Acte III. La fin est dans le commencement, cependant on continue

Le temps passe, encore.

John Lennon se fait assassiner, Bohemian Rhapsody sort pour la première fois à la radio et le film Peter et Elliot le dragon est dévoilé par Walt Disney.

Henri est assis dans sa cuisine, un journal étendu devant lui dont le titre en gras lui agresse les yeux. « La maladie des gays ».

L'article parle d'une maladie mortelle sévissant dans le monde que les homosexuels attraperaient. Il ne sait quoi en penser, son cerveau tournant à mille allures. Les gens en parlent parfois à voix basse au bureau, une main devant la bouche. De toute façon, ce n'est peut-être qu'une manière de faire peur à la population, une exagération d'un pauvre virus, se dit-il. 

Il se passe une main dans les cheveux, et si on regarde de plus près on peut apercevoir un premier cheveu blanc au milieu de sa tignasse. Catherine froncerait les sourcils si elle le savait, et elle irait s'induire de crèmes anti-rides pour freiner les années qui passent et qui s'incrustent dans sa peau.

Le soleil au zénith réchauffe la pièce de laquelle Henri n'a toujours pas bougé.

— Chéri tu viens ?

La voix de sa femme l'appelle depuis la salle à manger où elle l'attend, mais il est incapable de la rejoindre et d'affronter son regard.

— J'arrive.

Pourtant il reste là, comme figé devant ce journal qui l'engloutit. Il va mourir. Parce qu'il aime les hommes, parce qu'il aime Daniel, parce que quand il a reçu une lettre de ce dernier avec simplement une adresse et deux mots griffonnés à a hâte dessus, son cœur s'est mis à battre un peu plus vite.

— Henri ?

— Je pars, finit-il par lui répondre.

Catherine le rejoint dans la cuisine, les lèvres pincées, la mine contrariée.

— Comment ça ?

Ce n'est pas une question, surtout un reproche. Elle est là elle, depuis des années malgré le temps qui passe et la passion qui n'a jamais flambé dans leur couple. Elle ne se sens pas belle dans les yeux de son mari Catherine, pas désirée, à peine aimée.  Elle voudrait qu'il tombe amoureux d'elle ou qu'il ait la décence de la quitter, de lui avouer. Alors oui, Catherine en veut à son mari. Parce qu'elle est là elle, et que lui il ne la voit pas.

— Je pars Catherine, quelques jours. J'ai un ami à voir de tout urgence.

Il parle tout en s'activant pour faire sa valise, jetant sans regarder caleçon et chemise dans sa valise.

— Quand est-ce que tu reviens ?

— Je ne sais pas. Je t'appellerai, ok ?

Elle ne dit rien, laissant son silence signifier sa désapprobation. Au fond d'eux ils savent qu'Henri ne reviendra pas mais ils n'ont pas la force de se l'avouer.

Alors il quitte cette maison, claquant la porte derrière lui. Henri marchera jusqu'à la gare puis prendra un train qui le mènera jusqu'à un immeuble en pierre rouge où une porte bleu clair lui fera face. Il suffirait d'appuyer sur la poignée, de pousser la porte et de monter l'escalier qui mène à l'appartement mais Henri n'a jamais été très courageux.

Pourtant, il finit par se trouver devant une autre porte en bois, prêt à sonner à l'appartement de Daniel, la main tremblante. Au sol, un paillasson lui souhaite la bienvenue.

Ce n'est pas son Daniel qui lui ouvre la porte, il ne lâche pas sa valise pour lui prendre le visage entre les mains et l'embrasser comme on le voit dans les films. C'est une femme aux traits tirés, aux cernes visibles et aux lèvres pincés. Qu'avaient les femmes à le regarder les lèvres pincés bon sang ?

— Oui, c'est pour quoi ?

On avait l'impression qu'elle avait juste envie de lui claquer la porte au nez. Ou qu'elle allait se mettre à fondre en larme, au choix.

— Bonjour madame, je m'appelle Henri, je suis venu voir Daniel. Je suis... un ami.

— Un ami ?

Il ne répondit pas, trop occupé à essayer de l'apercevoir derrière son épaule.

— Je peux le voir ? C'est important.

