Chapitre 28

[C'est Casimir que vous retrouvez en média.
TW : scène à caractère sexuelle qui concernera le chapitre qui suit. Je vous souhaite une bonne lecture !]

Raphaël était un homme foncièrement pudique.

Il avait été arraché à ses émotions six ans plus tôt, bien qu'il se soupçonnât d'avoir commencé à les étouffer plus tôt. Depuis, il avait appris à composer sans, à se munir d'un sourire de circonstance et à jouer le jeu. Il y était particulièrement doué.

Depuis ce jour, six ans plus tôt, Raphaël se montrait évasif lorsqu'il devait s'épancher sur ses envies, il éludait les questions, les retournait contre l'interrogateur. Il avait inventé tout un tas de stratégies d'évitement. Parler de lui-même et de ses émotions en particulier était douloureux. Cela le renvoyait systématiquement au vide qui s'était creusé, à ce manque que rien n'avait jamais su combler.

Lorsque Casimir signala à Raphaël que Léandre avait une place spéciale, il fut incapable de nier. L'idée lui vint en première et lui laissa un goût âpre dans la bouche. Elle illustrait toute sa lâcheté et un tempérament porté sur la fuite, encore et encore.

Sauf que même le pire couard arrivait à un moment où il ne pouvait plus esquiver. Il finissait pied au mur.

Raphaël ne nia pas. Il haussa les épaules comme si cette idée ne lui inspirait rien de plus. Au contraire, elle le terrifiait. Elle le terrifiait parce qu'il n'était plus familier des émotions qui s'agitaient au fond de son ventre et dans son cœur. Raphaël était devenu un adulte sans se comprendre, en cultivant une image erronée de lui-même. Léandre avait soulevé à ce titre tout un tas de contradictions et il avait vu juste : Raphaël n'avait pas la moindre idée de qui était le vrai lui. Il s'était approprié ces mécanismes sociaux, ces sourires et le reste du temps, l'indifférence.

C'était une forteresse dont Raphaël avait été fier, un ou deux ans auparavant. Sauf qu'entre temps, il y avait eu l'année de voyage où il s'était guéri. Pas entièrement, il restait ce vide en lui, ce vide inqualifiable dont Raphaël avait sous-estimé l'importance, mais ces mois de liberté lui avaient permis de renouer avec des parties de lui qu'il pensait anéanti depuis longtemps. Il avait retrouvé le petit garçon plein d'ambitions, plein de rêves un peu fous, sans doute irréalisables.

Il s'était penché au-dessus de cette projection de lui-même et avait été infiniment triste pour lui. Le Raphaël de huit, dix ou douze ans ne méritait pas cela.

Celui de vingt-et-un ans avait fait face à un cas de conscience. Dans quelle mesure avait-il grandi ? Il avait surtout l'odieux sentiment d'avoir perdu du temps. Des années entières. Six ans, au moins. Il avait passé le cap symbolique des dix-huit ans en comprenant que ce temps-là était perdu pour toujours. Qu'il ne le récupérera jamais, même s'il en crevait d'envie.

Raphaël se demandait alors s'il était vraiment devenu adulte. Si son père n'avait pas raison et s'il n'était pas resté un enfant. Quelque part, le temps s'était suspendu et avait enfermé Raphaël dans le passé, avant qu'il n'ait peur du noir, avant qu'il ne contemple le vide comme un désir inavouable.

Ce fut ce qui se joua dans l'esprit de Raphaël lorsque Casimir présenta un sous-entendu peu subtil à l'égard de Léandre. Il eut peur, il eut envie de nier, mais il n'en fit rien. Son ami ajouta, un peu plus bas :

— Elle en pense quoi, Nayla ?

Raphaël se redressa dans un sursaut. Son nez se retroussa et son visage se vida de toute émotion. Seule exception : une interrogation logée dans ses yeux qui sonnait comme un avertissement. Casimir avait tout intérêt à changer de sujet et vite. S'il n'était pas amateur de conflits, il n'était pas non plus connu pour son instinct de survie. Raphaël et lui avaient bien cela en commun.

