Chapitre 6

[Wendy]

Raphaël s'adossa au frigo et récupéra le verre d'eau qu'il avait abandonné. S'il se penchait rien qu'un peu, il apercevrait la silhouette de Léandre s'éloigner. Il aurait remarqué la manière dont il titubait et la nette claudication de sa jambe gauche. Il ne pouvait pas le forcer à rester, pas plus qu'il pouvait le retenir.

Un sourire désabusé franchit ses lèvres. Depuis combien de temps exactement n'avait-il plus eu envie de rattraper quelqu'un, de croiser sa route, de lui adresser ne serait-ce que quelques mots ? C'était paradoxal, la manière dont il avait l'impression de s'enfoncer plus profondément que jamais dans le noir, mais aussi de retrouver un semblant d'intérêt, un semblant d'excitation pour ce qui l'entourait.

Pendant des années, il avait été incapable de savourer la caresse d'une brise fraîche. Il avait été incapable d'apprécier sincèrement la présence de quiconque sans avoir l'impression qu'on lui arrachait cette joie factice. Sans savoir qu'il n'était pas heureux et qu'il se convainquait seulement de l'être.

L'espace d'un an, il avait chassé les ombres. Il avait voyagé, profité de nouveaux horizons en caressant l'espoir de s'y construire. L'appel de son père lui avait assuré qu'il avait beau s'en éloigner, les ombres le suivaient à la trace. Un pincement au cœur froissa la poitrine de Raphaël. Ne valait-il pas mieux éloigner Léandre de lui, ne serait-ce que pour le préserver ? L'autre soir, il lui avait offert son aide sans savoir s'il en était capable et il avait été plus d'une fois tenté de se raviser. Quitte à passer pour un lâche. Cela n'aurait pas été la première fois.

Face à Léandre, il avait abandonné ces beaux principes. Il l'avait approché et Léandre ne l'avait pas repoussé. Il avait même accepté de lui accorder du temps et avait assuré en avoir envie.

Raphaël aussi en avait envie. Peut-être trop pour qu'il ne prenne pas peur.

Il trempa ses lèvres dans le verre d'eau et en vida le contenu d'une grande gorgée. Il se serait volontiers éclaté le crâne contre la porte du frigo pour remettre de l'ordre dans ses pensées. Dans cette demi-mesure horripilante.

Il n'eut pas le temps de mettre son projet à exécution que Casimir fit irruption de la cuisine en trottinant. Il rafla le verre de Raphaël et prit d'assaut le robinet pour boire bruyamment. Son ami secoua la tête avec un petit sourire.

Casimir était irrécupérable et ce n'était pas faute de le lui avoir signalé.

— Il y avait un gars avec toi, déclara-t-il soudain, avec un sérieux qui prit Raphaël de court.

— Ce n'est pas une question, j'imagine.

— Tu ne nous as pas parlé de lui. On ne l'a jamais vu dans le coin, si ?

— Non, il est tombé sur une annonce sur internet. Il n'a jamais mis les pieds en Ardèche. Enfin, de ce que j'en sais.

— C'est grâce à lui que le vieux ne t'a pas encore achevé.

Raphaël s'efforçait de ne pas avoir l'air sur ses gardes. Il sentait cette tendance à basculer sur la défensive comme s'il craignait d'être pris la main dans le sac ou comme si Léandre avait besoin d'être protégé.

— Sûrement.

En réalité, il en avait bien assez fait pour Raphaël. Assez pour qu'il ait envie de lui rendre la pareille.

— Il s'appelle Léandre, lança Wendy en pénétrant dans la cuisine, le chat alangui dans ses bras.

— Le nouveau copain de Raphaël ? renchérit Casimir, en croisant les bras après avoir reposé le verre dans le lavabo qui débordait déjà de vaisselle.

— Je pensais à ma prochaine cible, mais on peut partager, Raphaël, si tu as envie ?

L'intéressé laissa sa tête roulée sur la surface du frigo. Ce genre de drague un peu lourde ne lui faisait aucun effet, mais il n'eut qu'à croiser le regard de Wendy pour baisser un peu sa garde. Pour réprimer un sourire et pour se prendre au jeu. Casimir s'était rembruni et cherchait le regard de son ami qui l'évita en toute connaissance de cause.

Casimir n'avait pas caché son intérêt pour Wendy et avec sa délicatesse légendaire, les chances pour que cela lui ait échappé étaient inexistantes.

Raphaël acquiesça avec énergie. Léandre n'apprécierait pas qu'on parle de lui comme de leur prochain repas et s'il n'avait pas eu une semaine pour cerner le personnage fantasque de Wendy, il aurait pu la croire sérieuse. Croire qu'elle puisse avoir des vues sur Léandre et que sa proposition de le partager était sérieuse.

En fait, Raphaël avait changé d'avis à son sujet depuis son arrivée qui l'avait forcé à s'exiler dans l'hôtel aux roses. Il avait découvert une fille d'une rare intelligence, sensible, volontaire et surtout douée d'une intuition comme il en avait croisée peu.

