Chapitre 26

[Ai-je vraiment besoin de le présenter ? Il s'agit de Raphaël, évidemment]

Le chemin du retour s'était révélé plus éprouvant encore que l'allée. Sous des trombes d'eau, ils progressaient prudemment en observant un ordre précis : Wendy ouvrait la marche, suivie d'Anton, de Raphaël et de Léandre. Casimir fermait la marche et s'assurait que le garçon suive bien le rythme.

Plus d'une fois, Anton se retourna vers Raphaël pour lui demander :

— Il va tenir, tu crois ?

— On n'a pas le choix.

Une belle manière d'exprimer son doute. Les descentes parfois très raides étaient moins épuisantes que les montées entre les rochers, mais elles mettaient Léandre au supplice. Son genou le tenaillait et s'il n'y avait pas eu cette pluie, l'orage qui se rapprochait en motif de fuite, il aurait réclamé une minute.

Une minute de pause, accroché à la souche d'un arbre, le corps courbé par un point de côté. Il ne se serait pas assis sur un rocher, même si ses jambes faiblissaient et en auraient eu besoin. En fait, s'il s'asseyait, Léandre n'était pas certain de réussir à se relever.

— Imagine que t'as un ennemi aux fesses et qu'il ne faut pas traîner, lui glissa Casimir, quand les grondements de l'orage devinrent menaçants.

— Arrête des conneries, Cas' ! le rabroua Anton, auquel rien n'échappait. Si un de nous glisse, on n'aura rien gagné. Je n'ai pas envie de faire un tour en ambulance.

Le ton était donné. Ils progressaient prudemment, avec malgré tout un adversaire redoutable qui s'approchait. Chacun d'eux savait que mettre les pieds dans une forêt pendant un orage tenait de la bêtise pure. Anton, sans doute le plus prudent du groupe, à défaut d'en vouloir au plan bancal de Wendy, s'en voulait de ne pas avoir été plus attentif.

Entre les arbres, l'écho de l'orage résonnait comme dans une grotte. En échos qui se répercutaient jusqu'à ce qu'un autre coup de tonnerre ne rapplique. Le bruit y était sans fin et multiplié, déformé jusqu'à tisser des sons méconnaissables. Casimir ne l'aurait avoué pour rien au monde, mais en dernière position de cette étrange concession, il commençait sérieusement à flipper.

Un craquement fendit l'air et il sursauta en retenant un cri terrifié.

— Merde ! C'était quoi ça ?

Léandre s'était retourné d'un bond, lui aussi et il avisait la pénombre en plissant les yeux. Comme si cela ne suffisait pas, la nuit avait commencé à tomber. La quantité de nuages amassée dans le ciel et l'ombre de la forêt formaient une obscurité qui s'intensifiait minute après minute. D'ici à une demi-heure, il ferait noir comme en pleine nuit.

— Rien, assura Raphaël avec un aplomb aussi vacillant que la démarche mal-assurée de Léandre. Il ne faut pas qu'on traîne !

Léandre lui emboîta le pas. La peur faisait un carburant diablement efficace et, malgré la fatigue de ses muscles, il réussit à presser le pas. Chaque fois qu'une pensée mordante l'atteignait, il esquissait un long pas.

Il continuait d'avancer.

Léandre était tellement obnubilé par cet objectif mécanique – ses jambes faiblissaient au point où il lui fallait réfléchir à tout, même aux gestes aussi naturels que respirer – au point où il ne remarqua pas le dos de Raphaël. Il avait pilé net. Léandre enfonça ses talons dans le sol gorgé d'eau et freina des quatre fers à son tour.

Wendy n'avait prévenu personne avant de s'arrêter en plein milieu du sentier.

— Qu'est-ce que tu attends ? s'enquit Anton, qui frissonna sous la pluie drue. On est presque arrivés, non ?

— C'est...

