Chapitre 4

[Crayonné rapide de Nayla]

Raphaël battait des bras, ruait, avalait l'eau par gorgées entières, mais son assaillant tenait bon. Une main solide accrochée à sa nuque le maintenait sous la surface et il avait beau se tordre, se contorsionner, il n'était pas de taille. Pour cause, ils étaient deux à avoir jurer sa défaite et l'un était même un nageur hors pair.

Raphaël n'avait véritablement aucune chance.

Ce ne fut que lorsqu'il ploya, que lorsqu'il consentit à baisser les armes et à se laisser couler, que la poigne qui le maintenait immergé s'allégea. Elle ne se défit pas dans l'instant, comme pour se délecter de la défaite de Raphaël.

Il s'était laissé couler. Il avait admis son infériorité. Il avait perdu.

Enfin, il put crever la surface de la piscine. Il ouvrit grand la bouche pour aspirer une profonde goulée d'air. Casimir, hilare, s'éloignait d'une brasse souple comme pour le narguer. Entre deux hoquets douloureux, Raphaël réussit à expirer un chaotique :

— Deux contre un ! Vous n'avez... aucune... dignité !

— Apprends à accepter la défaite, Raphaël. Tu ne fais pas le poids !

Anton s'éloignait prudemment jusqu'au bord de la piscine. Il préférait éviter qu'une vengeance bien sentie lui tombe dessus et si Raphaël était occupé à cracher ses poumons, les yeux rouges de chlore, il n'en restait pas moins méfiant. Son ami était tout à fait capable de le tromper et de se jeter sur lui pour le laisser agoniser à plat ventre au fond de l'eau.

— On aurait dû le laisser remonter plus tôt, avança Anton.

— Tu crois ?

— On ne tient pas tous trois minutes en apnée sous la flotte, Cas' ! larmoya Raphaël.

L'intéressé barbottait tranquillement de l'autre côté de la piscine. Un sourire fier décorait ses lèvres. Il était tout à fait dans son élément. Après quinze ans de natation, l'eau était ce qui avait de plus naturel pour lui, au point où Raphaël doutait qu'ils parviennent à le couler, Anton et lui, même en faisant alliance. Casimir restait le participant invaincu à leurs jeux depuis l'enfance. L'idée qu'ils n'avaient aucune chance avait dû traverser l'esprit d'Anton puisqu'il avait préféré se ranger du côté de Casimir.

Traître.

Raphaël passa la tête sous l'eau un bref instant, en s'assurant que le danger principal se tenait à une distance raisonnable de lui et chassa les gouttes prisonnières de ses cils. Ses cheveux noirs s'échappaient de l'élastique avec lequel il les avait disciplinés tant bien que mal. Il avait également retiré ses bracelets et ses pendants d'oreilles avec une réticence qu'il avait gardée pour lui.

La piscine avait été construite à l'arrière de la petite maison du père d'Anton. Protégée de la végétation par un petit muret en pierres, des plantes grimpantes rongeaient malgré tout les dalles. Le propriétaire des lieux avait demandé à son fils de retirer la mauvaise herbe autour de la piscine dans une longue liste de recommandations accompagnée par une photo d'une plage noire de monde à Nice, sans préavis et sans transition. Casimir avait soupiré lourdement et Raphaël avait jugé que cette nature qui rongeait la pierre, qui bravait les rayons du soleil, faisait le charme de la piscine. Il avait presque l'impression de se trouver dans un point d'eau naturel, intact, car préservé de l'empreinte de l'homme.

Raphaël se rappelait encore avoir été émerveillé la première fois qu'il avait mis les pieds en Ardèche. Cachée derrière la maison et à l'abris des regards, la piscine ressemblait à un trésor à moitié ombragé par un arbre dont les feuilles les plus basses chatouillaient l'eau immobile. Immobile, mais jamais pour bien longtemps. Avec l'insouciance propre à l'enfance, sans penser au regard du père d'Anton qui veillait, les mômes s'étaient empressés de se dévêtir pour crever la surface dans une nage approximative et dans un concert de cris.

