systématiquement.
— J'ai embrassé Henry.
Je m'attends à ce qu'il soit surpris et confus, mais son visage reste de marbre quelques secondes, puis un mince sourire moqueur apparaît sur ses lèvres.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle? demandé-je.
— Oh, rien, dit-il nonchalamment.
Je fronce les sourcils et l'observe prendre une gorgée de thé, avant de l'entendre dire :
— Je le savais, c'est tout.
— Comment ça, tu le savais? m'insurgé-je. Je ne savais pas moi-même ce que je faisais, c'était complètement spontané!
— Oh, si tu te voyais parfois... Tu ne me parles que de lui depuis deux semaines, tu passes ton temps à aller au magasin pour aucune raison...
— C'est pas vrai! J'y vais pour qu'il m'aide à trouver des chansons!
— Ah, oui, sans doute.
Je me lève de ma chaise d'un bond et renverse quelques gouttes de thé brûlant sur mes jeans.
— Je n'aurais jamais dû te le dire!
— Oh, c'est bon, calme-toi. J'en parlerai plus si ça te met dans un tel état.
Je fais la moue, mais finis par me rasseoir quand même pour terminer mon breuvage en silence. Nous sommes le matin et l'air est frais. L'été s'en vient, l'école est sur le point de terminer.
— Tu crois qu'il va finir par te pardonner, un jour? chuchoté-je en regardant le fond de ma tasse.
Bon, je parle encore de lui... Albert redevient sérieux.
— Je l'ignore. Tu sais comment il est...
— Mais cela fait déjà plusieurs mois que s'est arrivé...
— La pardon n'est pas une chose facile.
— Tu es sa seule famille, comment peut-il...
Je laisse ma phrase flotter dans l'air.
— Henry a toujours trouvé plus facile s'isoler que de se faire des amis, plus facile s'abattre sur lui-même plutôt que de garder la tête haute, dit Albert. Enfant, il faisait rire de lui à l'école à cause de son daltonisme. Il s'en est toujours voulu à soi-même d'être différent, même si nous lui rappelions sans cesse que c'est souvent une bonne chose qu'être différent. Oui, Henry à plusieurs défauts, mais il a des qualités très importantes aussi. Lorsque sa grand-mère concoctait une recette, il était toujours à ses côtés pour l'aider. Lorsqu'il commença à apprendre à lire, il passait des heures, en revenant de l'école, les yeux dans le dictionnaire pour, disait-il, «connaître tous les mots». Lorsque sa mère faisait des spectacles de musique, il était toujours le premier en avant. Nous avions une très bonne relation, tous les deux. Chaque dimanche, nous sortions au cinéma, seulement entres hommes. Je lui ai fait la lecture pendant une bonne dizaine d'années. Il adorait ça; son livre préféré était Voyage au Centre de la Terre...
Il s'arrête et je remarque que ses yeux sont humides. Je me rappelle des mots que j'ai lancés à Henry samedi: «Il est ta seule famille.», puis je réalise qu'Henry est aussi la seule famille d'Albert. Ils ont besoin de l'un et l'autre.
— Je vais retourner le voir aujourd'hui au lycée, décidé-je.
— Je crains que tu ne puisses rien faire, Olivia.
— Je m'en fous. Je déteste ne rien faire, tu dois le savoir après tout ce temps.
Je me lève précipitamment de ma chaise et prend mon sac à dos à mes pieds.
— Comme tu es obstineuse!
Je suis partie, mais je prends la peine de crier :
— Ce n'est pas un mot!
***
— Veuillez déposer vos examens sur mon bureau, annonce le professeur d'histoire.
Je suis la première debout. Non seulement parce que c'était le dernier examen de la session scolaire et que les vacances commencent, mais aussi parce que j'ai comme mission d'attraper Henry pour lui glisser quelques mots. Cependant, celui-ci était assis dans les premières rangées de la classe, contrairement à moi, et le temps que je m'y rende, il est déjà sorti. Je m'élance pour le rejoindre, mais je suis arrêtée.
— Olivia!
Je jette un coup d'œil derrière moi pour voir Caroline. Je remarque qu'elle ne s'est pas maquillée aujourd'hui. C'est une première; je ne l'ai jamais vu sans sa couche habituelle de produits cosmétiques. Je vais perdre Henry si je m'arrête pour lui parler et, de toute façon, pourquoi le ferais-je? Je n'ai rien à dire à aucune des 3 Ine. Je fais mine de continuer mon chemin, mais elle me demande :
— Tu viens au Conte de Cafée? J'aimerais te parler...
