Chapitre 7

[Petit croquis de Léandre]

Léandre avait hésité.

Il avait jeté un œil à l'appel d'Océane avant de consulter sa montre. Il était près de vingt-trois heures trente et un vieil ami de Pablo venait à peine de partir. Nayla avait entraîné Léandre à la petite table occupée par les deux hommes et ils avaient joué aux cartes en râlant sur les échos lointains de la musique.

— Raphaël n'a pas intérêt à se pointer maintenant ou je lui fais passer l'envie de nous casser les oreilles avec son bruit... Ce n'est pas de la musique, pas vrai ?

Le débat sur les goûts musicaux du petit groupe s'était éternisé plus longtemps que prévu. Léandre s'apprêtait à remonter les escaliers et à enfoncer sa figure dans l'oreiller quand il s'arrêta aux pieds des marches. L'écran de son téléphone affichait le nom de sa meilleure amie ainsi qu'une photo peu flatteuse qui devait dater du lycée.

Léandre hésita si longtemps qu'il fallait louper l'appel. Il décrocha au dernier moment.

— Oui ?

— Léandre ? J'ai cru que tu n'allais pas décrocher.

La voix enjouée d'Océane remua quelque chose au fond des entrailles de Léandre. Il prit une inspiration qui résonna dans la cage d'escalier et se laissa glisser sur la première marche.

— Oui... Enfin, désolé, j'allais me coucher.

— J'ai oublié de vérifier l'heure qu'il est en France. Il doit être quoi ? Vingt-et-une heures ?

— Vingt-trois heures trente.

Océane ne se laissa pas abattre. Si Léandre ne partageait pas son enthousiasme, elle en avait assez à revendre pour deux. Son ami la laissa dépeindre en long et en large combien son départ avait été une expérience exaltante, combien l'Australie l'avait dépaysée.

— Les paysages, les animaux, la culture. J'essayerai de t'envoyer des photos, mais je suis débordée ces derniers jours. Je prends tout juste mes marques, mais il y a tant à faire. Là-bas, on se rend compte à quel point c'est éphémère et à quel point c'est urgent d'agir.

— Je suis content si tu t'y plais.

— Je ne suis pas là pour faire du tourisme, rectifia Océane, avec cette forme d'aplomb teinté d'une indulgence qui lui manquait souvent.

Océane avait toujours impressionné Léandre et à juste titre. Elle abordait les passants quand ils jetaient leurs mégots de cigarette sous son nez, leur expliquait que ce seul mégot polluait cinq cents litres d'eau et ne se démontait jamais. Elle n'avait aucun mal à tenir tête à ceux qui l'insultaient copieusement en se figurant qu'écolo s'ajoutait désormais à une longue liste des insultes.

Lorsqu'en janvier, elle avait annoncé à Léandre son désir d'en faire plus pour la cause et de se sentir utile, il n'avait pas été étonné. Océane n'arrivait plus à se satisfaire de leur activité militante en France. Les manifestations dédiées à la jeunesse dans les rues des plus grandes villes étaient quelque chose. Se rendre dans les régions du monde directement affectées par le réchauffement climatique en était une autre. Léandre n'avait pas imaginé qu'elle puisse précipiter à ce point son départ. Il avait imaginé à tort qu'elle attendrait un peu, au moins l'année suivante. Elle avait objecté en assénant qu'ils n'avaient pas le temps de repousser à demain ce qui devait être fait. Le pire était encore qu'elle avait raison et que pour être renseignée sur le sujet de la crise climatique, Léandre savait que l'urgence qu'elle représentait ne pouvait pas patienter.

Il s'était senti égoïste quand elle lui avait annoncé son départ imminent pour l'Australie où elle assisterait une association active et réputée pour ses nombreuses actions. Léandre avait ressenti une pointe de jalousie et de déception. Océane ne l'avait pas attendu pour s'en aller. Leur engagement était ce qui les réunissait et que son amie s'en aille sans lui, cela ressemblait à une trahison.

À un abandon.

Léandre n'avait rien dit. Océane n'avait pas besoin de connaître cette faiblesse et il ne supporterait pas qu'elle s'en veuille de partir, d'agir pour le mieux.