S'il y avait une chose qui n'avait pas changé, c'était bien cela. La piscine, l'eau fraîche, le soleil mordant. Raphaël s'approcha d'Anton qui s'était réfugié dans un coin. Il le vit déglutir, craindre les représailles, comprendre que son heure était venue avec un sens de l'exagération bien à lui... et réaliser que Raphaël se payait sa tête. Celui-ci emprunta juste les marches qui menaient au bassin pour sortir de l'eau, un sourire au coin des lèvres.

— Traître, susurra-t-il.

Il n'y avait pas le père d'Anton pour tempérer leurs jeux. Raphaël se laissa choir sur le transat et piqua une chips dans le bol qu'ils avaient préparé sans se soucier de la présentation. Leurs apéros se résumaient à cela, à ce qu'ils pouvaient trouver de plus gras au supermarché de Largentière et des bières, parfois des sodas, histoire de ne pas être dépaysés.

— Anton ? demanda Raphaël, en désignant le bol de chips.

— Je passe mon tour.

Casimir sauta hors de l'eau et fonça sans détour vers Raphaël qui lui céda ce goûter qu'Anton considérait, le nez retroussé par le dégoût.

Le regard de Raphaël semblait lui demander « Toujours pas ? », tandis que Casimir enfournait une pleine poignée de chips dans sa bouche. Anton haussa les épaules. Il n'avait jamais eu l'habitude des collations, mais il arrivait désormais à profiter des repas. Il se rappelait d'une époque où cela lui semblait inenvisageable. Raphaël n'insista pas et laissa Casimir s'empiffrer.

— Tu sais quoi, Anton ? commença-t-il, en tâtant son crâne brûlant du bout des doigts. Je suis bien content de pas être à la place de ton père. Plus au sud, ils doivent rôtir sur place.

— À Nice, ils ont l'avantage de l'air marin.

Leur petit coin d'Ardèche avait l'inconvénient de devenir une véritable étuve en pleine été et la saison débutait chaque année un peu plus tôt.

Anton se pencha. Le thermomètre grillait en plein soleil, au point où il s'étonnait que le plastique n'ait pas encore fondu.

— Trente-huit degrés.

— Ressenti, au moins le double, grogna Casimir qui pressait ses mains contre ses yeux pour endiguer un léger malaise.

Raphaël profita de l'inattention de Casimir pour se relever. Il se jeta sur lui, emprisonna son dos en une prise digne d'un match de rugby – la précision du geste en moins – et entraîna son ami dans sa chute. Le ventre de celui-ci claqua la surface de l'eau dans un choc qu'Anton devina douloureux. Il grimaça et l'issue de la revanche ne fit aucun doute. La main de Raphaël fendit la surface comme pour appeler à l'aide. Anton n'était pas le seul membre dramatique de leur groupe.

Les deux autres refirent surface une seconde. Juste le temps pour Casimir de crocheter les pieds de Raphaël. Avant de le faire basculer en arrière, il chantonna :

— Bien tenté !

Raphaël finit sous l'eau.

Une fois de plus.

***

— Je termine l'étage, occupe toi de ce qu'on n'a pas terminé hier dehors.

Sous les directives de Nayla et pendant que Pablo s'occupait de quelques galères administratives dans son bureau, Léandre descendit les marches. Tout était presque prêt pour l'ouverture et il se doutait que, les années précédant la fermeture de l'hôtel, la tension n'avait pas été aussi palpable. Nerveux, Pablo s'était fait plus grincheux qu'à l'accoutumée.

Nayla lui avait confié un soir qu'il avait déjà essayé de repousser deux fois la date d'ouverture. Son père était pourtant un travailleur qui ne ménageait pas ses forces. Avant de rencontrer celle qui deviendrait son épouse, il avait été ouvrier dans une entreprise du sud de l'Italie. Il ne reculait devant aucune tache, mais sa vocation lui donnait aujourd'hui des envies de lâcheté. Cela l'ulcérait de rechigner à ce point, de se montrer aussi revêche dès lors qu'il ouvrait la bouche.