Wendy déglutit. Elle nota tout ce qu'elle n'avait pas remarqué avant, dans son pragmatisme et son énergie inépuisable : la sueur qui dégoulinait entre ses seins, les ampoules sous ses pieds, les éraflures qui couvraient ses bras à force d'écarter les feuilles et les ronces qui encombraient le passage et la pluie qui imbibait ses vêtements. Ses pieds émettaient un bruit insupportable dans ses chaussures à chaque pas, la semelle aussi trempée que le sol.

Anton avait raison : ils y étaient presque. Il restait moins de cinq minutes et il était temps : ils ne tarderaient pas à plus rien y voir.

Wendy écarta de son bras la branche affaissée d'un arbre. En travers du chemin gisait un arbre immense scindé en deux par la foudre.

— Merde, répéta Casimir.

— Ce n'est pas passé loin, commenta Wendy, d'une voix qui, cette fois, semblait pleinement concernée.

Il y eut un instant de prise de conscience glaciale. Un de ces coups de massue juste derrière la nuque qui laissait sonné. Anton déglutit, ses yeux cernés arrondis sur un regard agité. Pendant que les autres réalisaient leur inconscience, Wendy la digéra en un rien de temps. Elle approcha de la cime encore brûlante de l'arbre et évita l'endroit où elle avait été tranchée en deux. S'il ne pleuvait pas à torrent, ils auraient risqué un départ de feu. C'était ce à quoi Léandre avait pensé, trop conscient des nombreux incendies qui ravageaient les forêts à cette période de l'année sur le territoire français.

— Ça aurait pu cramer.

Et qu'auraient-ils fait s'ils étaient tombés sur l'arbre rongé par des flammes de plus d'un mètre ? Entre un talus et le vide de l'autre côté, ils auraient été coincés.

— Wendy ! Laisse-moi passer devant, lança Casimir, dans le dos de Léandre.

— J'y vais la première.

Elle n'attendit aucune approbation pour briser nette une branche et pour enjamber prudemment le tronc. Une autre branche craqua sous ses pieds et une fois de l'autre côté de la cime, elle aida les autres à passer l'obstacle qui enjambait le sentier. La plupart des branches pendaient dans le vide et il y avait de fortes chances pour que le tronc finisse par basculer à son tour.

Léandre appuya de tout son poids sur sa jambe droite et agrippa la gauche pour la soulever. Les autres retenaient leur souffle. Il réussit à passer sans sourciller, sans laisser trop apparente la douleur qui lui sciait le genou.

L'orage claqua une fois, puis une autre, avant que Wendy se faufile à travers les arbustes couchés par la pluie battante. La voiture les attendait et Léandre s'autorisa à tituber à l'instant où il sortit de la forêt. Sa jambe grinça. La mécanique avait tenu jusqu'ici, bien au-delà que ce que Léandre avait imaginé et elle lui fit regretter son audace. Le point douloureux envoya un pic de douleur jusqu'à ses orteils pour remonter en haut de sa hanche. Sa vision s'obscurcit.

— T'as assuré, mec ! le félicita Casimir, en lui assénant une solide claque dans le dos.

— Un... exploit, articula Léandre en retour.

— Et on n'a perdu personne, triompha Wendy, qui leva la figure sous la pluie dans un petit rire.

— T'avais toutes les occasions de pousser Cas' dans le ravin, répliqua Raphaël, faussement déçu.

— J'ai essayé de le noyer, mais il est increvable !

Ils s'installèrent tant bien que mal dans la voiture. Wendy sauta sur le siège au grand désarroi de Casimir qui jeta un regard abattu aux tapis sous ses pieds boueux.

— Demain, vous me nettoyez ça ! râla-t-il. Anton ! Tes pieds sur le tapis, pas sur les sièges, merde !

L'intéressé leva les yeux au ciel et Raphaël se pinça l'arête du nez. Autour de la voiture, il faisait pratiquement nuit noire. Alors que Casimir ouvrait la porte pour compléter ses consignes, Raphaël résuma la pensée de tous et éructa :

— Démarre !