La femme se passa une main sur le visage d'un geste fatiguée

— Écoutez, je ne sais pas qui vous êtes, ça fait des années que je connais Daniel et il ne m'a jamais parlé de vous. Mais il est très faible en ce moment, je ne sais pas s'il peut ou même veut vous voir.

Alors oui, Henri n'a pas été la personne la plus courageuse face à ce monde, mais cette fois-là il ancre ses yeux dans ceux de cette femme qui l'empêche d'entrer. Parce que pour toutes ces fois où il a imposé son silence, il veut le dire.

— Vous avez raison Dani n'est pas mon ami, il ne l'a jamais été, vous savez. Il est celui que mon cœur a toujours aimé et il faut que j'aille lui dire, que je lui avoue tout ce que j'ai oublié de lui raconter la dernière fois. Avant qu'il ne soit trop tard, vous comprenez ?

Alicia ne sait pas si elle comprend mais elle est terriblement fatiguée alors elle se décale pour le laisser entrer.

— Dani ?

S'il n'avait pas mémorisé chaque petite parcelle de son visage, il ne l'aurait pas reconnu. Des taches brunes étaient apparues sur ses bras et son visage étaient creusés comme si on avait essayé d'aspirer toute la vie et qu'il ne restait plus que la peau flottant sur ses os.

— Je ne suis pas très beaux, n'est-ce pas ?

Daniel le regardait avec un semblant de sourire, son corps disparaissant dans le grand lit dans lequel il était installé.

— Tes taches de rousseurs...elles ont disparu.

Henri passa tendrement le doigt sur le contour de ses joues d'un air attristé.

— Ne t'inquiète pas, elles vont revenir.

Il eut un silence pendant lequel les deux hommes s'autorisèrent à réellement se regarder, pour s'assurer qu'ils ne rêvaient pas. Henri s'assit délicatement sur le lit à côté de lui comme s'il avait peur de le briser en le touchant.

— Dani...

C'était une supplique, une demande aux cieux que Daniel ait juste une grippe, que tout aille bien.

— Je suis malade Henri. J'ai ce qu'ils appellent la maladie des gays. Les hôpitaux refusent de nous soigner parce qu'ils ne peuvent plus rien pour nous et qu'apparemment c'est bien mérité. Les gens nous huent dans la rue, tu sais. Je suis malade Henri et je crois que je ne vais pas m'en sortir.

Daniel était malade, dans quelques années ils appelleront ça le sida mais pour l'instant la seule chose qu'Henri comprenait c'est que l'homme à côté de lui allait mourir. Et c'en était insupportable.

— Mais tu vas guérir, les médecins vont trouver une solution...

— Ils ne le veulent pas, le gouvernement va nous laisser tomber et on aura beau mourir les uns après les autres ils ne feront rien.

Henri eut envie de pleurer, mais encore une fois il se retint parce que les garçons, ça ne pleure pas. Alors il s'allongea à côté de Daniel et le serra fort dans ses bras. De toutes ses forces, comme pour l'obliger à rester, l'empêcher de partir.

Ils restèrent comme ça une éternité. Le temps encore une fois, pour eux s'était arrêté pour leur laisser un peu de répit, avant que la course folle entre les trois aiguilles ne reprenne de plus belle.

Alicia revint plus tard et les trouva là, endormis dans les bras de l'autre confiés aux soins de Morphée. Elle partit en laissant un mot sur le buffet : appelez-moi si jamais vous avez besoin d'aide, je reviendrai dans quelques jours. Prenez ce temps.

Commença alors le compte à rebours.

Ils parlèrent, puis quand les mots commencèrent à manquer ils se turent, se contentant de regarder. Regarder la vie, celle qui était partie et celle à venir.

 Ils restaient dans l'appartement, ne sortaient que quand Daniel en avait la force. Quand sa respiration ne se faisait pas inquiétante, que tout son corps ne s'engourdissait à cause de la fièvre et qu'il réussissait à avaler quelque chose.

 Alors, ils marchaient doucement dans les rues décorées pour noël, les chants résonnants inlassablement dans leurs oreilles. Émerveillé, Daniel regardait le grand sapin qui illuminait la place. Qu'il était beau à ce moment-là dans les yeux d'Henri. Il aurait voulu le prendre dans ses bras et l'embrasser. Il aurait neigé et alors tout aurait été parfait. 