Nayla avait dit à Léandre qu'il ne s'était jamais imaginé ouvrir les portes de son hôtel sans sa femme. Que cette aventure, sans elle, n'avait pas la même faveur. Qu'il avait même l'impression de la trahir, de manquer à un engagement. Les roses qui fleurissaient aux quatre coins de l'hôtel étaient toutes pour elle.

Léandre passa la tête à travers la porte qui menait au bureau. Pablo griffonnait frénétiquement sur un document et une liasse entière l'attendait encore à sa gauche. Il n'était pas au bout de ses peines.

— Monsieur, tenta Léandre.

— Mmh ?

— Vous vous en sortez ?

— Aussi bien qu'un poisson à qui on demanderait de grimper à un arbre, grinça Pablo, sans lever les yeux de ses papiers.

Ses lunettes glissaient sur son nez. Il était d'une humeur massacrante, mais ce n'était rien comparé à la veille où il avait passé l'après-midi à maugréer contre la numérisation de toutes les procédures qu'il devait accomplir. Certaines n'étaient plus à jour depuis le décès de son épouse et sans l'aide de Nayla, il y serait encore. Pourtant, il préférait se noyer dans ce système administratif pas au point, à appeler les numéros qu'on joignait pour être dirigé d'un service téléphonique à un autre, plutôt que de trop penser à la réalité qui lui pendait au nez.

— Je vous envoie Nayla en renfort ? suggéra Léandre.

Pablo carra la mâchoire. Il n'aimait pas l'idée d'être dépendant de sa fille. Pourtant, plus les semaines passaient, plus il réalisait qu'il ne s'en serait jamais sorti seul.

— Non, refusa-t-il sèchement.

Il humecta ses lèvres parcheminées et épongea son front trempé de sueur. Ses mains gauches, celles qu'il avait imaginées n'être plus capables de rien désormais, froissèrent le document dont l'encre bavait.

— Elle ne va pas rester éternellement et ce n'est pas à elle de s'occuper de l'hôtel, reprit-il, très bas.

Léandre resta suspendu sur le seuil du bureau. Pablo n'affrontait pas son regard et il y avait de la honte dans la manière dont ses épaules s'étaient tassées.

Nayla n'avait pas choisi cet hôtel. Elle n'avait pas à en être prisonnière, à se sentir forcée d'assister son vieux père, quitte à sacrifier ses études. Pablo l'entendait téléphoner à sa copine chaque soir, lorsqu'elle pensait tout le monde couché. Elle craignait peut-être qu'il n'approuve pas leur relation ou qu'il la tolère non sans amertume. Lorsqu'elle lui avait fait son coming out un an et demi plus tôt, le ton avait été donné : Nayla ne laissait pas la place à a négociation. Elle posait un fait, cela s'arrêtait là et son père s'était contenté de hausser les épaules.

Il la connaissait par cœur. Il l'avait élevée de ses sept ans, année de son adoption, jusqu'à ce qu'elle quitte l'Ardèche pour Paris où elle avait commencé des études de droit. Elle avait pour habitude de ne faire aucun compromis et elle ressemblait un peu trop à son père pour qu'il songe à lui faire le moindre reproche à ce sujet.

— Si vous avez besoin d'elle, je suis sûr qu'elle...

— Cette idiote serait capable de laisser tomber ses études pour moi.

Il ne lui restait plus qu'un an avant d'obtenir son diplôme et plutôt que de se concentrer sur la réussite d'un parcours qui s'était révélé brillant, plutôt que d'effectuer un des stages qu'on lui avait proposés, elle avait préféré s'exiler auprès de son père. Elle savait que Pablo se serait résolu à passer son été isolé, sans voir personne, à se morfondre sans demander l'aide de personne.

