Chapitre 31

[Casimir, qui ne le déteste pas vraiment, ce félin]

— J'avais juste besoin de prendre l'air, prétendit Léandre, en se retournant à demi.

Raphaël garda ses distances dans un premier temps. Il avait refermé la porte-fenêtre derrière lui en servant une excuse toute faite pour ne pas alerter les autres. Derrière les airs décontractés, l'ambiance légère de la soirée, se cachait la suspicion. On le surveillait systématiquement, à la façon d'espions infiltrés. La fausse liberté dont Raphaël jouissait en compagnie de Léandre n'était qu'un leurre, une manière de faire oublier au détenu les conditions de sa rétention.

L'espace d'un instant, Raphaël se tendit. Tous ses muscles se crispèrent sous sa peau. Un réflexe de rejet. Il entendait les conversations de ses amis derrière la vitre et les regards qui couraient innocemment jusqu'à lui. Un pas ou deux et il disparut derrière la végétation qui rongeait la pierre autour de la piscine.

— Tu es un mauvais menteur, Léandre.

— Face à toi, n'importe qui aurait l'air mauvais, rétorqua tranquillement Léandre.

Raphaël cilla. Il n'était pas de ceux qui perdaient la face au premier imprévu. Il n'y avait que Léandre pour le prendre court, pour dépasser ses attentes. Ce garçon n'avait aucune idée d'à quel point c'était rare. Sans le savoir, il tirait en plein cœur. Il n'était jamais là où Raphaël l'attendait et cela faisait de Léandre une énigme aussi insoluble que lui.

Un bon menteur, n'est-ce pas ?

Léandre se rendait-il compte de s'être rapproché de la vérité, de l'avoir frôlé du bout du doigt ? Le cœur de Raphaël s'était affolé dans sa poitrine. Il tempéra sa peur et se fondit dans son impeccable neutralité.

Il rejoignit Léandre pour de bon et se planta juste derrière lui. Aussi immobile qu'une ombre collée contre le dos de Léandre. Ce dernier tourna la tête et la releva légèrement, comme s'il espérait abolir leur différence de taille. Sans préavis, la main de Raphaël se fraya un passage jusqu'au cou de son amant. Dans un geste délicat et qui jurait avec la dureté de son impassibilité, il releva la mâchoire de Léandre et dégagea sa gorge. Là, Raphaël laissa courir le bout de ses doigts du menton jusqu'au creux des clavicules en passant par la pomme d'Adam.

Léandre déglutit. Celle-là, il ne l'avait pas vue venir.

Raphaël ne s'était pas pressé contre lui, ne l'écrasait pas outre mesure de sa présence. Il ne l'avait jamais fait. Il semblait mettre un point d'honneur à jouer la carte de l'inattendu. Après le jeu de la patience, venait celui-ci.

— Qu'est-ce que tu fais ? articula laborieusement Léandre, le visage rejeté en arrière.

— Je mesure ta fébrilité.

Il libéra Léandre qui lui fit face, le visage empourpré. Pour peu, s'il n'y avait pas le sourire qu'il n'essaya pas à tout pris de réprimer, Raphaël aurait pu croire Léandre furieux. Ils se jaugèrent l'un l'autre en silence, comme s'ils essayaient de deviner vers quoi une discussion les mènerait. Raphaël rompit la glace le premier :

— C'était la discussion qui t'a mis mal à l'aise ou est-ce que tu... saturais ?

— Tu m'as suivi par curiosité ?

— Non.

Raphaël replaça une mèche derrière son oreille. Sans verre à la main, sans rien pour occuper ses dix doigts, il parut empoté. Comme en haut de la falaise lorsqu'il avait daigné se dévoiler. Léandre sentit venir son aveu, puisque plutôt que désamorcer un silence inconfortable, il attendit que Raphaël s'arme de courage et prenne la parole :

— Je n'ai pas assuré, la dernière soirée.

— Tu essaies de te rattraper.

— Toi, tu essaies de faire diversion.

Léandre eut un mouvement de recul quasi imperceptible. Un coup bas, mais un coup qui visait juste. Il n'était pas le seul à pouvoir jouer à ce petit jeu, Raphaël en avait les capacités.

— Je n'en suis pas spécialement fier.

— C'était ce qu'Anton a dit.

Un aveu contre un autre. Il fallait croire qu'ils commençaient à s'entendre, à comprendre quelques comportements récurrents chez l'un et l'autre.

Pour Léandre, c'était encourageant. Il avait le sens du sacrifice, peu lui importait que Raphaël perce à jour ses tentatives de diversion peu subtiles. Personne ne s'était donné la peine de comprendre, de s'inquiéter des instants où, effectivement, il saturait. Qu'on fasse cet effort pour lui, sans rien demander en retour de surcroît, lui suffisait.

Pour Raphaël, c'était épouvantable. Du trouble monstrueux qui se creusait en lui, il ne laissa rien paraître.