— Qu'est-ce que tu en penses, Cas' ? insista Wendy, en lui offrant son sourire le plus angélique.

Un grondement inarticulé lui répondit et Raphaël dut se faire violence pour ne pas perdre son sérieux. Wendy gonfla les joues. Elle allait craquer, éclater d'un rire tonitruant, quand son complice reprit en lui adressant un clin d'œil appuyé :

— Moi, j'en pense qu'il a l'air trop sage pour toi.

— Tu te portes volontaire ?

Raphaël croisa le regard de Casimir qui trahissait nettement son incompréhension. Il essaya d'étouffer son éclat de rire en une toux, mais Bastet sauta des bras de Wendy en feulant. Casimir bondit pour éviter le chat qui se faufila entre ses jambes et prit la fuite en direction de la cuisine. Wendy s'approcha de lui, les lèvres pincées sur un rire.

— Bien joué, lui glissa-t-elle, dans un murmure étonnamment discret.

— Je te retourne le compliment.

— Bien joué, mais je ne suis pas dupe et...

Du coin de l'œil, Raphaël devina le visage cramoisi de Casimir. Ce n'était pas tant la proximité de son ami avec une fille qui l'embarrassait, mais plutôt l'aisance avec laquelle Wendy se jouait de lui. D'ordinaire, ce rôle lui revenait. Il n'était pas allé imaginer qu'une fille puisse lui voler sa place et avec plus de talent qu'il n'en aurait jamais.

— On ne joue pas avec les filles.

— Si tu as envie de lui faire entrer dans le crâne que les filles peuvent aussi profiter de leurs vacances, j'ai peur qu'il te faille plus que quelques sous-entendus.

— Crois-moi, quand il s'agit de faire bouger les préjugés, je peux être plus patiente et plus butée que n'importe qui.

Raphaël lui adressa un rictus entendu. Elle ne s'intéressait pas à Léandre, pas plus que Casimir devait craindre la concurrence. En fait, Wendy avait amené Raphaël à entrer dans son jeu pour que son ami ne s'imagine pas disposer d'un quelconque droit sur son corps. Pour qu'il ne la prenne pas pour acquise.

Il n'avait jamais été question de distribution et de cibles à se partager. Déjà parce que l'idée était vulgaire et ensuite parce qu'elle avait beau se moquer des injonctions qui poussaient les femmes à se préserver pour ce qui devait être, dans l'imaginaire collectif, l'homme avec lequel elle fonderait une famille bien rangée, elle ne réduirait jamais personne au statut de proie.

Le panache de Wendy et son énergie inépuisable amena Raphaël à penser qu'elle pourrait peut-être changer Casimir et ses préjugés à l'égard de la gent féminine. Ce qui n'était rien de plus qu'une sorte de sexisme inconscient, tellement ancré dans la société que ceux qui le pratiquaient ne le réalisaient même pas.

— Je vais vous laisser, trancha soudain Casimir, avec ce qu'il lui restait d'assurance et un soupçon d'amertume pour la complicité des deux autres.

— Attends, on va avoir besoin de bras en plus pour préparer. On mange au bord de la piscine ?

Raphaël opina et Casimir, encore un peu froissé par un tour qu'il n'avait pas très bien compris, nécessita plus d'effort pour le convaincre.

— On aurait besoin de toi pour les cocktails, avança Wendy.

— Tu ne devais pas emmener ta... créature chez le véto ? demanda Casimir avec une nette mauvaise foi.

— J'ai pris rendez-vous pour demain et je devrais être en pleine possession de mes moyens d'ici là.

Les mains enfoncées dans ses poches, la mine refrognée, Casimir ressemblait à un enfant auquel on aurait refusé un caprice.

Ou peut-être à un garçon qui avait pour habitude d'obtenir tout ce qu'il voulait.

Wendy ne lui résistait, elle était seulement occupée à lui rappeler que si on ne reprochait pas aux hommes de multiplier les conquêtes, de prendre du bon temps en vacances, il n'y avait pas de raison que cela soit refusé aux femmes. Pendant que Raphaël se faisait petit derrière le bar, elle se planta devant lui et se pencha pour s'immiscer dans son champ de vision.

Le craquement d'un paquet de chips les rappela à la réalité et, derrière le bar, Raphaël balbutia une bordée d'excuses. Il vida le paquet dans un bol et allait se rabattre sur ce qu'il restait dans les placards – à savoir pas grand-chose après une semaine de colocation – quand Casimir lui lança :

— T'assures pas, mec !

— Je l'aime bien, moi.

— On ne va pas se tirer dans les pieds pour une fille, hein ? bougonna Casimir.

— Je ne l'intéresse pas.

— Moi, je n'arrive pas à la suivre. Où est-ce qu'elle a encore filé ?

— Elle est allée rejoindre le seul mec sain d'esprit de nous trois.

