Chapitre 35
[Croquis de Casimir]
Raphaël avait croisé Nayla trois fois depuis qu'il avait quitté sa chambre à l'hôtel.
Trois fois de trop à son goût.
Elle ne lui avait pas adressé un regard et lui avait encore moins adressé la parole. Elle était trop mature pour que Raphaël puisse s'imaginer qu'elle le boude. En revanche, il la soupçonnait très sérieusement d'alimenter quelques projets de meurtre.
Raphaël n'avait pas croisé Léandre une seule fois.
Et c'était définitivement trop peu.
La seule personne qui avait daigné lui adresser la parole et déconstruit la réputation de pestiféré que Raphaël avait commencé à appréhender, c'était Liv. Elle semblait avoir décidé que ce qui s'était passé hier ne la regardait en rien. Peut-être même regrettait-elle d'avoir été témoin de ces disputes trop personnelles. Elle aidait Nayla derrière le bar de bon matin et servait les chocolats chauds, les laits et tout ce que la clientèle pouvait exiger pour bien démarrer la journée. Liv prétendait que rester là à ne rien faire, c'était aller à l'encontre de sa nature.
La vraie raison était qu'elle était atteinte de TDAH – trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité – et qu'elle approchait doucement et sûrement de la folie, à ne rien faire. Elle avait avoué à Raphaël que son trouble la handicapait dans l'exécution de tâches simples, mais que ces instants où elle mélangeait les étapes pour réaliser un café digne de ce nom restaient préférables à l'ennui.
Liv avait deux cafés d'avance et s'était attaqué à la surface parfaitement propre du bar. Elle l'astiquait avec énergie lorsque Raphaël arriva en bas des escaliers, encore un peu désœuvré par le sommeil. Liv le salua sans noter la surprise de son interlocuteur et lui planta d'autorité une tasse de café noir entre les mains.
— Merci.
— Tu peux prendre autant de sucre que tu veux.
Elle désigna les petites dosettes rassemblées dans un pot à proximité.
— Moi, je le prends sans. Le plus amer possible.
— Pas sûr que tu en aies besoin.
Raphaël se garda de préciser qu'il n'aimait pas le café et encore moins noir. Il huma l'odeur avant de tremper ses lèvres et d'ajouter trois dosettes de sucre à sa boisson.
— Nayla finira par passer à autre chose.
— Tu crois ? J'ai rarement rencontré plus rancunier qu'elle.
— Disons que tu as un peu éraflé la confiance qu'elle t'a portée.
— Tu me rassures, Liv, vraiment.
Raphaël n'était amer. Ou du moins, s'il l'était, il n'en laissait rien paraître. Il but une longue gorgée de café tiède pour se convaincre que le goût infect ne faisait que déteindre sur son humeur. Rien de plus ou rien de moins.
Un vieil homme passa entre les fauteuils et les salua le sourire aux lèvres. La tension de Raphaël s'envola un petit peu. Assez pour qu'il réussisse à boire une deuxième gorgée de café.
— Elle s'en veut de ne pas avoir deviné ce qui allait se passer.
— À croire que c'est un crime, maugréa Raphaël, les yeux rivés sur sa tasse.
— Non et elle le sait. Ce qui l'a dérangé, c'est...
— Que je n'aurais pas dû me reposer sur Léandre. Sur ce point-là, je lui donne raison.
— Elle sait qu'elle a ses torts aussi. D'ailleurs, elle est loin d'être aussi butée que tu le penses. Elle sait écouter et elle n'a pratiquement pas fermé l'œil de la nuit. Elle a l'impression de t'avoir blâmé pour la mauvaise raison.
— Tu penses que c'est vrai ? Qu'elle est juste... jalouse ?
Un rire explosa dans la pièce, tonitruant et sans gêne. Il y avait longtemps que Raphaël n'avait pas entendu quelqu'un rire à gorge déployée. Le son libérateur lui arracha presque un sursaut et l'ombre d'un sourire.
— Jalouse ? répéta Liv, son sourire dévoilant ses dents du bonheur.
