Chapitre 37
[Je ne sais plus quel dessin j'avais posté ou non, alors désolée si vous avez déjà vu celui-ci ! C'est Raphaël, évidemment]
Il restait huit jours.
Une éternité un peu trop restreinte ou un répit qui fondait à vue d'œil.
Huit jours, c'était plus que nécessaire pour Raphaël. Il pouvait fuir son père, retirer autant d'argent que possible, puis disparaître. Son père n'était le parrain d'une mafia locale, il n'enverrait pas des tueurs à gage ou – pour la version la moins illégale – des détectives privés à sa recherche.
L'idée avait traversé l'esprit de Raphaël. Il avait ficelé trop de projets ambitieux d'évasion pour pouvoir les compter. Il en avait créé suffisamment pour savoir qu'aucun ne tiendrait, ou du moins pas sur le long terme. Ce genre de fins où les héros fuyaient, changeaient d'identité et recommençaient une nouvelle vie dans un havre de paix pour couler des jours heureux, cela n'existait que dans les films.
Dans la vraie vie, la fin n'était pas aussi simple et rarement aussi heureuse.
Raphaël aurait pourtant aimé croire en ces folies. Léandre était rationnel, raisonnable, il l'empêcherait de pousser trop loin ses envies d'indépendance. Raphaël avait parfois soif d'impossible, d'absolu, de danger, mais derrière le fantasme, il se savait incapable de désobéir à ce point à son éducation.
Peut-être même bien incapable de contredire son père.
Raphaël pointait du doigt la frontière entre l'adolescence et l'âge adulte, ce fil tendu et prêt à se rompre. Il était dessus, lui aussi, et le moindre soubresaut menaçait de le précipiter dans le vide. Raphaël savait qu'il devait prendre une décision et que celle-ci marquerait la fin de l'enfance dans laquelle il s'était enfermé, depuis qu'il avait arrêté le cours du temps. Il pouvait rompre l'emprise que son père détenait sur lui, un mélange de répulsion, de terreur et d'aliénation, ou se résoudre à le suivre, quitte à laisser les ombres le dévorer sans que personne n'accorde de l'importance à ce qui existait derrière ses sourires.
Raphaël était d'une lucide terrifiante. La nuit qu'il venait de passer avait porter conseil. Au matin, il avait senti plus clairement que jamais la mesure de ses contradictions.
Il désirait l'indépendance, mais était incapable de s'imaginer se dresser face à son père.
Il désirait avancer, mais il ne savait que regarder en arrière, contempler ses souvenirs, ses photos, ce bonheur qu'il avait figé et qui ne serait plus jamais le même.
Raphaël avait rejoint sa chambre après avoir croisé Wendy avec laquelle il était allé chercher un peu de lavande. Elle ne lui avait pas demandé de compte, elle n'avait pas donné de conseil non plus, comme si elle n'avait pas remarqué que le trio historique avait éclaté en morceaux. Raphaël lui en avait été reconnaissant. Pour cause, il savait qu'il gâchait le temps auquel il tenait plus que tout, mais une partie de lui, la plus misérable et sûrement la plus humaine, le poussait à se montrer bêtement rancunier.
Raphaël avait étalé les photos qu'il avait faites imprimer devant lui en trois grands arcs de cercle. Vu de très haut, on aurait dit l'onde qui ride la surface de l'eau au moindre mouvement étranger.
Sur l'arc le plus proche, il y avait des photos qu'il datait mal. Elles devaient avoir plus de dix ans et le garçonnet qui s'appliquait à apparaître chaque fois que le père d'Anton dégainait son appareil photo semblait insouciant. Insouciant, donc heureux. Il y avait également des versions miniatures de Casimir et d'Anton. Ce dernier hurlait à pleins poumons sur un Casimir plutôt turbulent et inépuisable, déjà excellent nageur pour son jeune âge.
Sur le deuxième arc, la différence était nette. La complicité entre les trois garçons crevait toujours les yeux, mais les différences se creusaient entre eux. Ils ne seraient jamais des répliques exactes, ne leur en déplaise. Sur une des photos, Casimir se goinfrait de chocolat fondu par la chaleur, Anton jetait un œil dégoûté aux sucreries pendant que Raphaël levait un verre. Sûrement du cidre, mais à ses grands airs caricaturaux, on pouvait deviner que le garçon forçait le trait. Il devait avoir dix-sept ans et il mentait déjà comme personne.
Le dernier arc, aussi le plus éloigné, présentait les photos récentes. Il y avait Léandre, pris en secret sur les marches en bas de l'escalier de l'hôtel. Il y avait Bastet, qui avait accepté de poser pour le photographe amateur. Il y avait Wendy et les photos reflétaient toutes ses nuances. Anton et Casimir étaient représentés aussi, irremplaçables. Raphaël caressa de la pulpe de son pouce la surface lisse des impressions.
