Chapitre 33

[Illustration de Nayla aux feutres à alcool]

Gifle-moi la prochaine fois.

L'avertissement que Raphaël avait prononcé à Largentière avait été réemployé à plusieurs reprises. Jusqu'à perdre son sens le plus littéral.

Étrangement, ce sens revint à la figure de Raphaël au moment où Léandre cingla sa joue de la paume de sa main. Une claque sèche et humiliante.

Sur l'instant, Raphaël ne pensa pas qu'il l'avait méritée. Il ne pensa pas non plus à perdre son calme et à tempêter là où Léandre n'avait pas haussé la voix une seule fois. L'idée de lever la main sur lui ne lui traversa pas l'esprit.

Oui, au fond, peut-être l'avait-il mérité.

Le temps que Raphaël reprenne ses esprits, Léandre avait disparu. Il resta une minute plantée à côté de la piscine, dans le silence intact de la nuit. Les émotions ne remontaient pas à la surface. Elles ne remontaient jamais. Sauf que cette fois, Raphaël les sentait, tapies au fond de lui, comme si elles avaient toujours été là et qu'elles ne l'avaient jamais vraiment quitté.

La douleur, surtout.

La peur que Léandre file se saisit. La peur qu'il s'en aille et disparaisse comme un mirage. Qui l'empêcherait de tomber s'il s'échappait ?

Raphaël jeta un œil à sa montre.

Il était minuit et quart.

Alors, son corps reprit vie et Raphaël se dirigea vers la porte-fenêtre. Inutile de courir pour essayer de rattraper Léandre. Pas que Raphaël craigne un nouvel accès de violence, il s'était même surpris à penser qu'il préférait cela au silence. Léandre avait enduré les explications de Nayla presque sans sourciller. Un peu comme s'il n'entendait pas un mot de ce qu'elle disait. Au fond, sa fuite valait toute la colère qu'il avait gardé emmurée au fond de lui. Si Raphaël n'avait pas essayé de le retenir, s'il avait écouté lorsque Léandre lui avait demandé de lâcher son bras, il n'aurait pas levé la main sur lui.

Raphaël fut tenté de regarder l'heure. Il se contint et refoula ses émotions avec l'aisance de l'habitude. Il ouvrit la porte-fenêtre et se glissa à l'intérieur. Ici comme à l'extérieur, il n'y avait pas un bruit. Il la sentit avec la même précision que Wendy, cette fragrance de conspiration.

L'épaisseur étouffante des non-dits.

Aux visages déconfits d'Anton et Casimir, Raphaël eut envie de rire. Le même rire grinçant que celui de Léandre.

En vacances, tout était futile, sans conséquences. N'est-ce pas ?

Cela devait être simple, reposant, comme si le temps n'avait aucune incidence. C'était ce que Raphaël avait dit à Léandre et ce n'était pas l'exact vérité. Il n'avait qu'à regarder ses amis pour en être sûr. Ils avaient essayé d'entretenir la futilité, de retrouver l'insouciance de leur enfance, de redonner vie à leurs souvenirs d'enfance.

Raphaël avait échoué, mais eux aussi.

— Léandre est parti.

Dans le silence du salon, ces trois mots résonnèrent indéfiniment. Nayla était adossé au frigo dans la cuisine, Liv juste en face. Il ne fallait pas être devin pour comprendre qu'elle essayait de calmer sa copine et qu'au vu de l'état de Nayla, ce ne serait pas une mince affaire. Pourtant, elle ne dit rien, elle détourna même le regard. Comme si le seul visage de Raphaël dans son champ de vision la mettait hors d'elle.

Elle ne lui pardonnerait pas d'avoir manqué à ses engagements. Raphaël savait qu'elle ne lui reprochait pas tant un départ pas tout à fait honnête dans cette relation. Elle lui reprochait d'avoir inversé les rôles. Nayla ignorait encore depuis combien de temps, mais Raphaël n'était plus ce garde-fou pour Léandre.

En revanche, Léandre était devenu le sien.