— Tu lui as dit ? insista Casimir, l'air de rien.

— Lui dire quoi ?

— Ce n'était pas ce qui était prévu à la base, si ?

— Ce qu'il y a entre Léandre et moi, ça ne regarde personne, s'hérissa Raphaël, nettement sur la défensive.

— Mais elle sait ? Elle a dû deviner, non ? C'est pour elle que tu l'as joué discret ces derniers jours.

Raphaël jeta un regard en biais à Anton, toujours à moitié allongé sur le fauteuil. Il écoutait de la musique, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. Sans doute un tube des années 80 comme il en raffolait.

Si Casimir avait réussi à déduire tout cela, qu'en était-il d'Anton, de loin le plus observateur de leur trio ? Raphaël n'aurait pas cru qu'on puisse le percer à jour aussi aisément. Et dire qu'il avait eu l'audace de se penser maître du jeu !

Casimir savait Raphaël trop intelligent pour ne pas avoir remarqué que son silence, la distance qu'il implantait entre Léandre et lui, bouffait ce premier. Il n'était pas un coupable accusé à tort, bien au contraire. La brève discussion qu'il avait eu avec Raphaël avait convaincu Casimir qu'il n'était pas aussi innocent qu'il aimait le laisser penser.

Ils étaient bienveillants à l'égard les uns des autres et, plus que cela, ils se connaissaient au point où ils ne pouvaient pas se faire de reproches sans que cela passe pour des atteintes personnelles. Sans Wendy pour recadrer Casimir, personne ne l'aurait fait. Cela restait vrai dans le cas de Raphaël.

— Avoue au moins que ça a pu jouer !

— Elle sait. Soit Liv accapare toute son attention et je m'en sors bien grâce à elle, soit elle s'en fiche. Elle n'a jamais rien précisé pour Léandre et contrairement à ce qu'elle aimerait penser, elle ne peut pas tout contrôler !

Raphaël se dégagea. Il croisa Wendy qui servait des assiettes dans la cuisine et lui lança :

— Rien pour moi, merci !

— Tu auras la vaisselle pour demain quand même, rétorqua Wendy, sur le même ton.

Les trois assiettes tenaient dans un équilibre précaire lorsqu'elle quitta la cuisine. Anton allait se lever pour venir à son secours, craignant surtout de briser la vaisselle de son paternel aussi bêtement, mais elle lui assura :

— J'ai fait trois jours de stage dans un restaurant italien.

Anton dut rattraper l'assiette au vol lorsqu'elle arriva à sa hauteur. Il se demanda comment il était possible d'être à ce point doué en tout et aussi gauche de ses dix doigts. Il examina le contenu de son assiette avec une pointe de suspicion. Il ressemblait à un enfant qui refuserait de manger un aliment trop peu ragoûtant à son goût ou qu'il ne connaîtrait pas. D'apparence, cela aurait pu être un caprice.

— Salade de ma conception. Améliorée de génération en génération dans la famille. J'ai enlevé les oignons.

— Raphaël n'aime pas.

Du bout de sa fourchette, il poussa un légume non identifié. Wendy le noya sous ses bavardages :

— En fait, je suis incapable de ne pas faire brûler ce que je cuisine. Je me contente des plats froids. Dès que j'utilise un four, j'oublie ce qu'il y a l'intérieur et ça finit carbonisé. Pareil pour les plaques, j'ai ruiné un paquet de casseroles que j'ai oubliées sur le feu ! J'ai interdiction d'utiliser les plaques et le four, à la maison. J'ai des amis alsaciens, Achille et Sidoine – il faudrait que vous les rencontriez, je suis sûre que vous vous entendriez bien – ils m'appellent cheffe !

