Chapitre 32
[Mini illustration de Nayla]
Wendy frissonna dans la tiédeur agréable du salon. Un pressentiment embrassa sa nuque, comme une paume glacée.
Wendy aurait laissé couler ce sentiment, aurait repris le fil de la discussion, si Bastet ne s'était pas plantée devant elle pour la fixer de son regard vert.
— Tu es là, toi.
Bastet s'était sûrement endormie dans une des chambres ou s'était prélassée autour de la piscine. Ses yeux insondables, imprégnés du mystère qui caractérise ses semblables, retenaient ceux de Wendy avec une insistance qui la décontenançait.
— J'ai fait la surprise à Nayla. Elle m'aurait convaincue de ne pas venir, comme si j'allais avoir peur de vos deux vaches et de vos trois brebis.
Wendy ne bougea pas d'un cil. Assise sur le rebord de la fenêtre, une jambe repliée contre sa poitrine, elle échangeait un duel de regards avec le félin. Duel ponctué par un interminable miaulement.
Un rappel à l'ordre ou un ordre tout court. Les chats avaient une sorte de majesté dans leur comportement et d'autorité despotique lorsqu'ils avaient quelque chose derrière la tête. Wendy se pencha et laissa Bastet grimper sur son épaule en lui flattant le haut du crâne au passage.
— Tu me guides ?
Naturellement, elle se dirigea vers la porte-fenêtre. Elle devinait, au sol, plusieurs ombres et le pressentiment qui l'avait saisie se renforça. Bastet s'était tue. Elle semblait attendre de Wendy un peu plus d'audace, car sa propriétaire finie par entrouvrir la porte. Le chat frotta sa tête contre les boucles rousses de la jeune femme tandis que celle-ci tendait l'oreille. Elle s'attarda juste assez pour attraper au vol les accusations, pour comprendre sans comprendre.
Elle était curieuse, pas indiscrète, alors elle referma aussitôt la porte. Le cœur battant, elle réalisa qu'il n'y avait plus aucun bruit à l'intérieur. Les discussions étaient retombées comme l'enthousiasme de petit groupe dont Liv semblait être l'intruse. En se retournant, Wendy huma l'air de conspiration qui stagnait dans la pièce. Une odeur déplaisante à son goût et au goût de Bastet qui bondit au sol dans un miaulement bas, mais mécontent.
— Y a de l'animation dehors ? hasard Liv, plus pour détendre l'atmosphère que par réelle curiosité.
— On dirait, souffla Wendy, toute son attention focalisée sur Anton et Casimir.
Ou plus spécifiquement sur la tension de l'un, l'air faussement dégagé de l'autre. Il y avait quelque chose dans leur attitude qui sonnait faux. Comme un instrument désaccordé. Wendy le sentit tout au fond de son ventre et détesta ce sentiment. Elle eut peur tout à coup, peur de leur silence buté et de ce qu'il se cachait derrière.
— C'est Raphaël, finit-elle par articuler.
— Oui, confirma Anton, d'une voix grave.
— Ça lui pendait au nez, renchérit Casimir, l'air franchement ennuyé.
Wendy déglutit. Bastet avait filé et les quelques mots qu'elle avait entendus battaient à ses oreilles. Ils comblaient le silence des deux complices. Alors, elle murmura, atterrée :
— Vous saviez...
***
Cela ressemblait à une plaisanterie.
Autant la colère monumentale de Nayla, poussée à la caricature, que le silence dur, digne et lointain de Raphaël. Léandre n'en reconnaissait ni l'un ni l'autre.
Il t'a menti, Léandre.
Il n'avait jamais entendu des mots aussi dépourvus de sens. Il avait beau se les répéter en son for intérieur, les tourner et les retourner dans tous les sens, il ne comprenait pas. Ils ne le marquaient pas comme ils auraient dû.
Léandre aimerait interroger Nayla, exigée d'elle des explications dans un élan complètement injuste. Dans ce genre de circonstances, si tant était à penser que Léandre en ait déjà traversé une semblable, on préférait toujours se rabattre sur l'intermédiaire, sur celui qui n'y pouvait rien plutôt que sur le véritable coupable. C'était une manière de se préserver et de ne pas regarder la réalité en face.
Léandre n'exigea rien du tout. Il avait perdu ses mots comme ceux que Nayla avait prononcés avaient perdu leur sens.