J'ignore quoi détecter dans sa voix; de la tristesse, du désespoir? Or, il est évident que Caroline a besoin de se confier et l'Olivia habituelle n'aurait pas hésité avant d'accepter sa requête. Mais, je ne suis plus certaine de ma volonté à être amie avec les 3 Ine.
— Il y a plusieurs choses que j'aurais aimées, moi aussi, dis-je simplement en espérant qu'elle comprenne le message subtil.
J'aurais aimé que «mes meilleures amies» soient présentes à mon spectacle. J'aurais aimé que Caroline écoute mes conseils et ne revienne pas avec Fred, pour une fois. J'aurais aimé qu'elles soient aussi à l'écoute envers moi que je le suis envers elles.
— Demande à Justine ou Sandrine, ajouté-je sèchement.
Je tourne les talons devant son air étonné. Mes mots n'ont pas été faciles à prononcer. C'est la première fois que je refuse notre rituel au Conte de Cafée et j'ai l'impression que cela signifie que notre amitié vient de prendre fin. Peut-être est-ce une bonne chose, peut-être faut-il arrêter de faire des efforts pour des gens qui n'en font pas. Néanmoins, mon cœur se serre en m'éloignant de Caroline. Elle souhaitait seulement se confier à moi et voilà que je la laisse tomber. Je suis la pire des amies.
Je vois la silhouette d'Henry au loin et accours pour le rejoindre, sans plus de remords. Je lance son nom, mais, comme à son habitude, ses écouteurs bouchent ses oreilles. Donc, arrivée à ses côtés, je tire sur l'un des fils. Il sursaute et s'arrête.
— J'ai vraiment l'impression que tu me suis toujours, déclare-t-il.
Il poursuit sa marche et je fais de même en disant :
— Et moi j'ai l'impression de passer mon temps à courir après toi.
— Laisse-moi deviner, tu viens encore me parler d'Albert.
— Je suis si prévisible? rigolé-je pour détendre l'atmosphère.
Le visage d'Henry reste de marbre. Je me racle la gorge.
— Écoute... C'est la dernière fois que je t'en parle, promis. Je veux juste que tu réalises qu'il a besoin de toi et que, même si tu ne veux pas l'admettre, tu as besoin de lui aussi. Vous pouvez passer cette épreuve, ensemble. Vous êtes une famille.
Il me regarde droit dans les yeux, mais ne dit rien. Il n'argumente pas, c'est un bon départ. Je poursuis :
— Il t'aime énormément. Souviens-toi lorsqu'il te faisait la lecture quand tu étais gamin, lorsqu'il t'amenait au cinéma chaque dimanche...
— C'est lui qui t'a envoyée me dire ça? éclate-il tout à coup.
— Quoi? Pas du tout, je suis venue par moi-même.
— Si tu viens toujours me voir, si tu fais semblant d'être mon amie, c'est seulement pour que...
— Voyons, Henry, arrête! m'insurgé-je. Tu crois que je fais semblant d'être ton amie? Pourquoi n'acceptes-tu jamais que quelqu'un t'aime bien?
Il se fige à ces derniers mots, avec un air surpris. Ben quoi, c'est vrai, je l'aime bien. Comment peut-il ne pas s'en rendre compte?
— Tu m'aimes bien? bégaye-t-il.
Henry est si abasourdi qu'on croirait que je viens de lui asséner un coup de marteau dans le front. C'est plus fort que moi, j'éclate de rire.
— Pourquoi crois-tu que je t'ai invité à la soirée mercredi passé? Pourquoi crois-tu que je viens toujours au Trente-Trois Tours? Pourquoi crois-tu que je t'ai embrassé?
Je n'ai jamais vu quelqu'un rougir autant.
— Si tu te voyais... t'es tout rouge!
Il reprend ses esprits et dit :
— Même si je me voyais, je ne saurais pas que je suis rouge...
Mais que je suis bête!
— D-Désolée, je n'y pensais plus...
Je piétine sur place, mal à l'aise, jusqu'à ce qu'Henry ajoute :
— Si tu te voyais... Je suis sûre que t'es toute rouge!
Je me relâche et pousse un rire de soulagement. Henry se marre. J'observe ses mèches rebelles qui lui tombent sur son sourcil, ses lèvres, ses fossettes, tout en me disant qu'il est un arrangement parfait d'ADN.
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