— Je n'ai pas l'intention de la laisser gâcher son avenir pour moi, gamin.

— Je vous la ramène ? demanda encore Léandre.

— Tu es buté, soupira Pablo en remontant ses lunettes à la base de son nez. Elle t'influence aussi.

Léandre tournait les talons pour chercher Nayla à l'étage quand son patron le retint :

— Quand les clients arriveront... Tu feras un effort de présentation, pas vrai ?

Léandre laissa tomber son regard sur les vêtements décontractés qu'il portait depuis son arrivée. La chaleur de la fin du mois de juin ne lui demandait pas envie de s'engoncer dans une chemise fermée jusqu'au dernier bouton. Léandre considéra ensuite la vieille toile qui pendait sur les épaules du vieil italien dont la commissure des lèvres frémit. S'il se concentrait bien, le jeune homme aurait pu deviner là l'ébauche malhabile d'un sourire.

— Je ne suis pas un exemple à suivre, gamin, en rien. Je n'ai pas l'intention de me présenter comme un déchet. La maison à une image à entretenir !

— J'ai fait des achats avec Nayla la semaine dernière.

Léandre corrigea en son for intérieur qu'elle l'avait littéralement traîné dans les boutiques les plus proches. Par miracle, ils avaient déniché une friperie où Léandre avait mis la main sur quelques pièces qui l'auraient presque réconcilié avec l'industrie de la mode. Presque, parce que Nayla avait eu beau insister, il avait écarté la possibilité d'acheter des vêtements neufs.

— Bien.

Léandre tourna les talons et réprima un sourire. Pablo l'avait effrayé les premiers jours, avec ses manières de bourru, d'ours mal léché, mais à mieux le connaître, il avait découvert un visage plus tendre. Un visage qu'il n'assumerait pour rien au monde. Il suffisait de chasser les sombres pensées de Pablo, encore solidement accroché à son deuil et à une vie qu'il découvrait bien solitaire, pour laisser apparaître un homme généreux et fidèle, à l'image de sa fille.

Il suffisait de le dépoussiérer un peu, comme le faisait remarquer affectueusement Nayla.

Léandre attendit que celle-ci descende les marches pour affronter avec son paternel la paperasse qui s'amassait avant de traverser l'entrée, les quelques fauteuils qui s'y amassaient et les portraits italiens, les paysages peints, qui décoraient les murs. Il sortit par la porte du fond, cachée derrière l'escalier qui menait à l'étage et faillit trébucher sur une forme qu'il n'eut pas le temps d'identifier. Léandre pila, faillit perdre l'équilibre et reconnut la fille hébergée dans la maison au bout du sentier.

Wendy.

Celle-ci ne sursauta même pas. Elle plongea ses yeux dans ceux de Léandre, toujours accroupi devant un bout de mur qu'elle désigna du menton avant de se justifier, le plus naturellement du monde :

— Il est coincé là-dessous. Tu pourrais m'aider ?

Léandre n'eut pas le temps de se pencher, hébété par cette entrée en matière. Un miaulement déchirant s'éleva du mur fendu en une fine brèche.

Le chat noir s'était réfugié à l'intérieur et refusait d'en sortir.

Je m'excuse tout d'abord pour le retard de publication. 

Un petit focus sur le groupe formé par Anton, Casimir et Raphaël. Les trois amis d'enfance qui, vous l'avez peut-être déjà remarqué, ont des tempéraments assez différents, parfois même opposés. 

Ils pensent d'ailleurs que s'ils n'avaient pas grandi plus ou moins ensemble, ils n'auraient aucune chance d'être amis. Ils sont un peu la nostalgie des vacances lorsqu'on est enfants et, ensemble, ils ont gardé un peu de cette insouciance. 

Petit focus également sur Pablo. Un peu bougon, pas toujours très aimable non plus, mais il ne mord pas. J'aime bien ce genre de personnages revêches, même s'ils ne sont pas toujours du goût de tout le monde. 

Bonne semaine !

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