Il t'a menti, Léandre.
Il avait l'impression d'avoir déjà vu ce scénario bancal des dizaines de fois. Un espèce de retournement de situation vaseux, prévisible à en mourir. Un de ces passages dans les films que Léandre accueillait en roulant des yeux. Les deux amants se faisaient une scène, se renvoyaient leurs cinq vérités à la figure et finissaient par enterrer la hache de guerre ou par réaliser que ce n'était qu'un vaste malentendu.
Tout est bien qui fini bien.
À en voir la rage qui défigurait Nayla, qui griffait la finesse de son visage, Léandre doutait du terme de tout cela. Pas sûr que la discussion se conclurait aussi bien que dans les films.
Léandre eut comme un rire coincé au milieu de la gorge. Un grand, un très grand rire.
Un grand rire et un déni comme il n'en avait jamais connu. Tout plutôt que la vérité.
— Tu délires, lança-t-il, à l'attention de Nayla.
— Léandre, articula Raphaël, arrachant l'intéressé à ses réflexions survoltées.
Alors, Léandre jeta un œil à la silhouette de Raphaël. Il aurait aimé la découvrir penaude. Ou plutôt non, il n'aurait pas aimé cela du tout, car cela aurait confirmé la culpabilité de son amant et il n'en était hors de question.
Raphaël était droit, comme inflexible et le cœur de Léandre se serra. Pourtant, la manière dont il l'avait appelé criait tout autre chose. C'était comme si Raphaël lui demandait déjà pardon. Alors, Léandre compris avec horreur que ce qu'il suivrait serait la vérité.
Nayla n'avait pas bougé d'un pouce. Elle était égale à elle-même sauf que la force que Léandre lui avait admirée, sa ressource et ses allures protectrices apparaissaient sous un autre jour. Elle était féroce.
— Je lui dis ?
— Tu es en train de demander mon autorisation après ce que tu viens d'insinuer ?
— La vérité te gêne, Raphaël. Si j'avais compris plus tôt à quel point, je ne t'aurais pas laissé l'approcher.
Léandre crut que Raphaël allait lui coller son poing en travers de la figure. Les deux se faisaient face sans céder un bout de terrain à l'autre. Sauf qu'à ce jeu-là, Nayla n'avait aucune chance de perdre.
— Pourquoi tu ne dis pas plutôt pourquoi tu es si en colère ? Tu as perdu le contrôle, Nayla ?
— T'es un enfoiré, Raphaël, et encore plus quand tu es dos au mur.
L'essentiel de ce qui les opposait passait par un langage informulé. Sans parole, juste à travers le regard. Nayla connaissait Raphaël, assez pour reconnaître la tension de ses épaules, la lueur fuyante de son regard. Derrière ses grands airs, l'homme avait déjà perdu. Derrière un ego dont il pensait s'être détaché, Raphaël le savait.
Nayla s'était tourné vers lui précisément parce qu'elle le savait désespéré. Précisément parce qu'elle savait qu'il n'avait rien à perdre.
Il avait été sans cœur, elle avait été impitoyable.
— Raphaël est arrivé un jour après les autres au village, commença-t-elle. Tu dois te souvenir de son arrivée.
Léandre ne dit rien. Il loucha plutôt sur le geste qui trahit Raphaël, qui déclama à lui seul sa nervosité et à quel point cette discussion le pesait.
Raphaël regarda l'heure, compulsivement. Une fois, puis une deuxième. Pour être sûr.
Il était minuit dix.
— Il était énervé parce qu'une fille avait pris sa chambre et qu'il allait probablement passer la nuit dehors.
Bien sûr que Léandre s'en rappelait. Il se souvenait surtout que Raphaël ne l'avait pas gratifié d'un seul regard et qu'il s'était senti plus invisible que jamais. Il avait détesté la manière qu'avait eu Raphaël de l'ignorer comme s'il avait été un élément passable d'un décor.
— Je lui ai proposé une chambre alors que l'hôtel était encore fermé.
— Je ne savais pas pour Wendy, précisa Raphaël, comme si ce détail avait toute son importance. Que tu me proposes une chambre, ce n'était pas prémédité.