Anton adressa un sourire poli, mais un peu crispé à Wendy. Elle ne s'excusa pas d'avoir babillé à outrance et lui rendit son sourire. Il était sur ses gardes, un peu comme si elle risquait de l'empoisonner. Son corps était affamé, en témoignait les grondements de son estomac, mais ce devait être un jour sans, car il avait du mal. Du mal à porter la fourchette à ses lèvres, à mâcher et à avaler. Rien de plus simple, pourtant.

Anton lui-même s'était longtemps figuré qu'il devait être capricieux. Jusqu'à ce qu'un spécialiste mette des mots sur ce qui le poussait à s'affamer sans cesse. Il aurait préféré les caprices.

— Tu n'es pas obligé de tout finir. Essaie juste et sinon, il y a des risques d'hier au frigo. Ne te rends pas malade, surtout.

Elle s'éloigna sans se départir de son sourire. Anton arma sa fourchette de ce qui ressemblait à du tofu au sésame. Ce n'était pas quelque chose qu'il avait l'habitude de manger et il aurait dû se tourner vers des valeurs sûres, comme le concombre dont il raffolait. Sans réfléchir outre mesure, Anton enfonça la fourchette dans sa bouche et mâcha lentement.

Raphaël avait traversé le couloir jusqu'à la chambre de Wendy. Ce qui avait été sa chambre jusqu'à l'année dernière. En écartant la porte juste assez pour se faufiler à l'intérieur, Raphaël constata qu'elle avait réarranger la décoration, mais très sombrement. Elle n'avait pas imprimé sa marque, mais avait donné une ambiance particulière à cette chambre. Quelque chose de réconfortant et d'assez personnel. Une odeur de sapin flottait dans l'air. C'était agréable, tout comme la pénombre dans laquelle la pièce avait été plongée.

Sur le lit, à peine plus large qu'une couche simple, gisait Léandre. Il ne semblait pas avoir remarqué la présence de Raphaël. Allongé sur le dos, il répondit distraitement au téléphone :

— Non, je n'en ai pas encore parlé à Amine. Je ne sais pas encore quand je reviens au Mans.

Léandre s'était contenté d'enfiler un t-shirt trop ample et ses jambes effilées étaient étendues devant lui. Dans la pénombre, on ne devinait plus l'hématome qui couvrait son genou.

— Mon contrat finit le premier septembre. Le patron peut prolonger le contrat jusqu'à fin du mois si je suis dispo.

Léandre se frotta les yeux et Raphaël s'apprêtait à quitter la chambre lorsque les yeux de son amant se posèrent sur lui. Un sourcillement, puis la voix de Léandre qui coupa manifestement celle de son interlocutrice :

— Océane, il faut que je te laisse. Il est tard en France. Je te rappelle demain, OK ?

Raphaël n'eut pas la moindre idée de ce que ladite Océane lui répondit, mais Léandre s'empourpra avant de raccrocher. Appuyé contre l'encadrement de la porte, Raphaël jouait de sa nonchalance. Sa contrariété s'était envolée. Du moins, en surface.

— Il faudra que tu me la présentes, déclara Raphaël.

— Elle est en Australie en ce moment. Ce n'est pas exactement la porte à côté.

Raphaël en convenait. Il approcha d'un pas, puis d'un autre. Léandre se redressa sur les coudes et regarda Raphaël fermer la porte derrière lui. Devait-il y voir un message, une indication quant à ce qu'il avait en tête ? Léandre s'efforça de calquer son attitude sur l'indifférence étudiée de Raphaël.

— Tu étais en Australie ?

— Non. J'ai fait pas mal de pays. Quelques-uns en Europe, mais surtout en Amérique latine et au Maghreb.

Raphaël s'assit au bord du lit et laissa le silence couler une seconde ou deux. Seule la pluie résonnait encore dans la chambre où Léandre se sentait soudain un peu intimidé. Sa posture le mettait à la merci de Raphaël. Le regard de celui-ci ne lorgnait pas, au contraire. Il fuyait le sien lorsqu'il articula :

— J'avais besoin de partir loin.