— Pas de moi ou de Léandre, mais tu sais... Du fait qu'elle n'ait rien vu venir et que Léandre lui file entre les doigts.
— Je pense qu'elle n'avait pas prévu le coup et qu'elle cherche le juste milieu entre être protectrice et envahissante. Elle l'a pris sous son aile, Léandre, et elle a fait la même chose avec moi il y a quelques années. C'est inné chez elle et si elle n'y fait pas attention, elle finit par tomber dans des extrêmes. T'en fais pas, ça va lui prendre quelques jours, une journée ou peut-être deux. Elle reviendra, vous discuterez en adultes responsables et l'affaire sera réglée.
— On dirait que tu as fait ça toute ta vie, commenta Raphaël, qui avait rivé son regard sur la jeune femme.
Celle-ci avait oublié le bar et, consciente qu'elle avait tendance à noyer le poisson, à parler plus qu'il n'est socialement acceptable de le faire, elle ne faisait rien pour se mesurer. Raphaël songea qu'il l'appréciait beaucoup, avec son crâne rasé, ses rires trop forts, ses dents du bonheur et son énergie. Son insolence, ses airs mutins et ses sarcasmes achevaient de confirmer son authenticité.
— Quoi ? Mettre de l'eau dans le vin de Nayla ?
— L'empêcher de commettre un meurtre ?
— C'est elle, la future avocate, j'espère bien ne pas la voir finir de l'autre côté de la barre.
C'était drôle de constater que, des deux, Liv semblait beaucoup plus pétillante et susceptible de franchir quelques limites établies par la société. Nayla était calme, mais inflexible. Un roc.
— C'est une femme à poigne. C'est ce que certains disent.
— Des hommes, j'imagine, avec l'option indulgence infantilisante.
— Touché ! Elle dérange parce qu'elle a des qualités d'homme et qu'ils ne supportent pas de concurrence.
— Et après, c'est les femmes qu'on appelle sexe faible... soupira Raphaël, du tac au tac.
— Elle me tue si elle apprend que je t'ai dit tout ça. File, avant qu'elle me prenne à pactiser avec l'ennemi !
Raphaël avala une grande lampée de son café et abandonna la tasse sur le bar. Le goût était immonde, mais il avait le sentiment que Liv lui avait communiqué un peu de son irascible énergie. Plutôt que de rejoindre ses amis à l'autre bout du petit sentier comme presque tous les matins depuis son arrivée, Raphaël s'installa sous la verrière. Cela ne ferait de mal à personne qu'il se fasse un peu désirer. Pas par esprit de vengeance, juste pour permettre aux esprits échauffés de se calmer une fois pour toutes.
Raphaël avait piqué un croissant aux amandes en passant. Il croqua à l'intérieur, apprécia la saveur inimitable. Cette pâtisserie lui avait manqué lorsqu'il sillonnait des villes étrangères. Certaines proposaient des croissants, mais aucun n'avait le goût que Raphaël savoura, les yeux mi-clos.
Il lécha même ses doigts luisants de beurre lorsqu'il termina son petit-déjeuner. Comme la veille, il ouvrit son ordinateur portable, déterminé à reprendre son travail là où il l'avait laissé. Un rapide détour sur internet lui apprit que des incendies ravageaient une partie de l'Europe, en particulier en Espagne, en Italie et en France. Parmi les régions touchées, il y avait l'Ardèche, à quelques dizaines de kilomètres de là. Des hectares entiers disparaissaient dans une fournaise digne d'un film d'apocalypse. Raphaël n'avait pas besoin de partager l'éco-anxiété de Léandre pour éplucher les nouvelles avec un sentiment terrible d'épouvante.
Les vacances avaient toujours été un rendez-vous incontournable à ses yeux. Pour d'autres, ce mot inspirait les plages de sable fin, les cocktails au bord de l'eau, les apéritifs entre amis. Désormais, l'été rimait aussi avec sécheresse, températures anormalement élevées et incendies. Le pire dans tout cela, c'était qu'il ne s'agissait plus de cas exceptionnels et isolés, mais de nouvelles normes destinées à empirer d'année en année.