Raphaël aperçut la silhouette de Wendy à travers la baie-vitrée. Elle retirait son top pour dévoiler un haut de maillot de bain couleur cerise avant de s'asseoir à côté d'Anton. Celui-ci profitait d'un bain de soleil avant que le crépuscule emporte ses derniers rayons. Casimir avait détourné le regard par pudeur tandis que Raphaël songeait à cet élément que le père d'Anton leur avait imposé. Elle l'avait surpris en s'intégrant à leur groupe pour y léguer son inaltérable énergie et à l'observer, Raphaël avait comme l'impression qu'elle pourrait être ce cordon qui lirait. Qui les empêcherait de voler en éclats, de réaliser que leurs différences qui s'étaient affirmées avec le temps ne les sépareraient pas forcément.

Un de ces fils, curieux, inattendus, mais qui ne tarderaient plus à être essentiels.

Elle était cette inconnue qui avait brisé sans le savoir leur routine vacancière en tout juste une semaine. Raphaël était persuadé qu'il s'agissait d'un super-pouvoir.

Ou d'un sort concocté aux côtés de son chat noir dans l'intimité de la chambre qu'elle lui avait prise. Venant de ce personnage haut en couleurs, rien ne pourrait étonner Raphaël.

Casimir s'affaira malgré tout à réaliser les cocktails que Wendy lui avait demandés. Raphaël acheva le plateau repas improvisé et le déposa sur la petite table basse sous le nez d'Anton. Ce dernier l'examina avec attention et décréta :

— Il faut absolument qu'on aille faire quelques courses.

Wendy lui proposa de proposer quelques sachets de fruits secs qui lui restaient. Cela ne suffirait pas à chasser la nette réticence d'Anton. Ils n'avaient fait aucun effort en matière de nourriture depuis leur arrivée. Si l'admettre ressemblait un peu trop à un aveu de faiblesse, celui que Raphaël présentait comme le garçon le plus sain d'esprit du groupe craignait de ne plus être capable d'avaler quoi que ce soit s'ils poursuivaient ce régime.

Raphaël laissa Casimir s'occuper de ramener les cocktails et jeta un œil à son portable abandonné sur la table. Sa mère l'avait appelé vingt minutes plus tôt. Deux fois. Un réflexe nerveux amena Raphaël à consulter l'heure. Il était presque vingt heures. Assez tard pour qu'il repousse au lendemain l'appel à sa mère qui ne manquerait pas de le noyer sous une bordée de reproches formulées en algérien, sa langue maternelle.

Raphaël hésita avant de rejoindre le petit groupe dehors. Le soleil ne tarderait plus à disparaître et il distinguait déjà plus que des traces éparses qui s'effilochaient derrière le feuillage des arbres. Sur le rebord de la fenêtre reposait son appareil photo.

Raphaël s'était payé ce petit bijou avec son propre argent. Son père aurait largement eu les moyens de le lui payer sans avoir à ressentir le manque dans ses comptes en banque, mais son fils avait tenu à le payer seul. Il avait photographié nombre de leurs séjours en Ardèche, sans compter l'année de voyage à travers le monde. L'ordinateur de Raphaël croulait sous les dossiers et sous ces paysages, sous ces visages qu'il n'associerait bientôt plus à aucun prénom, à ces cultures passionnantes.

Il avait capturé ces fragments pour ne pas risquer de les oublier. Les sourires des inconnus, des amis de quelques jours et des âmes généreuses des locaux n'auraient plus jamais la même saveur. En remettant les pieds en France, Raphaël avait eu la déception de réaliser qu'il avait beau immortaliser ses voyages, la photographie n'avait pas le pouvoir d'enfermer la joie éphémère qui l'avait traversé.

Il hésita encore un peu, allongea le bras vers l'appareil photo et céda. Il avait envie de suspendre encore un peu le cours du temps. Ne serait-ce que pour les autres. Il voulait leur laisser ces photographies pour qu'ils les consultent un jour, une boule de nostalgie logée au creux de la gorge.

Raphaël s'arma de son appareil photo, quitta la maison pour la terrasse ombragée et baignée par les lueurs fauves du crépuscule et sourit. Anton s'était étouffé avec une gorgée de son cocktail que Casimir avait un peu trop chargé en alcool de ce que Raphaël avait aperçu. Wendy lui assenait de grands coups dans le dos tandis que Casimir éclatait d'un rire tonitruant et faillit tomber du transat.

Un éclat aveuglant fendit la pénombre qui tombait sur la maison. Le groupe, pris la main dans le sac, se figea. Anton hoqueta et exhala un :

— Traître !

Raphaël modela des souvenirs.

Les vacances pouvaient commencer.

Un peu de légèreté et une ambiance vacances. C'est assez particulier à écrire et ceux qui me lisent depuis un moment savent que je n'écris absolument pas ce registre. J'espère ne pas sonner trop faux.

C'est aussi assez compliqué à doser entre les sujets sérieux et quelque chose de plus léger. Il est probable que j'ai mal doser à certains moments, vous pouvez me le signaler et c'est de toute façon quelque chose que je reverrai lors de la réécriture (qui promet d'être un sacré chantier !). 

Que pensez-vous de la dynamique du groupe ? Wendy n'a pas son pareil pour la bouleverser. 

Passez une belle fin de journée !

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