Cela, Nayla ne pouvait pas le tolérer.

Elle avait croisé le regard de Raphaël par erreur lorsqu'il avait ouvert la porte-fenêtre. Ses yeux noirs suintaient de reproches et de culpabilité. Car Nayla n'aurait jamais cédé à ce point à la colère si celle-ci n'avait pas été un temps soit peu dirigée vers elle-même. Elle aussi avait échoué.

Tu vas le faire souffrir.

Raphaël le savait. Il l'avait dit le soir de son arrivée, quand Nayla s'était plantée devant lui en lui agitant son plan parfait sous le nez. Léandre ne devait pas s'attacher à lui, surtout pas. Car il y avait plus éphémère que le vent, que la pluie, que le reste.

Il y avait Raphaël.

Nayla l'avait mis en garde, la quatrième nuit où Raphaël avait essayé de quitter l'hôtel. Elle lui avait fait promettre d'être gentil avec lui.

Il ne mérite pas ça.

— Wendy.

— Oui ?

— Est-ce que tu pourrais aller le chercher ?

La jeune femme se leva de son siège, un peu trop heureuse de s'arracher à cette ambiance pesante. Elle s'arrêta devant la porte-vitrée, à la hauteur de Raphaël. S'il l'avait désignée, c'était avant tout parce qu'elle était la seule véritable innocente dans cette histoire.

— Je ne suis pas sûre qu'il ait envie...

— Ne le ramène pas ici. Dis-moi juste ou il est et assure-toi qu'il ne fasse rien de...

— De dangereux pour lui-même ? suggéra Anton, d'une voix grave, son regard planté dans celui de Raphaël.

Ce dernier déglutit. Wendy fila sans demander son reste et son attention se porta un peu près partout, sauf sur les yeux un peu trop observateurs d'Anton. Raphaël examina son menton fin, ses cheveux châtains mi-longs, ses pommettes marquées, son long cou et la croix qui ornait son oreille comme s'il n'avait jamais pris le temps de le regarder de la sorte.

Au terme d'un autre long silence, Raphaël articula :

— Je n'ai eu que ce que je mérite, alors.

Casimir ouvrit la bouche, mais Anton lui envoya un regard d'avertissement. Ce n'était pas la peine. Raphaël se pencha et attrapa un verre plein sans se soucier ni de son contenu ni d'à qui il appartenait. L'odeur de l'alcool qui lui monta aux narines suffit à le convaincre. Il but le verre d'un trait. À croire qu'il n'y avait que de l'eau à l'intérieur.

Sans accorder un seul regard à ses amis, sans chercher à savoir si Nayla l'ignorait toujours, Raphaël attrapa la bouteille de gin. Il détestait le goût et il n'y avait que Casimir qui trouvait le goût acceptable. Raphaël porta le goulot directement à ses lèvres et avala une grande rasade. Il avala de la même façon la grimace qui lui monta aux lèvres.

Infect.

Anton avait levé une main pour empêcher Casimir d'intervenir. Déjà pâle, sa peau était livide, comme si le geste de Raphaël tenait du blasphème et venait de les condamner, tous.

Finalement, Raphaël se fendit d'un rire nerveux. Le même que celui de Léandre. Aussi désagréable que le grincement des ongles sur un tableau noir. Les poils d'Anton se hérissèrent, mais il ne dit rien. Il laissa son ami hoqueter son rire hideux, enfoncer sa main tremblante dans ses cheveux comme si sa tête menaçait de tomber au sol. Il aurait payé cher pour voir la tête que tireraient Anton et Casimir.

Voilà les conséquences de votre échec.

Raphaël cogna de ses phalanges sa tempe pour remettre ses idées en place. Il déraillait. Il déraillait complètement.

Au moins, il ne mentait plus.

Il recouvra son calme en l'espace d'un battement de cils. Il mura cet éclat incontrôlé derrière la forteresse et se redressa. D'un revers de la main, il essuya le gin qui avait coulé jusqu'à son menton.