La gorge nouée, Raphaël heurta sa vision des vacances, un brin nostalgique et celle alarmante qui s'inscrivait désormais à côté. Ce n'était pas agréable d'y penser, raison pour laquelle on préférait dédramatiser, mais même les plus sceptiques finiraient par voir la réalité les rattraper.
Raphaël ferma l'onglet. Cette vision de l'avenir était terrifiante et constater que l'action n'était pas à la hauteur des enjeux l'était encore davantage. Le jeune homme se plongea à nouveau dans le tri des photos en les faisant défiler une à une. Il fut tellement absorbé par sa tâche qu'il ne remarqua pas la silhouette qui se faufilait sous la verrière. Il ne remarqua pas qu'elle était penchée sur son épaule pour étudier avec lui les clichés. Il crut que son cœur s'était décroché lorsqu'une voix familière commenta, placidement :
— Celle-là est bien aussi.
Raphaël se retourna si vite qu'il faillit envoyer son ordinateur s'écraser par terre. Léandre n'avait pas voulu l'effrayer, mais il ne s'excusa pas pour autant. Il observait sous toutes les coutures la photo qui le représentait lui, le soir où Raphaël l'avait photographié à son insu. La posture de Léandre, naturelle parce qu'il ne soupçonnait pas qu'un clandestin puisse le mitrailler sans qu'il ne le sache, était expressive. Le modèle en question n'avait pas souvenir qu'il ait pris plus d'une photo ce soir-là.
Le talent du photographe était indéniable. Son intérêt pour le mannequin improvisé, tout autant. On devinait tout cela rien qu'à travers la photo qui déliait un langage insoupçonné.
— Merci, répondit Raphaël, qui avait pressé la paume de sa main contre son cœur pour s'assurer que celui-ci ne s'échappe pas de sa cage thoracique.
— J'aimerais l'imprimer.
— Il y a un imprimeur à Largentière, j'y vais tous les ans. S'il y en a d'autres qui te plaisent, je peux t'en faire plusieurs.
— C'est quoi, pour toi, toutes ces photos ? s'enquit Léandre, avec une attitude qu'il n'avait jamais réservé à Raphaël, un mélange de réserve et d'attention, comme si leur relation avait changé du tout au tout en l'espace d'une nuit.
— Des souvenirs.
Léandre jeta un coup d'œil à Raphaël. Il jouait à nouveau à l'ignorer, à ne lui accorder que des regards en biais comme si son amant n'existait qu'à moitié.
Raphaël humecta ses lèvres. Cela aurait dû être plus facile pour lui, en plein jour, mais il se sentait plus désarmé que jamais. Léandre avait retrouvé son aplomb et Raphaël n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait bien attendre de lui. Des excuses ou oublier ce qu'il s'était passé la veille pour reprendre sur des bases plus saines ?
— Pour me rappeler que j'ai été là.
Léandre acquiesça comme s'il comprenait et Raphaël lui fut reconnaissant de faire semblant pour lui. Il ramassa la fleur qui gisait sur la table de jardin devant lui et la tendit à Léandre.
— Une rose ?
— Évite de vendre la mèche à Nayla, elle n'apprécierait pas d'apprendre que j'en ai coupé une aux rosiers de son père.
Léandre ne dit rien. Il se saisit de la rose et la contempla quelques secondes comme s'il hésitait à la renvoyer au visage de Raphaël. Il n'y avait pas eu de cris la veille, mais il y avait une réconciliation. La rose en était sûrement l'élément le plus cliché qui soit. Il avait le choix de l'envoyer au visage de Raphaël dans un geste mélodramatique. L'envie le traversa, juste pour voir s'il arrivait à arracher à son amant un deuxième sursaut de surprise. Léandre n'était pas porté sur la violence, alors il renonça à cette pulsion et croisa le regard de Raphaël.
— Je n'essaie pas de racheter ton pardon, précisa-t-il.
— Tant mieux, parce qu'une rose n'aurait pas suffi.