Léandre connaissait désormais la valeur de ces minuscules aveux. Il acquiesça et faillit parler de l'Australie en relayant les détails qu'Océane lui avait donnés. Il pensait à la rejoindre, bien sûr, mais au point où il se situait, l'avenir n'était qu'un concept incertain. Plus il pensait, plus il en avait peur. Pourtant, dire à Raphaël qu'il aimerait y mettre les pieds s'il éclipsait le bilan carbone d'un trajet en avion sur une telle distance aurait sûrement rendu le demain moins terrifiant.

Il ne dit rien. Son instinct lui soufflait qu'il valait mieux se retenir de parler avenir en présence de Raphaël. Il se redressa pour de bon et enroula un bras autour de la taille de Raphaël. Celui-ci inclina le visage. Son profil se découpa dans la pénombre et Léandre glissa son index de sa gorge à son menton avant de céder. Le piercing de Raphaël accrochait la faible lumière dans la pièce, mais la seule chose qui retint l'attention de Léandre fut sa bouche.

— Qu'est-ce que tu attends ? s'enquit Raphaël, d'une voix rauque.

Léandre ressentit l'intimité de cette chambre plongée dans le noir jusqu'à l'intérieur de ses os. S'il baissait sa vigilance, il ressentirait la fatigue tapie au fond de son corps éprouvé. Il n'avait pas envie de l'écouter. L'envie dont il avait pleinement pris conscience au cours de leur premier nuit ensemble refaisait surface. Cette fois, elle s'habillait d'une telle urgence que Léandre eut toutes les peines du monde à rétorquer :

— Ton accord.

Le sourire de Raphaël. Son nez qui se retroussait légèrement. Sa mâchoire forte et contractée comme s'il souffrait sans répit. Léandre était fébrile.

— Au pire, je te giflerai.

— Je préfère autant éviter, si ça ne te dérange pas.

— Alors, tu l'as.

Léandre n'attendait que cela. Il leva encore un peu le menton de Raphaël de son index. Il aima sa propre audace, il aima qu'il soit celui qui initie le premier geste, qui les fasse basculer comme il avait aimé se tenir à califourchon au-dessus des hanches de Raphaël quatre jours plus tôt.

Malgré l'urgence qui lui dictait des gestes brusques, Léandre s'interrompit à un souffle de la bouche de Raphaël. Il goûta la saveur de l'attente dans une torture identique à celle que son amant lui avait fait subir sous la douche. Un supplice.

— Léandre.

Cela ressemblait à un avertissement autant qu'à une supplique. Léandre fondit sur les lèvres de Raphaël et enfonça sa main libre dans ses cheveux. Il avala le hoquet étranglé et aussi rauque que la voix de l'homme. La fièvre gagna le baiser et leurs dents s'entrechoquèrent avant que Raphaël s'écarte. Dans la pénombre, Léandre distingua ses yeux écarquillés, sa bouche entrouverte, son expression ahurie et bousculée.

— Léandre, répéta-t-il.

Alors, l'intéressé sentit toute la tension qui figeait le corps de Raphaël. Il devina même les battements furieux de son pouls. L'excitation et la peur. Raphaël ne se dégagea pas, il ne gifla pas Léandre non plus. Ce n'était pas de lui dont il avait peur.

— Je peux allumer la lampe. Je n'y ai pas pensé, pardon.

Raphaël secoua la tête. Cet aveu de faiblesse lui laissait un goût amer dans la bouche. Cette peur d'enfant prenait des proportions qu'il peinait à contrôler. Il battit des paupières et remit de l'ordre dans ses idées. La main de Léandre, toujours posée à même sa chair, l'y aida. Doucement, il guida la paume de son amant jusqu'à sa nuque et l'y pressa.

— Non, laisse éteint.

Le reste des explications resta bloquer. Il n'ajouta rien de plus et espéra que Léandre comprenne. Il ne fallait surtout pas qu'il s'écarte, qu'il s'éloigne... Le bras frêle entourait toujours sa taille et le serra un peu plus fort. Ce fut au tour de Raphaël d'embrasser Léandre et il parcourut son ventre par-dessus son t-shirt. Il l'avait vu nu sous la douche et il en gardait un souvenir vif. Assez vif pour que l'excitation reprenne le pas sur cet accès de peur.