— J'ai remarqué que tu étais moins actif ces derniers temps sur insta. Depuis que je suis partie en fait. C'est tes parents ? Si ça t'arrange, je peux prendre le relais.

Léandre s'humecta les lèvres. Océane ne savait pas. Il s'était gardé de lui raconter son départ, moins impressionnant que le sien, moins honorable aussi. Il ne se sentait pas capable de traverser le globe pour prêter main forte à Océane et aux nombreux autres qui avaient renoncé à leur vie pour sauver l'avenir des autres. Pour espérer limiter la casse du moins et Léandre ne pouvait imaginer un sacrifice plus honorable que celui-ci.

— En fait, je travaille dans un hôtel en Ardèche. J'ai prévenu les responsables. Quelqu'un devrait gérer les réseaux de l'asso pendant mon absence.

Un silence incrédule lui répondit. Un silence qui s'éternisa un peu trop au goût de Léandre.

— Tu... commença Océane.

— Je ne t'ai pas prévenu.

J'imagine que je l'ai bien cherché, lâcha-t-elle avec un petit rire.

Léandre commença à lui raconter la routine qui s'était installée et qui n'était pas pour lui déplaire. Il avait horreur de l'imprévu et Océane était bien placée pour le savoir. Elle prévoyait toujours à l'avance chaque activité, même celles qui n'exigeaient pas de préparatifs et Léandre avait à sa charge une partie de l'organisation des manifestations. Il avait assuré à ses aînés et fondateurs de l'association qu'il préférait avoir le programme en tête. D'une part, cela pesait comme argument auprès de ses parents qui avaient toujours eu du mal à envisager que leur fils puisse s'investir dans quoi que ce soit qui nécessite de mettre le nez dehors. De l'autre, cela permettait à Léandre de réduire sensiblement son appréhension.

Il alla jusqu'à évoquer le groupe qui habitait non loin de l'hôtel, sans les nommer et sans expliquer le cas un peu particulier de Raphaël.

Pendant des années, il n'avait rien eu à raconter à Océane. Elle était plus friande d'aventure qu'il ne le serait jamais, plus courageuse aussi et elle était d'une nature moins secrète. Cela ne la dérangeait pas de raconter à son ami l'énergie qu'elle employait à expliquer à ses parents pourquoi il était nécessaire de réduire sa consommation de viande, pourquoi il valait mieux privilégier les fruits et légumes de saison, sans oublier le combat quotidien que représentait son alimentation végétarienne.

Léandre trouva presque intimidant le silence religieux d'Océane qui ne l'interrompit pas une seule fois.

— Je suis impressionnée tu sais, dit-elle soudain.

Le cœur de Léandre marqua un battement douloureux au creux de sa cage thoracique. Il déglutit, ouvrit la bouche et la referma. Ils n'étaient pas portés sur les compliments, sur les déclarations d'amitié à n'en plus finir.

— Il n'y a pas de quoi, croassa Léandre.

— Tu es parti à l'autre bout de la France pour un job !

— Et toi à l'autre bout du monde ! Il n'y a pas de quoi se vanter et puis... ce n'est pas comme si j'avais eu le choix de partir.

La question qui suivit, celle que Léandre aurait sûrement esquivé de toute façon, fut étouffée par la surprise. Un flash éclaira l'entrée de l'hôtel, à peine éclairée par une petite lampe qui trônait sur le comptoir. Léandre se redressa d'un coup, tous les sens alertes, prêt à se défendre avec ce qu'il avait sous la main, à savoir sa chaussure. Il découvrit Raphaël, accroupi devant la porte que Pablo avait laissé entrouverte malgré ses reproches au cours de la soirée. L'objectif de son appareil photo pointait en direction de Léandre comme la gueule béante d'un monstre.

— Léandre ? appela la voix lointaine d'Océane.

— Oui, haleta l'intéressé.

Hébété, il battit des cils. Des points noirs restaient accrochés à la surface de ses yeux comme une nuée d'insectes et un bourdonnement vrillait à ses oreilles. Son cerveau lui jouait des tours et injectait dans ses veines une peur qui n'avait pas lieu d'être. Il se sentait en danger. Vraiment en danger, comme si son père avait traversé la France jusqu'ici pour le ramener à la maison. Comme si Raphaël représentait une menace en soi, comme s'il avait à craindre. La noirceur qui s'accumulait derrière lui appartenait à la nuit, mais peut-être pas seulement.