Raphaël aurait été incapable d'affirmer auquel de ses garçons il ressemblait le plus. Le petit garçon, perdu, à l'identité friable et aux faiblesses déjà nombreuses ? À l'adolescent qui jouait déjà à merveille son propre rôle et dont le visage était déjà rongé par les ombres ? Ou à l'adulte, obsédé par le temps qui s'écoule, par les choix qui n'en sont pas, par les fils qui retiennent les hommes les uns aux autres et les empêchent de tomber ? Raphaël ne savait pas.
Il attrapa son téléphone et pianota un bref message pour Léandre.
Viens sous la verrière à dix-neuf heures trente. J'ai quelque chose pour toi.
Les mains malhabiles de Raphaël eurent toutes les peines du monde à taper ces quelques mots. Il venait de prendre une décision aussi soudaine que ses dilemmes avaient été laborieux. Il livrerait à Léandre ce qu'il n'avait pas jugé utile de lui dire. Ensuite, il lui demanderait des conseils comme il n'avait jamais consulté personne, pas même Anton et Casimir. À croire qu'au fond, Raphaël se plaisait dans son rôle de fils indigne et de cause perdue.
Nayla avait raison, il avait besoin de Léandre plus que l'inverse ne serait jamais vrai. Alors, il dépasserait sa pudeur et sa honte pour que son amant l'aide à éclairer le futur. S'il arrivait à donner à l'avenir un visage plus attrayant, moins terrifiant, peut-être se désintéresserait-il enfin du passé ?
La réponse de Léandre ne se fit pas attendre. Assaisonnée d'une pincée d'autorité sarcastique, elle ne trahissait aucune impatience et aucun attachement absolu. Elle arracha un sourire à Raphaël.
Dix-neuf heures devant la terrasse. Ne sois pas en retard, cette fois.
— Pas de risques, souffla-t-il.
Raphaël se doutait déjà qu'il allait passer les heures qui s'annonçaient à consulter sa montre, encore et encore. Partagé entre le regret de ne pas s'échapper de sa chambre pour rejoindre la maison au bout du sentier et l'envie. Elle lui était si étrangère que son cerveau lui réservait un traitement identique au regret. Comme s'il devait s'en vouloir.
Raphaël rassembla ses photos dans l'enveloppe et s'extirpa de ses draps défaits. Il n'aimait plus rester trop longtemps inactif et encore moins trainer au lit. Cela lui rappelait les jours où même se lever était au-dessus de ses forces. Il avait gardé les sensations comme une sorte d'héritage un peu morbide.
La crasse sur sa peau, parce qu'il n'arrivait pas à se glisser sous la douche. Son corps refusait, la dépression se propageait à l'esprit et au corps, distillant son épuisement. Il y avait la vraie saleté, celle des jours passés à bouder la salle de bain comme s'il ne méritait pas de se sentir propre, prisonnier d'une peau qu'il n'avait jamais réussi à apprivoiser. Il y avait une saleté presque pire que celle-là. Elle se traduisait par les remarques acerbes de son père, par les lamentations de sa mère. L'incompréhension et le mépris. Parfois les deux. La tristesse et la confusion.
L'abattement de Raphaël aurait pu se confondre avec un caprice d'adolescent vaguement mal dans sa peau. Devant ses parents, il s'efforçait pourtant de décorer son visage d'un grand sourire et d'un faux enthousiasme convaincant. Il donnait le change et apprenait à mentir avec un talent croissant. Son père le regardait de la même manière, quoi qu'il fasse. Entre attentes irréalisables et dédain.
Peut-être avait-il deviné l'immense déception que deviendrait son fils.
Dans le registre des sensations déplaisantes, il y avait les pensées qui couraient sur son épiderme comme une marée répugnante. Raphaël avait senti une ombre se former comme une seconde peau et le suivre partout. C'était comme une main glacée et humide posée sur sa joue, sur son épaule, derrière sa nuque. Elle engluait les petites joies inoffensives pour les effacer. Elle entraînait Raphaël par le fond et le regardait se noyer.
Se noyer, mais jamais tout à fait. Il refaisait toujours surface au dernier moment, juste le temps de reprendre son souffle. Alors, l'ombre s'enroulait autour de sa jambe ou de sa taille pour l'enfoncer dans les miasmes noirs. À l'intérieur se confondait l'écho d'une identité inachevée, partielle, morcelée, cette certitude qu'il n'aurait, de sa vie, pas de place nulle part et l'idée de plus en plus obsédante qu'il ne s'appartenait pas. Pantin des ambitions de son père, il s'était destiné à subir ce destin, à n'être qu'une coquille vide capable de sourire, incapable d'être heureux.