Il s'imprégna de l'odeur de Léandre, il laissa l'ombre dans la pièce reculer. Il ne voyait plus que Léandre et ses jambes sur lesquelles il se montra particulièrement attentif lorsqu'il s'immisça entre elles. Ses mains encadraient le visage de Léandre et, malgré l'impatience, il se disciplina. Comme il l'avait fait sous le pommeau de douche, il se pencha jusqu'à effleurer de sa bouche l'oreille de son amant. Là, il prit tout son temps pour rassembler ses mots :

— J'ai envie de te faire l'amour.

Léandre buta sur ces mots. Surtout sur l'emploi du « je », si peu coutumier à Raphaël. Il en avait envie et s'il lui venait à l'esprit de douter, l'érection qu'il sentait contre sa cuisse lui confirmait ces paroles.

Pour quelqu'un qui avait passé sa vie à se sentir inutile, entendre ces mots avait un impact particulier. Un pincement au cœur, parce qu'il n'aurait jamais cru qu'on les lui destine un jour. Un peu de bonheur, une envie de refermer ses bras sur les épaules de Raphaël et de l'étreindre de toutes ses forces. Il s'abstint et fit descendre puis remonter sa main le long de la colonne vertébrale de Raphaël.

— Qu'est-ce que tu attends ?

Le sang de Raphaël se mit à bouillir dans ses veines. Ce fut qu'une impression, mais elle se révéla plus enivrante que tous les poisons qui avaient obsédé Raphaël. Ils s'embrassèrent et les mains de Léandre s'aventurèrent dans la pénombre, voyagèrent des épaules de son amant à ses hanches, jusqu'au haut de ses cuisses. En un tour de bras, il fut nu et il exigea une équité parfaite de la part de Raphaël. Ce dernier se releva à contrecœur et s'empressa d'envoyer valser ses vêtements, indécemment trop nombreux, pour retrouver le contact brûlant de la peau de Léandre. Il couvrit son corps du sien.

Le souffle court, ils basculèrent de l'empressement à la douceur de caresses languides, pour le plaisir de mener le désir à son paroxysme. Léandre haletait quand Raphaël ondula contre lui. Dans un simulacre de pénétration, il reproduisit le même mouvement sans qu'il ne semble obscène.

C'était surtout terriblement intime.

Si dehors, la pluie apportait une fraîcheur bienvenue, Léandre se consumait au milieu des draps défaits. C'était comme participer à l'une de ces danses sensuelles et se croire tout à fait seuls au monde. Ils s'imposèrent un rythme extraordinairement lent, des gestes réduits à un ralenti improbable. Ils jouèrent de la patience sans se quitter des yeux.

Léandre réalisa que ces temps interminables l'aidaient à laisser tomber sa retenue, à se défaire de ses appréhensions. Il vidait son esprit des interrogations et de l'absence d'indulgence qu'il se destinait. Raphaël le déshabillait de ses peurs et le mettait à nu jusqu'à l'âme.

Raphaël sentit qu'ils approchaient d'un point de non-retour et ce n'était pas celui qu'il avait l'intention de franchir ce soir. Pas ainsi en tout cas. Léandre demanda, avec une nette maladresse :

— Tu... Je n'ai pas de...

Raphaël s'écarta, posa un pied au sol et étendit le bras pour fouiller dans la table de chevet. Les affaires de Wendy s'étalaient au-dessus de celle-ci, dans un désordre qui lui ressemblait bien, mais à l'intérieur du tiroir, Raphaël trouva quelques préservatifs et un tube de lubrifiant. Il devina la date de péremption plus qu'il ne la vérifia et rejoignit Léandre. Il ne céda pas à la tentation et, plutôt que d'embrasser ses lèvres, il déposa les siennes contre son front en murmurant :

— Tes désirs sont des ordres, on fonctionne comme tu en as envie. Dis-moi.