La part de Léandre qui régissait l'appréhension, la peur du jugement et de l'isolement, désignait Raphaël comme un prédateur. En réalité, elle craignait qu'il parvienne à sauver Léandre.

Il pensa à ses grands rires, à son assurance un brin insolente et à ses sourires faux.

— Il faut que je te laisse, réussit-il tout juste à articuler avant de raccrocher.

Il laissa tomber son téléphone sur la marche avec une telle violence que l'écran aurait pu voler en éclats.

— Ne fais plus... jamais ça, exhala-t-il alors que Raphaël approchait prudemment dans l'entrée.

— J'ai remis ça, hein ?

Sa chemise pendait sur ses épaules nues, ouverte jusqu'au dernier bouton. Seul le pantalon bordeaux retenait les pans largement ouverts et la part de l'esprit de Léandre qui avait su rester rationnelle nota qu'il aurait aimé avoir l'audace d'assumer des couleurs aussi vives.

La part dont Léandre avait honte s'agitait et lui soufflait de se méfier. Voir de battre en retraite et de filer dans sa chambre sans décrocher un mot de plus. Il secoua la tête et rétorqua :

— Tu as remis quoi ?

— Je t'ai fait peur.

Léandre souffla un rire nerveux. Raphaël s'accroupit devant lui pour se trouver à sa hauteur. Ce dernier se pencha en avant, ses cheveux imitèrent le mouvement que Raphaël observa, fasciné par leur finesse. Parce qu'il n'avait pas envie de parler de sa peur, Léandre le nargua :

— Tu n'as pas besoin de te baisser. Tu n'es pas si grand.

— Toi non plus.

— J'ai l'impression d'être un enfant qu'on a besoin de rassurer.

Une lueur dansait dans le regard de Raphaël et le poids de celui-ci clouait Léandre à la marche sur laquelle il était assis. Il aurait sûrement vacillé s'il avait été debout.

— Je ne te vois pas comme un enfant, nia Raphaël.

— Comme une cause perdue alors ?

— Non plus. En fait, je...

— Je ne suis pas sûr d'avoir envie de savoir.

Il n'était pas sûr qu'il supporterait d'entendre une version différente de celle qu'il espérait. Cette proximité le perturbait au plus long point, tout comme la tension qui s'engouffrait dans chaque silence, dans chacune de leurs hésitations. Léandre se fustigeait que leurs discussions ne soient pas plus naturelles et que tout ne soit pas si simple.

— Tu appelais quelqu'un ? Une amie ?

— Mon ex.

Léandre examina la réaction de Raphaël qui resta stoïque. Finalement, il acquiesça. La lumière diffuse hérissait sa figure d'ombres brutes, comme si son visage avait été coulé dans du bronze.

— Dure, la distance. Elle est loin, nan ?

— Tu écoutais aux portes ? s'enquit encore Léandre en haussant un sourcil vaguement amusé.

— Non, je suis arrivé au mauvais moment, j'imagine.

Raphaël faillit perdre l'équilibre en passant une main dans ses cheveux. Il souriait, conscient qu'il plaidait une cause qu'il lui serait difficile de défendre. C'était louche, d'écouter les conversations des gens et de les surprendre en les prenant en photo.

— Elle est partie en Australie, finit par admettre Léandre en détournant le visage.

Cette fois, Raphaël ne pouvait pas lui tourner le dos pour estomper un peu sa nervosité. Chaque fois qu'il prenait la parole, Léandre craignait de ne pas trouver ses mots. Parler demandait un effort de concentration. Il fallait être rapide, impactant, ne pas s'éterniser sur des détails sous peine de voir l'interlocuteur décrocher, se désintéresser. Avec sa tendance à analyser les comportements de son entourage, Léandre avait intégré cette idée très tôt. Il avait alors commencé à craindre les prises de parole, même face à une seule personne.

— On fait partie d'une association environnementale sur Le Mans. C'est là qu'on s'est rencontrés.

— Je ne savais pas tu faisais partie d'une asso', murmura Raphaël. Je m'étais toujours dit que j'aimerais en intégrer une, mais je n'ai jamais sauté le pas.