— Mais je t'ai proposé quelque chose, avant que tu ailles rejoindre les autres, poursuivit Nayla, imperturbable. J'ai toqué à ta chambre pendant que tu défaisais tes valises et je t'ai parlé de Léandre. Je t'ai parlé de son anxiété, je t'ai dit qu'il avait du mal à s'ouvrir aux autres et qu'il était seul, ici.
Elle lui avait dépeint le personnage tel qu'elle l'avait connu depuis son arrivée en Ardèche. Les premiers jours, Léandre avait été presque incapable de sortir de sa chambre. Il s'y enfermait dès qu'il sentait les signes précurseurs de ses crises d'angoisse. Parfois, la paranoïa l'avait poussé à s'isoler sans raison, juste parce qu'il avait mal interprété les signaux de son corps.
Il avait alors expliqué à Nayla qu'il n'avait jamais quitté le foyer familial. Elle avait fait preuve d'une bienveillance comme Léandre en avait rarement connue. Pas une bienveillance passive, fondée sur des « prends ton temps, surtout ne te force pas ». Nayla l'avait poussé à dépasser des limites qu'il pensait inatteignable et avait été bien plus que la fille du patron. Peut-être avait-elle pressenti qu'elle arrivait au bout de ce qu'elle était capable d'offrir à Léandre.
Ce dernier se demanda ce que Nayla avait révélé à son sujet. Tout ce que Léandre avait cru avouer à Raphaël, peut-être le savait-il déjà ?
— Je t'ai demandé de le prendre sous ton aile, de veiller sur lui, de lui tendre la main. Je me suis dit que tu étais ce dont il avait besoin. Tu aimes te mettre en danger, Léandre en avait peur.
Le mélange ne pouvait que fonctionner. Nayla avait endossé le rôle d'un cupidon aux intentions purement platoniques.
— C'est parti d'une bonne intention.
De tout ce que Nayla venait d'avouer sans tirer de vives réactions à Léandre, ce fut la seule phrase qui semblait lui être vraiment destinée. Nerveusement, il porta sa main à sa bouche et attaqua la peau fine avec une frénésie qu'il calma sans s'en rendre compte. Il passa l'ongle de son pouce contre sa bouche et se griffa au passage. Là, il prit conscience qu'il avait laissé couler les paroles de Nayla sur sa peau.
Il n'avait pas pris la parole de toute cette joute verbale, puis des explications de celle qui avait veillé sur lui en tout premier lieu. Il n'arrivait plus à parler, mais la douleur... La douleur revint à lui comme une gifle en travers de la joue. Un coup brutal et humiliant.
Nayla s'arracha au sursaut de culpabilité qui l'avait traversée et continua :
— Tu es allé le voir et le résultat a dépassé toutes mes espérances.
— Oui, approuva Raphaël.
— Tu devais le surveiller ! martela Nayla. Lui montrer qu'il peut s'amuser sans risquer sa vie, qu'il est capable autant qu'un autre, lui redonner confiance en lui.
C'était ce qui avait été convenu le premier soir où Raphaël avait été arrivé. Léandre imagina, avec une précision chirurgicale, une discussion froide et sans sentiment. Leur première vraie rencontre, peu de temps après, avait été créée de toute pièce.
Artificielle.
Léandre crut qu'il allait suffoquer, mais non. Son calme glaçant le terrifia.
— J'ai échoué, en convint Raphaël.
Léandre était immobile entre eux deux. Comme un arbitre ou bien un juge.
— Je l'ai laissé seul à la soirée chez Charly, je l'ai mis en danger.
Les yeux de Léandre s'arrondirent. Le noyau du problème, ce n'était pas la fois où le groupe l'avait intégré à leur programme de randonnée, mais que tout ceci soit prémédité. Les pensées de Léandre le guidèrent vers la suite naturelle des choses et vers une question odieuse : où Raphaël s'était arrêté ? Quelle place avait tenu la vérité dans cette vaste mascarade ? Avait-il une seule fois était sincère ?
Il t'a menti, Léandre.
Il recula d'un pas minuscule.
— C'est ça qui te dérange, Nayla ?
— Tu sais très bien que non.
— Justement, non. J'aimerais que tu m'expliques, si déjà tu décides de saboter ce que tu as fait. Tu crois qu'il avait besoin de savoir ?
— Tu crois qu'il ne le mérite pas, peut-être ?