— Tu veux dire, par rapport à...

— Si tu veux que je te prenne, précisa Raphaël.

— Oui !

Léandre se mordit l'intérieur de la bouche. La réponse avait le mérite d'être honnête, mais elle avait été lancée un peu trop spontanément. Il avait déjà songé à la question et cela sautait aux yeux. Raphaël était sérieux, presque grave et Léandre devait bien admettre qu'il était bien plus professionnel qu'il ne l'était jamais. Même si ce n'était ici qu'un prétexte pour tempérer l'effet prodigieux que lui faisait ces mots. Léandre était enthousiaste, peut-être même un peu plus que cela.

Raphaël ploya la nuque et, comme il l'avait fait dans la douche, il embrassa avec dévotion l'intérieur des cuisses de Léandre. Il évita son genou gauche qui devait être encore douloureux et glissa sa main du sexe de son amant à l'orifice caché derrière. Léandre plia la jambe droite, l'écarta et inclina le bassin en guise d'invitation muette. Raphaël avait noté la pudeur qui accrochait ses gestes.

À compter de cet instant, ce que Raphaël initierait aurait la valeur de première expérience pour Léandre. Il ne se pressa pas. Il prépara son amant à le recevoir en observant ses réactions, même les plus subtiles dans la pénombre. Ses doigts caressèrent l'intimité de Léandre tandis qu'il guidait sa main à son sexe pour l'encourager à se toucher. Les yeux voilés de plaisir, son amant explorait les sensations, les jugeait d'abord étranges, déplaisantes, puis exaltantes. Parfois un peu tout à la fois.

— Léandre ? demanda Raphaël, lorsque Léandre souffla un soupir.

— Oui ?

— Je suis le premier ?

— Tu veux savoir si je suis la... vierge effarouchée ?

Raphaël avait retiré ses doigts sans un geste brusque. Il guettait toujours le visage de Léandre, le langage de son corps qui était unanime : malgré l'appréhension, la confiance qu'il vouait à Raphaël était assez solide pour qu'il lui permette de poursuivre. Cela, sans compter son excitation qui lui vrillait l'esprit.

— Tu n'es pas obligé de réponse. Si jamais tu te poses la question, sache que ça ne change rien.

Rien à sa valeur, rien du tout.

— Oui, tu es le premier.

Léandre se redressa à demi pour aider Raphaël à étaler le lubrifiant sur toute la longueur de sa verge. Une fois de plus, il se heurta à l'aisance avec laquelle il resta inexpressif. S'il n'y avait pas la tension de ses épaules, son désir limpide dans son regard, Léandre aurait pu le croire insensible.

— Je suis le premier ? demanda-t-il.

— Non.

Léandre acquiesça. Il avait posé la question pour en avoir la certitude, mais il s'en doutait. Il chassa les images de Raphaël en compagnie d'autres hommes. Le moment n'était pas à l'interrogatoire ou à une jalousie puérile.

Le corps de Raphaël recouvrit le sien et réduisit au silence la voix perfide dans son esprit. Il entendit la pluie qui tombait à torrent dehors, le cœur de Raphaël qui battait à toute allure, son souffle sur son visage.

— Léandre ?

Il acquiesça vivement.

— Dis-moi oui.

Léandre aspira une goulée d'air, se redressa un peu pour déposer un baiser sur la bouche de Raphaël et goûta à la douceur de ses lèvres. La main posée en haut de sa nuque, il articula :

— Oui.

Qu'est-ce que tu attends ?

Léandre sentit avec une précision affolante la pression contre son intimité. Le pincement désagréable, le tiraillement, l'étrange sensation. Il força une profonde inspiration. Au-dessus de lui, Raphaël reproduisit la lenteur de leurs caresses. Le bras qui le soutenait tremblait et il passa sous silence le plaisir égoïste qui lui vint. Pas maintenant... Pas encore.