Dis-moi qui tu es.
Durant l'année d'évasion qui l'avait sans doute sauvé, même si cela n'avait duré qu'un temps, Raphaël avait essayé de se retrouver. De se trouver tout court d'ailleurs. En Algérie, en Colombie, sur les pas de ses ancêtres, comme une sorte de pèlerinage intérieur et extérieur. La quête qu'il avait amorcée était quasi sacrée. Il avait aussi visité d'autres pays, pour voir s'il ne reconnaissait pas, au détour d'un chemin, quelqu'un qui ressemblerait à un certain Raphaël.
Cette année n'avait pas tout résolu. Raphaël était même loin du compte, même si des années à lisser son propre tempérament pour en laisser une image provocatrice, mais jamais incorrecte, l'avait rendu imperméable à l'introspection. Raphaël avait senti la main de l'ombre, ses doigts interminables, sa froideur insensible sur sa peau. Elle retenait ses sourires en otage – les vrais – et le privait de lui-même. On ne guérissait pas en un clin d'œil, surtout quand la maladie avait établi ses marques et n'était pas décidée à s'en aller. Raphaël l'avait accepté jusqu'à l'ultimatum posé par son père.
Dans un battement de cils, Raphaël s'efforça de repousser ses doutes et l'assaut de ses souvenirs. Il glissa l'enveloppe dans la poche arrière de son pantalon et ouvrit la porte. Il tomba presque nez à nez avec un homme qui devait avoir l'âge de Pablo. S'il salua à peine Raphaël, Liv lui tomba dessus sans crier gare en bas des escaliers.
— Tu vas où, toi, comme ça ?
Avant que Raphaël ne puisse articuler une réponse assez piquante pour égaler l'humour de Liv, cette dernière poursuivit sur sa lancée :
— En fait, j'aimerais bien me mettre à la photo. J'ai joué la photographe une fois ou deux pour des potes, mais j'aime bien. Le truc, c'est que je ne sais pas si c'est d'avoir trouvé une excuse pour ne pas être sur toutes les photos qui me plaît ou si c'est la photo.
— Tu essaies de me négocier un cours ?
— C'est l'idée.
Raphaël n'avait pas remarqué que Liv lui bloquait volontairement la route. Ce n'était pas juste une menace un peu inconsciente et trahie par son langage non-verbale. Liv obtint ce qu'elle veut sans même avoir à insister. Raphaël était trop heureux d'obtenir une occupation pour faire la fine bouche. Il remonta les escaliers et usa une heure, peut-être plus, en conseils et en démonstration. Liv se satisfit de quelques photos de fleurs et de bourdons. Elle attaquait un modèle plus conséquent, à savoir Bastet qui s'était aventurée jusqu'ici quand Raphaël jeta un œil à sa montre.
Dix-neuf heures deux.
Il se releva d'un bond. Dans les herbes hautes et blondies par le soleil, son mouvement brusque effraya Bastet qui s'enfuit dans un miaulement aigu.
— Désolé, je n'avais pas vu l'heure. Il faut que je file... On peut remettre ça à demain si tu veux.
— Il y a juste un truc que j'aimerais tester à l'intérieur. Promis, après, je te laisse rejoindre ton rendez-vous secret !
Ses mains jointes en prière, Liv n'aurait pas pu être plus convaincante. Raphaël la laissa le guider jusqu'à la terrasse. Léandre, qui devait l'attendre sous la verrière à en croire ce qu'ils avaient convenu, était installé sur une chaise. Raphaël n'aurait pas posé de questions, sans qu'il n'était pas seul sur la terrasse. Wendy, reconnaissable à ses boucles rousses, sirotait un jus de tomate, Anton picorait avec précautions dans les fruits nappés de chocolat et Casimir ne pouvait déjà plus se retenir de découvrir un sourire carnassier.
Une embuscade.
Avant d'être remarqué, Raphaël pivota pour faire ce qu'il savait le mieux : fuir. Il tomba nez à nez avec Pablo, les bras chargés d'un plateau. L'autorité naturelle, son attitude bourrue, privèrent Raphaël de ses lâches pulsions et il tenta un sourire.
— Tu t'en allais où comme ça ?
— Raphaël !
Le cœur de celui-ci avait dégringolé dans sa poitrine. Il avait l'impression d'être tombé tête la première dans un piège et il ne trouvait aucune issue. Le seul allié sur lequel il aurait pu se reposer était Léandre, le regard obstinément rivé sur la fraise qu'il savourait avec une paresse presque ennuyée.