— C'est toi qui me l'as demandé ! N'inverse pas les rôles.
Nayla bouillonnait et Léandre le voyait bien. Ses lèvres pincées, elle ne tarderait plus à exploser. Ses mots filèrent comme dans un sifflement :
— Tu es un enfoiré, Raphaël. Je t'ai demandé de l'aider, de l'intégrer au groupe, pas...
— Pas quoi ?
— Pas d'aller plus loin, pas...
— Pas de tomber amoureux ?
Léandre recula d'un deuxième pas, sonné. Dans sa tête, les mots résonnèrent une seconde supplémentaire comme un son de cloche. Alors, il éclata d'un rire sec. Il ne fondit pas en larmes, ne tempêta pas, n'envoya pas ses cinq vérités à la figure de Raphaël.
Il n'y aurait pas de réconciliation ni de fin heureuse.
Léandre éclata de rire.
Il se tordit sous la violence d'un hoquet et puis le rire mourut aussi prestement qu'il lui était venu.
Léandre sentit à peine le regard affolé que Nayla posa sur lui. Elle semblait prendre mesurer l'instabilité de son protégé. Elle le regardait exactement comme s'il avait perdu la tête, avec un mélange d'incrédulité et d'inquiétude.
— Il ne m'aime pas.
Léandre avait mis dans ces quatre mots toutes les certitudes qui lui restaient. Il prit conscience de tout ce que sa concentration tournée vers Nayla et Raphaël avait occultée. Le clapotis de l'eau, la rumeur lointaine des grillons, la brise ténue sur sa peau. Le silence était retombé.
Pour une fois, Léandre ne préoccupa pas de l'inconfort qu'il suscitait. Il le laissa s'éterniser longtemps, jusqu'à ce que les défenses de Raphaël tombent. Léandre entrevit une détresse jumelle de la sienne.
— Qu'est-ce qui était vrai ? demanda-t-il.
Nayla secoua la tête. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais Léandre la coupa :
— Tu peux nous laisser seuls, s'il te plaît ?
— Une discussion en privé, traduisit Nayla.
Elle fut tentée de s'excuser, mais garda le silence. Ce n'était pas ce que Léandre avait envie d'entendre. Elle n'ajouta rien de plus et passa à la hauteur de Raphaël sans lui adresser l'ombre d'un regard.
Ce qu'elle reprochait à Raphaël, c'était de laisser Léandre espérer. Il avait redoublé d'ambiguïté et, neuf jours avant de disparaître de sa vie, il lui faisait miroiter un avenir. Or, Nayla savait de que Raphaël n'en possédait pas. De son propre aveu. C'était tout ce qui distinguait Léandre de son amant.
Ce dernier chercha son regard dès lors que Nayla disparût. Il y avait quelque chose de vacillant dans son attitude, quelque chose d'ébranlé jusqu'aux fondations de son être. Raphaël avança d'un pas et Léandre répéta :
— Dis-moi ce qui était vrai.
Rien ne vint. Léandre eut beau attendre et attendre encore, Raphaël ne trouva rien à répondre. Il conserva un silence qui en disait trop et Léandre ferma les yeux comme pour accuser le coup. Là, il garda ses reproches pour lui et fit volteface. Tout plutôt que de servir à Raphaël une vague de reproches inconsistants et clichés à en mourir.
— Léandre !
Raphaël avait enroulé sa main autour du poignet de son amant. Il l'enchaîna à lui comme le fil dont il lui avait parlé, le premier soir où ils avaient fait connaissance.
Sauf que cette image étrange était aussi fausse que la discussion avait été le fruit du hasard.
— Lâche-moi, grinça Léandre.
Dans sa voix couvait un sanglot. Raphaël n'avait pas semblé l'entendre et Léandre n'essaya pas de se dégager. Il se retourna.
Il se retourna et gifla Raphaël à toute volée.
J'espère que ce chapitre vous aura plu et qu'il est clair puisqu'il propose pas mal de petites révélations censées éclairer le comportement de Raphaël (et celui des autres) dans tout le roman. Je suis curieuse de savoir ce que vous en avez pensé :)
Il reste sept parties avant la fin, épilogue compris, alors on rentre vraiment sur la dernière ligne droite ! J'ai pas mal d'appréhension personnellement, comme pour toutes les fins.
Je vous embrasse !!
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top