— Il a dit que vous reviendriez.

— Ils reviendront sûrement.

— Pas toi ?

Un mensonge ! N'importe lequel, pour peu que Léandre s'en contente. Raphaël esquissa l'un de ses sourires de façade et répondit :

— Si, bien sûr.

— Moi, je ne suis pas sûr d'être là l'année prochaine.

Cette fois, Léandre aurait eu besoin de la proximité de Raphaël. Un contact, même volé, pour déloger ses pensées parasites de sa tête.

— Je n'ai aucune idée d'où je serai l'année prochaine. Ici, à l'autre bout du monde, plus de ce monde...

— Léandre !

La voix de Raphaël fit l'effet d'une gifle à l'intéressé. Il sursauta, s'efforça d'ignorer la colère qu'il ne pensait pas soulever auprès de son amant et reprit de plus belle :

— On ne sait pas où ira le monde, que ce soit dans un avenir proche ou lointain. Si tu m'avais dit il y a un an que j'atterrirai ici, je ne t'aurais pas cru. Je mettais à peine le nez dehors, alors partir de chez mes parents sans prévenir, tu imagines bien que...

— Que tu ne sais pas où tu seras l'année prochaine. C'est ton choix, Léandre, de revenir ou pas. Tu n'as pas tes parents derrière ton dos.

— Non, je n'ai pas d'attache. Personne qui m'attendra si je me trompe, comme l'a dit Liv. Moi, je n'ai pas le droit de me planter et de revenir chez mes parents comme si de rien n'était.

Raphaël était au supplice. La discussion l'ulcérait au point où s'il avait été d'un naturel moins calme, il aurait vociféré à Léandre tout ce qu'il avait sur le cœur. Il rêvait de cette liberté. Qu'elle ne soit pas idéale, il s'en doutait et n'irait jamais remettre en cause les difficultés de Léandre, son départ difficile dans la vie, mais lui aurait tué pour disposer de ces choix.

Le regard de Raphaël fuit celui de Léandre un bref instant. Dans la pénombre, les aiguilles de la montre indiquaient un peu toutes les directions à la fois.

Il devait être minuit, ou minuit moins cinq.

Encore une journée qui venait de leur filer entre les doigts. Il n'en restait plus que neuf.

Raphaël ressentit toute l'urgence qui l'oppressait. La colère qui l'avait fauché se retira. Il enviait Léandre. Il enviait sincèrement cette force qui l'avait forcé à batailler pour sa survie. Il aurait aimé posséder la même, tout au fond de lui.

Le regard rivé sur sa montre, Raphaël était comme statufié. Il réalisait combien Léandre et lui étaient différents. Des opposés parfaits et sur un point au moins : Raphaël était un nostalgique du passé, un amoureux du temps écoulé, là où Léandre était un soldat de l'avenir, brave et inépuisable.

— Quoi ?

La question tira Raphaël de ses pensées. Il se redressa, vertèbre par vertèbre et arqua un sourcil. Léandre le détaillait, lui et les ombres qui s'étaient agglutinées sur son visage. Il aurait aimé les arracher, une à une. La nuit absorbait Raphaël de l'intérieur, comme s'il tombait à l'intérieur de lui-même.

Léandre, de son côté, paraissait attendre quelque chose de son amant. Peut-être qu'il lui dise qu'il ne voulait pas de cette séparation. L'une de ces déclarations mièvres à souhait que Léandre aurait accueillie en roulant des yeux si elle ne lui avait pas été destinée.

On se reverra, Léandre.

Raphaël avait honte de la manière dont il avait ignoré Léandre à Largentière, en compagnie de la fille, mais quitte à jouer au con, autant enfoncer le clou.

— C'est fini pour moi les voyages, alors on devrait se revoir.

Léandre ne fit aucun effort pour masquer sa déception. Son visage se décomposa et ses épaules s'abaissèrent.

— Oui.

Les fils, tu te rappelles ? Ils te retiennent à moi. Tu es condamné à me supporter, on dirait.

— Ton patron m'a proposé de rester à l'hôtel autant de temps que je veux, énonça Raphaël.

Léandre accusa le choc. Il recula d'un pas. Un de plus et il finissait dans la piscine entièrement habillé. Encore.

Il n'y avait que Raphaël pour lâcher une bombe comme s'il commentait la météo du lendemain. Comme s'il ne s'agissait que d'un détail oubliable.

— Tu avais l'intention de me le dire un jour ? articula Léandre, sur un ton trop faible pour s'apparenter à un reproche.

— Je n'étais pas sûr de pouvoir accepter.

— Et maintenant ?

Soufflé par la nouvelle, Léandre en oubliait l'essentiel. Il passait sous silence toutes les questions qu'il aurait dû se poser, à commencer par la vie que Raphaël avait à Lyon. Sa vie supposée, parce qu'il ne l'avait pas évoquée, pas une seule fois.