Mais Henri se contenta de s'approcher de Daniel et de lui prendre la main. Il la serra fort comme pour lui signifier qu'il était là. Daniel se tourna vers lui un grand sourire aux lèvres, tout en mêlant ses doigts aux siens.

— Il y a des gens.

— Je sais.

Son sourire s'agrandit et Henri ne put que dessiner lui aussi un visage souriant. Ça rendait heureux de voir les autres l'être. Si Henri était heureux, Daniel l'était aussi et inversement. Le monde tournait comme ça et finalement ce n'était pas si compliqué à comprendre.

— Je vais mourir Henri.

— Je sais.

Autour d'eux les enfants riaient en essayant de s'attraper et une odeur de chocolat chaud enivrait l'air froid qui faisait rougir leurs joues. Puis d'un seul coup, ils s'embrassèrent furtivement quelques secondes, les doigts engourdis. Durant l'instant où leurs lèvres se retrouvèrent Henri pensa qu'il n'avait plus le temps d'avoir peur. 

Il voulait montrer au monde entier qu'il avait le droit d'être amoureux. Ils se séparèrent aussi vite qu'ils s'étaient rapprochés mais c'était déjà ça de pris sur la vie. C'était leur revanche sur leur histoire. 

Autour d'eux les chants de noël accompagnaient la mélodie des battements de leurs cœurs.

Ils sont dans le grand lit, posés contre des coussins moelleux, un édredon les protégeant du froid et du monde extérieur. Ils sont seuls, ils sont bien. La tête de Daniel repose sur l'épaule de celui qui le regarde avec les yeux de quelqu'un qui entrevoit tout ce que l'homme a découvert de plus beau. Ses yeux se ferment doucement ; épuisés par ces journées qui s'enchaînent comme les dernières, inéluctablement.

— Dani ?

— Mmm ?

Henri lui secoue tendrement le bras tout en lui posant un baiser sur le nez pour la maintenir éveillé.

— Attend, j'ai quelque chose d'important à te dire.

Daniel relève la tête et ancre ses yeux dans ceux d'Henri qui le regarde avec sérieux.

— Je voulais te dire quelques mots de mon cœur :

Joli oiseau, quitte ta cage,

Va vers ma bien-aimée,

Niche toi dans son corsage,

Dis-lui combien je suis emmerdé. Se met-il à fredonner sous le regard entendu de Daniel.

— Beckett, n'est-ce pas ?

— Toujours.

Toujours. Quel mot étrange pour désigner une rencontre banale un soir, dans une bibliothèque. Henri se redresse brusquement prenant les mains de Daniel dans les siennes.

— Dani, je t'aime. Je voulais que tu le saches avant. Avant quoi, je ne sais pas, peut-être avant que mon cœur ne se brise en même temps que le tien ne ralentisse. Je n'ai jamais arrêté de t'aimer une seule seconde durant toutes ces années. C'est comme ça, je n'y peux rien. Je n'ai pas besoin de te dire quelques mots de mon cœur parce qu'il t'appartient déjà et que ça a toujours été le cas. Alors Dani, tous les rois et les prêtres du monde pourront dire à quel point c'est impur, tu es la plus belle chose qu'il me soit arrivé.

Des larmes coulent sur les joues de Daniel mais son sourire les efface. Un sourire assez grand pour abriter les étoiles les plus brillantes de leur constellation, un sourire qui dit je t'aime, merci et tout ça à la fois. Un sourire qui remplace même les plus beaux discours et les baisers les plus passionnés.

C'est ce que nous appelons gagner la sortie, finit-il par dire en reniflant à travers ses larmes. Henri les essuie d'un geste tendre du pouce sur les pommettes.

— La sortie ? Je dirai l'entrée plutôt. Tu n'entends pas les spectateurs mon amour ? C'est à nous de monter sur scène.


Daniel est mort trois jours plus tard à l'hôpital dans les bras d'Henri. Il neigeait. Henri eut envie de pleurer et cette fois-là il pleura. Il pleura cette douleur d'avoir perdu son amoureux, lui qui ne rirait plus jamais en faisant de la concurrence aux étoiles. Il pleura comme un homme, le cœur brisé, sans s'arrêter, des sanglots secouant son corps. 

Quand les larmes se tarirent enfin, il avait arrêté de neiger et le dernier flocon s'était posé.

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