Il embrassa la paupière de Léandre, fit courir le long de sa gorge offerte sa langue et y imprima une morsure indolore. La paume de Léandre se pressa contre sa nuque et il entama un mouvement jusqu'à ce qu'il l'ait pénétré jusqu'à la garde. Jusqu'à ce qu'une émotion étrange lui torde le ventre. Quelque chose qui devait s'approcher d'une joie authentique, d'un plaisir pur.

Les cheveux de Léandre s'étalaient autour de son visage en une auréole blonde. Lui aussi se laissait submerger par une émotion. La douleur qui l'avait surpris n'était pas aiguë et elle avait désenflé jusqu'à ne laisser qu'un profond appétit. Sur la bouche de Léandre, une syllabe roula :

— Oui.

Raphaël se retira presque entièrement, ferma les yeux une seconde et les coula sur son amant. Il dit à son tour :

— Tu n'es pas le premier, mais tu es celui que je n'ai pas envie d'oublier.

La voix de rauque de Raphaël hérissa un frisson sur la peau sensible de Léandre. Il le refit sien, lentement et exhala une plainte. Avant que Léandre n'ait à l'exiger, il laissa le plaisir les guider vers une étreinte moins lascive. Raphaël aurait aimé lui faire l'amour des heures et le lui dire, mais les mots manquaient et ses gestes lui parurent plus éloquents que n'importe quelle promesse.

Léandre gémit et aucune main ne le musela. Il gémit, puis il perdit pied. Ou peut-être les deux au même moment. Son bassin suivait les mouvements profonds de Raphaël, l'incitait à ne jamais s'arrêter. Il était certain que si son amant décidait de reproduire un de ces jeux de patience, il perdrait la face. Il serait incapable de jouer selon les règles de Raphaël. Dans de telles circonstances, il se découvrirait mauvais perdant.

— Oui, répéta-t-il une dernière fois.

Le plaisir grimpa. Léandre lisait sur le visage de Raphaël son ivresse. Il avait abandonné son indifférence et la forteresse tombait, brique par brique, dans le son de leurs respirations haletantes, de leurs corps enchevêtrés, et dans celui de leurs corps qui se rencontrent. Encore et encore.

La main de Raphaël s'enroula autour de l'érection de Léandre qui ferma les yeux. Son corps se relâcha lorsque la félicité le faucha. Il entraîna la chute de Raphaël qui retomba sur le matelas à côté de lui, les yeux révulsés sur la violence de l'orgasme. Sa respiration résonna dans le silence de la pièce et, pendant près d'une minute, Léandre prit mesure du vide que Raphaël lui avait laissé. La peur qui l'avait quitté revint et il craignit que son amant ne lui fausse compagnie lorsqu'il se leva. Il se débarrassa du préservatif et effaça la peur de Léandre en nettoyant entre ses cuisses sans un mot. Le geste valait plus que le reste.

Raphaël le rejoignit dans le lit. Il était à peine assez large pour les accueillir tous les deux. Cette proximité plut à Léandre plus qu'il ne saurait l'admettre. Il garda pour le lendemain l'analyse de ce qu'il avait ressenti, de ce qu'il avait fait et ce qu'il n'avait pas fait.

Ses paupières lourdes papillonnèrent. Il était épuisé, mais avant de sombrer dans le sommeil, il sentit les bras de Raphaël autour de son épaule. Il sentit le baiser qu'il déposa sur sa tempe.

Il sentit l'empreinte de son sourire sur sa peau.

— Dors.

J'avoue que je n'ai pas grand-chose à ajouter. Le chapitre parle de lui-même.J'espère qu'il vous a plu. Je l'ai déjà dit, mais il y a toujours de l'appréhension quand on publie une scène comme celle-là. C'est assez quitte ou double, alors j'espère que vous avez aimé ce petit moment.

Je réalise qu'il reste dix chapitres avant la fin du roman (et une petite partie annexe en plus de l'épilogue). Le temps des adieux est encore loin, mais ça s'approche tout doucement.

Je vous souhaite une belle journée !

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