Il aurait pu s'y attendre, mais le regard de ses amis était réprobateur. Si Raphaël avait voulu pousser sa chance un peu plus loin, quitte à tomber de haut, il les aurait provoqués.

Allons, vous m'avez vu dans un état pire que celui-là. De quoi vous vous plaignez ?

Raphaël se servit un dernier verre sur lequel Anton loucha. Ce n'était que de l'eau. Raphaël s'enfonça dans le fauteuil avec une dignité déplacée et dit, en appuyant sur chaque syllabe :

— Dites-moi. C'est mon père qui vous a chargé de me garder à l'œil ?

Nouveau regard.

— Vous ne seriez pas les premiers.

Nayla et Liv n'existaient plus. Raphaël se moquait de savoir si elles ne perdaient pas une miette de la discussion ou si elles parlaient de leur côté, si Liv essayait toujours de calmer Nayla. Raphaël se partageait entre une gravité d'adulte et l'insolence qui le rajeunissait de quelques années. Léandre aurait été terrifié de lui découvrir cette intransigeance, cette froideur inhumaine.

— Non, répondit Casimir.

— Vraiment ?

Raphaël remarqua la présence de Bastet à ses pieds. Le félin les observait comme si, en l'absence de Wendy, il jouait son rôle d'intermédiaire.

— Après la soirée, j'ai été pratiquement persuadé que Léandre était de mèche avec vous. Il m'a attendu tous les soirs en bas des escaliers, pour éviter que je parte et que je m'amuse. Mais je n'apprends rien, hein, Anton ?

— Léandre ne l'a pas fait pour moi, rétorqua l'intéressé.

Anton était presque aussi difficile à décontenancer que Raphaël et c'était peu dire.

— Il l'a fait pour les mêmes raisons que nous, poursuivit-il.

— Il était inquiet, souligna Casimir.

La commissure des lèvres de Raphaël s'incurva sur un sourire ironique. Un sourire qui n'en était pas un. Aucun d'entre eux n'aimait le conflit et c'était précisément la raison pour laquelle ils avaient évité à tout prix la confrontation. Quitte à passer par des moyens détournés pour s'assurer la docilité de Raphaël.

La langue de ce dernier s'était déliée au contact de l'alcool. Il ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin.

— Vous avez passé dix-neuf jours à éloigner les tentations, à rester cloîtrer là-dedans à regarder les mouches voler, parce que vous aviez peur que je cède à la tentation. Comme un drogué en manque. Ça m'a surpris que vous acceptiez la soirée de Charly. Vous n'aviez pas osé dire non ?

— Un drogué en manque. C'est ce que tu es, non ? fit remarquer Anton, avec cette prudence qui le vieillissait systématiquement.

Raphaël riva sur lui un regard aigu. Un regard qui ressemblait à s'en méprendre à une menace.

— J'ai l'air de me droguer ?

— Non, c'est...

— Ça t'obsède, le coupa Anton.

— Je suis obsédé par l'idée de m'amuser. On va vu pire, comme addiction !

— S'amuser, c'est sain. Ce que toi, tu recherches, ça ne l'est pas.

Le sourire de Raphaël s'était mué en grimace. Anton avait beau fuir les conflits comme la peste, à la manière dont il tenait tête à Raphaël, avec aplomb, il était évident qu'il s'y était préparé. Peut-être même avait-il passé les vacances à attendre que l'échec de son ami l'amène naturellement vers eux. Son échec était le leur, car Léandre avait mêlé à leurs histoires communes à l'instant où Nayla avait demandé à Raphaël de le prendre sous son aile.

Leur erreur à tous.

Raphaël sentait tout ce qu'ils ne disaient pas et il leur était presque reconnaissant de ne pas formuler de vive voix ce qu'ils pensaient. Raphaël n'était pas sûr de pouvoir l'entendre.

C'est te sentir vivant que tu recherches.

— On pensait que tu allais mieux.

— Moi aussi, souffla Raphaël, d'une voix cassée.