Raphaël trouva son insolence d'autant plus insupportable que Léandre se contentait d'imiter la sienne.
Wendy agitait les bras pour retenir l'attention de Raphaël. Elle dit, d'une voix identique à celle d'un enfant qui aurait gagné un secret plus de quelques minutes et qui ne manquerait pas de s'en vanter :
— T'attendais quoi ? C'est Liv qui t'a retenu trop longtemps ? On t'a gardé la glace !
En effet, le plateau de Pablo croulait sous le poids des coupes de glace. Nayla sauta sur ses pieds pour commencer le service auprès des autres clients de l'hôtel. Debout devant la longue table sur la terrasse, Raphaël fut tenté d'ignorer la chaise que Casimir lui désigna. Par esprit de vengeance et par rancune. Liv le poussa en avant et il se retrouva assis au fond du siège. Comble de la traîtrise, il était assis entre Léandre et Nayla. Celle-ci lui enfonça une coupe de glace à la main et se pencha pour chuchoter :
— Évite de jouer tes mauvaises têtes. Ce n'était pas leur idée, mais la mienne.
Le message était limpide : cette fois, prends-toi à quelqu'un de ta trempe.
La rudesse un peu distante de Nayla fit disparaître dans un claquement de doigts la rancune. Il savait depuis le début qu'il avait eu tort, mais son regard circula, d'Anton à Casimir en passant par Liv et Wendy. Il n'avait pas le droit de rompre la bonne humeur, cette légèreté aussi agréable qu'un crépuscule d'été. Surtout pour une question de rancune.
— J'ai toujours su que tu étais diabolique, rétorqua Raphaël, avant que Nayla poursuive sa distribution.
Son père s'installa avec eux et l'animation des conversations soulagea Raphaël. Il porta la glace à ses lèvres, sourit quand Wendy grimaça, les doigts contre les tempes pour chasser la migraine due au froid et savoura le goût de melon et de citron. Un frisson parcourut son épiderme jusqu'au sommet de son crâne. Un été sans glace, ce n'était pas un été réussi.
— Merci, glissa Raphaël à l'attention de Léandre.
La main de celui-ci remonta le long du bras de Raphaël pour effleurer un court instant sa nuque. Autour, les teintes vespérales rayaient la surface de l'horizon. Raphaël releva le menton, autant pour couver du regard le spectacle éphémère du regard et pour apprécier la caresse délicate. Il pouvait presque sentir les doigts de Léandre tisser des fils sur sa nuque, les emmêler les uns aux autres.
Contrairement aux fils qui l'enchaînaient à son père comme des chaînes, ceux-ci étaient tout ce dont Raphaël avait besoin. Une attache, un lien concret, mais invisible.
Casimir leva son verre et lança, un regard en biais pour Raphaël :
— Aux vacances !
Raphaël ne vit pas le soleil se nicher derrière l'horizon. Il ne vit pas la nuit tomber non plus. Il retrouva le naturel de leur trio, la fraîcheur de Wendy, l'élément explosif qu'incarnait Liv et Nayla, dans sa droiture de protectrice infatigable. Léandre ne se laissa pas submerger par les discussions qui se chevauchaient, il gardait le silence parfois, tempérait ses peurs, puis réintégrait le groupe. Liv les prit en photo avec l'appareil qu'elle avait dérobé à Raphaël. Il ne lui dit rien.
Cet instant était précieux et pas seulement parce qu'il le laisserait derrière lui huit jours plus tard.
Une heure avait passé, peut-être deux, sans que Raphaël ne s'en rende compte. Il extirpa son téléphone, effleura du bout des doigts l'enveloppe destinée à Léandre et son cœur manqua un battement. Dix-sept appels manqués, de numéros inconnus, mais surtout de sa mère. Avant même d'ouvrir les messages qu'elle avait laissés, il sut que quelque chose clochait. Quelque chose de grave.
Raphaël demeura imperturbable du moment où il lut les messages à celui où le sens des mots lui apparut. Abject, impensable. La magie du début de soirée vola en éclats.
Ton père est mort.
Bon, pour être tout à fait honnête, la fin du chapitre m'était sortie de la tête. Désolée pour cette fin assez... violente ? Je ne sais pas si c'était une possibilité que certain.e.s d'entre vous avait imaginée ou pas du tout.
Est-ce que vos idées se précisent pour la fin de ce roman ? La mort du père de Raphaël peut vouloir dire beaucoup de choses, mais autant vous dire que ça risque de bouleverser les plans initiaux.
J'espère quoi qu'il en soit que la fin que j'ai choisie pour Adieu, demain vous plaira.
Passez une belle semaine !
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