Léandre devinait les efforts de Raphaël pour rester impassible. Il aperçut les contractions infimes de ses muscles le long de ses joues et réalisa qu'il avait l'impression de le comprendre un peu mieux. Raphaël n'était plus le mystère insondable dont le charme avait tant plu à Léandre. Ce qu'il avait traduit devant l'hôtel, assis sur les marches, avait démoli le mythe.
Raphaël apparaissait enfin tel qu'il était. Pas faible, mais surtout humain.
— Je ne te pardonne pas, trancha Léandre.
Sous ses mots, Raphaël se tassa. Il referma son ordinateur et tenta un sourire. Seule une grimace fendit ses lèvres et il désespéra. Si même cela, il n'y arrivait plus, que lui restait-il ? La rose à la main, Léandre ne détournait plus le regard.
— J'ai envie de me barrer, laissa tomber Raphaël, dans un murmure rauque. Ce que je t'ai dit hier, je ne l'ai jamais dit à personne et ça ne m'a pas soulagé. Quand tu me regardes, j'ai l'impression d'être nu, même tout habillé. C'est pire quand tu ne me regardes pas.
J'ai l'impression de n'être personne. Encore plus que d'habitude, je veux dire.
Raphaël cilla. Si cela ne tenait qu'à lui, il aurait tourné le dos à Léandre. Cette sorte de rituel étrange pouvait aussi devenir plus indispensable à lui qu'à celui pour lequel il avait été créé.
— J'ai envie de me barrer, parce qu'en vidant mon sac hier soir, j'ai l'impression d'avoir confirmé ce que tu pensais et d'avoir essayé de te prendre par les sentiments. J'ai envie de me barrer parce que j'ai échoué même à te rendre heureux quelques jours.
— L'imprimeur est ouvert le matin ?
— Qu-... Oui. Oui, je crois.
Léandre acquiesça lentement. Il pouvait décider de briser Raphaël en morceaux et ce fut en prenant conscience de cette réalité qu'il réalisa que son amant n'avait jamais voulu être malhonnête.
— Alors lève-toi. On va prendre des vélos et on va y aller ensemble.
— Attends, mais tu viens de me dire que...
— Il nous reste neuf jours, Raphaël. Neuf jours. Alors je ne te pardonne pas, mais je te laisse neuf jours pour me prouver que j'ai des raisons de le faire.
Léandre savait qu'en prononçant ces mots, Raphaël avait déjà obtenu son pardon. Une part du moins. Raphaël le savait peut-être aussi, mais l'expérience de le désarçonner était si rare que Léandre garda le silence. Il étudia de ses yeux qui au soleil, apparaissaient aussi limpide qu'une eau pure, la manière dont le masque impassible de Raphaël éclatait en morceaux.
En-dessous, il y avait une identité au moins aussi morcelée que ces gros fragments éparpillés. C'était si flagrant que Léandre se demandait comment il avait pu ne pas s'en rendre compte.
Nayla avait accordé à Léandre sa journée et il avait déjà préparé les vélos à l'avant de l'hôtel, à croire qu'il avait prévu que Raphaël céderait aussi facilement. Il enfourcha le vélo et ne fit aucune remarque lorsqu'il vit Léandre l'imiter. Son genou était encore recouvert de l'hématome que lui avait légué la randonnée en guise de souvenir. Raphaël ne chercha pas à rompre le silence, un peu dépassé par la surprise et l'espoir, par la honte et l'envie.
Léandre laissa son corps enregistrer la chaleur qui cuisait sa nuque et le chant des cigales qui l'enveloppait. Raphaël l'attendait une fois de plus. Il n'avait pas essayé de le devancer et il ne s'impatientait pas.
— Prouve-moi que c'était vrai, lui glissa Léandre avant de s'élancer sur le sentier dans un nuage de poussière.
Oui, je sais, deux chapitres en une semaine, c'est inespéré vu comment ma ponctualité s'en est allée loiiin pendant la publication d'Adieu, demain.
Comble de la magnanimité : il semblerait que les choses commencent doucement à rentrer dans l'ordre. Si on oublie qu'il ne reste que neuf jours...
Passez un bon week-end et à la semaine prochaine !
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