Il fronça les sourcils.

— J'allais mieux.

— Alors, qu'est-ce qui a...

Raphaël s'ébroua comme s'il allait se lever et les laisser en plan sans explication. Il n'avait pas envie d'en parler. Il savait par avance que ce serait au-dessus de ses forces.

— Tu veux savoir ce qui est arrivé ? s'enquit-il. Tu es sûr de vouloir l'entendre ?

— On n'est pas en sucre, Raphaël, dit Casimir, qui pesait prudemment chaque parole, conscient qu'il était loin d'avoir l'aisance d'Anton.

— Vous vous êtes servis de Léandre pour me coller au train. Vous avez agi comme des putains de geôliers.

Raphaël n'avait pas haussé le ton, mais Casimir aurait préféré l'entendre crier. Sa voix basse, ce calme froid et éprouvé, il en avait horreur. Casimir était sûrement celui qui avait été le plus affecté par la manière dont Raphaël avait pu changer en quelques années. Il avait souffert de ne pas avoir remarqué assez tôt les symptômes. Son ami avait sombré en silence, en tenant des sourires hypocrites et en évitant à tout prix de parler de lui.

Casimir avait eu l'impression d'échouer en tant qu'amis, alors quand ils avaient décidé de se rattraper, Anton et lui, ils s'étaient donné les moyens de réussir. Des moyens discutables, de la diversion principalement, mais ils l'avaient fait pour le mieux.

Casimir avait voulu sauver leurs vacances ou plutôt l'idée fantasmée qu'il en avait gardée.

Wendy les arracha à un autre de leurs silences. Raphaël se leva pour ouvrir la porte-fenêtre et la laissa entrer.

— Il est devant l'hôtel.

Nayla s'était redressée et Wendy lui adressa un petit sourire avant d'ajouter, à l'attention de Raphaël :

— Je ne sais pas s'il t'attend, mais tu peux toujours essayer.

La soirée avait été chargée en émotions et Raphaël ne se sentait ni calme ni parfaitement maître de ses moyens. Ne valait-il pas mieux attendre demain ?

Raphaël jeta un œil à sa montre.

Les aiguilles indiquaient minuit vingt-cinq.

Il avait suffisamment fui.

Raphaël consulta Nayla avec une pointe d'hésitation et si elle n'était pas ravie, elle se contenta de hausser les épaules.

— Sois gentil.

Wendy reprit sa place sur la fauteuil et Bastet sauta sur ses genoux. Tout revenait dans l'ordre et s'il n'y avait pas ce silence étouffant, Raphaël aurait pu croire qu'il ne s'était rien passé. Il rejoignit la porte d'entrée, l'ouvrit et tourna ostensiblement le dos à ses amis. Il n'était pas d'humeur à se demander s'il avait agi pour le mieux ou s'ils avaient eu tort ou raison. Lui ne récoltait que les conséquences. La liberté dont il avait joui pendant son séjour avait été un leurre, une hypocrisie à la hauteur du sourire de Raphaël.

Dehors, il faisait nuit noire.

Raphaël enfonça le clou une dernière fois avant de disparaître à l'extérieur :

— Léandre m'a dit quelque chose tout à l'heure. Il m'a demandé ce qui était vrai, là-dedans. Je me pose la même question.

Que restait-il de leur amitié ?

Il nous reste cinq parties avant la fin d'Adieu, demain. L'entrée en matière est dans une vibe similaire à celle du chapitre. La fin approche à grands pas et je me demande si, avec les éléments que vous avez en main, vous vous imaginiez une fin à ce roman ?

Happy end ou sad end ? On est un peu passé à de l'apaisement à une sorte de règlement de compte en quelques chapitres, alors tout est encore jouable. Raphaël se dévoile sous un autre spectre tout au long de ce chapitre, avec des personnes qui le connaissent depuis longtemps. C'est un personnage assez particulier, pas tout blanc du tout, mais j'ai adoré l'écrire :)

Passez une bonne fin de soirée !!

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