— L'engagement, ce n'est pas très séduisant, avança Léandre.

— Tu trouves ?

Les rares fois où il avait eu l'occasion d'en parler à des camarades de classe, il s'était heurté à de l'incompréhension. Plutôt que de pratiquer un sport ou une activité artistique, Léandre dédiait son temps à l'association et à toutes les tâches qui la maintenaient à flot.

Raphaël paraissait sincère dans son admiration.

— Je n'avais pas l'intention de te faire peur. J'avais oublié le flash et... il faut croire que je suis un photographe un peu rouillé.

Raphaël agita l'appareil photo sous le nez de Léandre qui ne trouva rien de mieux que de loucher sur ses ongles peints en doré. Raphaël était désormais assez proche pour qu'il puisse humer la fragrance de sa peau mélangée à celle du chlore. Les boucles de ses cheveux, encore humides, étaient alourdies par l'eau de la piscine et une goutte cheminait le long de sa tempe.

— Tu me montreras la photo ? demanda Léandre, d'une voix qu'il espéra dégagée.

— Je la supprimerai si elle ne te plaît pas, promit Raphaël.

— Je jugerai si tu es rouillé ou non.

Le compromis soulagea Léandre qui allongea le bras pour essuya la goutte d'eau qui achevait sa course quelque part sur la mâchoire ciselée de Raphaël. Celui-ci ouvrit de grands yeux sur le geste et ne bougea pas d'un cil. Il attrapa la main de Léandre au vol

— Tu as bu, lâcha finalement Léandre. Tu le caches bien.

— J'avais quelque chose à fêter.

— Quoi ?

— Ta promesse de me dédier un peu de ton temps.

Raphaël effleura de son pouce la paume de la main de Léandre. Sa caresse glissa jusqu'au bout des doigts et il les mêla aux siens avant de proposer :

— Tu m'escortes jusqu'à ma chambre ? Je pourrais ne plus la retrouver.

Le sourire effronté de Raphaël adoucit l'expression scandalisée de Léandre.

— Là, tu me fais peur.

Ce n'était pas tout à fait vrai, mais un rire bref résonna dans la cage d'escalier. L'écho ressemblait au son d'un instrument désaccordé et avant que Léandre ne s'en inquiète, Raphaël sauta sur ses pieds. Il passa la sangle de son appareil photo autour de son cou et planta un baiser sur le sommet du crâne de Léandre.

— Désolé.

Il passa à côté de lui pour monter les marches en trottinant. Sans un regard pour le trouble de Léandre, pour ses mains qui tremblaient sur ses genoux. Raphaël soufflait le chaud et le froid avec une aisance fascinante, peut-être même menaçante. Il se retourna et, à le voir s'en aller, Léandre se dit qu'il avait un sens du danger bien à lui. Raphaël ressemblait à un équilibriste qui se gavait de l'adrénaline et qui n'existait qu'à travers elle.

Léandre se demanda s'il ressentait lui aussi ce vertige au creux du ventre.

— Raphaël ?

L'intéressé se retourna, un sourire inchangé sur les lèvres. Son sourcil levé semblait demander à Léandre s'il avait changé d'avis pour l'accompagner à l'étage et pas plus loin.

— Ce n'était pas mon ex.

Le rire de Raphaël s'éternisa jusqu'à ce qu'il eût refermé la porte de sa chambre derrière lui.

Un chapitre pour vous en dévoiler davantage sur Léandre et accessoirement vous présenter Océane. 

Il me semble que c'est la première fois que j'évoque très concrètement le militantisme de Léandre et son engagement. C'est un sujet qui me tient très très à coeur et il a une place importante dans cette histoire. 

Je m'excuse de ne pas avoir posté la semaine dernière, j'ai été bien bien malade et si tout est déjà écrit, je n'avais pas le coeur à poster. 

Je précise aussi que j'ai terminé le 31 août l'écriture d'Adieu, demain. Pour ceux qui craignent l'abandon d'une histoire, ça n'arrivera pas pour cette romance. Je me laisse le temps de dire adieu à mes personnages avant d'attaquer la réécriture, parce que ce n'est jamais vraiment terminé. Vos retours pourront m'aider ;))

Bonne fin de semaine !

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