Si Léandre avait été maître de ses moyens, s'il avait vu la vérité en face, il se serait méfié. Il aurait vu ce que Raphaël incarnait au village, dans l'hôtel aux roses et dans la petite maison : un fantôme. Un amant dont Léandre connaissait les attentions, les rires faux et l'insolence. Peut-être était-ce pour cette raison qu'il s'accrochait si fort à Raphaël. Il était un mirage.

— Maintenant, à toi de me dire.

Léandre regardait Raphaël s'en comprendre, tant ces mots ne lui ressemblaient pas. Tant ces mots ne semblaient pas à être les siens. Il vit Raphaël frissonner dans la nuit et il se demanda si, derrière son visage inexpressif, il avait peur. Est-ce qu'il resterait à l'hôtel un peu plus longtemps si Léandre en faisait la demande ? Ils n'avaient jamais mis de mots sur leur relation, comme si cela risquait d'entraver leurs émotions. Léandre pensait qu'il s'agissait d'une manière de ne pas voir la vérité en face. De quoi qualifier une relation comme la leur, vouée à ne durer qu'un fragile instant ?

Léandre la sentait, cette petite chose ténue entre eux. Cette promesse qui ressemblait à s'en méprendre à une condamnation. Son cœur martelait sa poitrine avec une force douloureux.

Cette discussion qu'ils avaient évitée soigneusement pendant des jours leur pendait au nez. Ce soir, ils ne pouvaient plus la remettre à plus tard.

— Sur la falaise, tu avais l'air pessimiste. Tu as dit que tout était limité dans le temps, que tout était éphémère.

Le mot colla étrangement dans la bouche de Léandre et les yeux de Raphaël tombèrent sur ses lèvres. Chaque seconde qui s'écoulait voyait remonter à la surface des remords. Léandre avait raison, il avait toujours considéré leur relation comme limitée dans le temps. Il ne devrait pas avoir le droit de négocier quelques jours supplémentaires. Dans l'espoir qui coulait dans la voix de Léandre comme du miel, il y avait la preuve de l'égoïsme de Raphaël.

Il avait honte. Plus honte encore que lorsqu'il avait oublié Léandre dans un coin à la soirée, chez Charly.

— Sur la falaise, je t'ai dit que je ne t'avais pas encore dit adieu, rétorqua impitoyablement Raphaël.

Léandre ouvrit la bouche pour répondre, pour donner à son amant ce qu'il cherchait à lui faire admettre, mais il n'en eut pas le temps.

— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !

À quelques pas, Nayla avait enjambé les pots en terre cuite pour rejoindre la terrasse. Si Léandre ne s'inquiéta pas de savoir ce qu'elle avait surpris de leur discussion, Raphaël avait blêmi.

— Bonsoir, Nayla, articula-t-il, en détachant chaque syllabe avec une froideur stupéfiante.

— J'arrive au mauvais moment, peut-être ? Tu attends quelque chose ? Une demande en mariage, la médaille de l'hypocrisie ?

Elle était furieuse. Non, pas furieuse, mais hors d'elle et, de fait, absolument terrifiante. Une sorte d'instinct de survie s'enclencha chez Léandre et il eut envie de fuir à toutes jambes. Une nécessité au moins aussi impérieuse que la curiosité.

— Léandre, rentre à l'intérieur s'il te plaît.

— Je te l'emprunte, il y a une ou deux choses dont il faut qu'on discute en privé.

Raphaël n'avait pas accordé un regard à Léandre. Ce fut la manière dont il se débarrassa de lui, comme d'une poussière au coin d'une table qu'on efface du dos de la main.

— Puisqu'il est trop lâche pour te regarder droit dans les yeux et te dire la vérité, poursuivit Nayla, qui crachait un venin terrible.

— Nayla, gronda Raphaël et sa voix rauque grinça sur chaque syllabe.

— Ose me dire le contraire, Raphaël. Droit dans les yeux. Tu ne peux pas ! Pas à moi !

Elle ne quitta pas l'accusé des yeux, pas même lorsqu'elle éructa, révoltée par le silence passif que Raphaël leur servait en guise d'aveu :

— Il t'a menti, Léandre. Depuis le début, il n'a fait que ça !


Bonne année 2023 à tout.e.s !! J'espère qu'elle saura vous apporter le bonheur, la santé et l'inspiration. Tout ce que vous désirez <3

J'ai loupé une semaine voire un peu plus de publication et j'en suis désolée. Je n'ai pas vraiment d'excuses, si ce n'est que ce n'est pas toujours un automatisme pour moi de venir poster (alors que ça le devrait, quand on a un roman en cours de publication, terminé de surcroît).

Pour ce qui est de la suite, autant vous dire que vous ne devriez pas avoir beaucoup d'occasions de reprendre votre souffle jusqu'à la fin. Le prochain chapitre est notamment riche en explications.

Je vous embrasse !

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