***

Léandre somnola une partie du trajet et sa tête tomba une fois sur l'épaule d'Anton qui ne se dégagea pas, mais échangea un clin d'œil avec Raphaël et une fois sur l'épaule de ce dernier. Toute jalousie factice envolée.

Lorsqu'ils passèrent à la hauteur de l'hôtel aux roses, dont les portes et les rideaux avaient été rabattus, Anton chuchota en poussant l'articulation à la parodie :

— J'espère que tu es près à le porter à l'intérieur.

— On n'aurait pas dû le déposer devant l'hôtel ? s'enquit Casimir, qui évitait tant bien que mal les flaques qui minaient le chemin.

— Non, il aurait dégueulassé l'entrée et les escaliers, le contredit Raphaël.

— Pablo ne l'aurait pas loupé.

— Tu te débrouilles avec ta princesse endormie, conclut Casimir en se garant devant la maison.

— Je n'dormais pas.

— C'est ça, à d'autres !

Les yeux alourdis pas la fatigue, Léandre eut droit à un réveil brutal. Sa jambe refusa de collaborer et la douleur, qu'il pensait déjà vive un peu plus tôt, lui arracha une exclamation muette. La main pressée contre sa bouche, il accepta celle que Raphaël lui tendit en silence. Il aimait cette assistance silencieuse, qui ne demandait rien en retour comme si rien au monde n'avait de pris.

Lors des longues périodes de rééducation, des séances de torture chez le kiné, Léandre peinait à exécuter des gestes d'une simplicité enfantine. Se lever était un calvaire, quitter son lit le matin, une épreuve, sans parler des bains et des escaliers. Quitte à y passer des minutes entières, à se débattre dans son propre corps, Léandre avait fini par demander de l'aide qu'à contrecœur et que lorsque ses nerfs craquaient. Alors, il y avait le silence agacé de sa mère, les reproches exaspérés, les exclamations de ses frères et sœurs : « Nan, même ça, tu n'y arrives pas tout seul ? ».

Léandre avait alors l'impression de garnir une feuille de dettes. Il devait à sa famille des soins innombrables, des petits gestes du quotidien et une gratitude infinie. Rien n'était gratuit.

— Je prends la douche en premier, clama Raphaël en guidant Léandre jusqu'à l'intérieur.

— Certainement pas ! Tu la prises le premier hier et avant-hier, c'était Wendy. Laissez la place libre !

— C'est la maison de mon père, argua Anton, quitte à verser dans les raisonnements douteux.

Bastet fila entre les jambes de Wendy et poussa un miaulement déchirant en guise de bienvenue. La jeune femme s'agenouilla et laissa le félin la humer avec suspicion :

— On s'est pris la pluie. Je t'aurais bien amené avec nous, mais...

— Il manquerait plus que ça ! ironisa Casimir en jetant plus qu'il déposa les clés sur le petit bar.

— ... tu n'aurais pas aimé l'orage. Tu vois, je t'avais dit que j'étais aussi un chat noir.

Bastet escalada le dos de Wendy et se percha sur son épaule sans cesser de sentir ses cheveux assombris par l'eau de pluie. Elle s'avança vers Casimir qui ne les avait pas vues approcher et qui poussa un cri qu'il aurait lui-même jugé fort peu viril. Acculé contre le bar, il s'écria :

— Éloigne ta bestiole de malheur de toi ! Suppôt du diable !

— Je t'ai dit que c'était la pleine lune, ce soir ?

Raphaël referma la porte de la salle de bain sur Léandre et lui. Il soupçonnait Wendy d'avoir servi de diversion en pleine connaissance de cause.

Les vêtements de Léandre gouttaient au sol. Son visage obstinément incliné vers le sol avait les traits tirés. D'une redoutable efficacité, Raphaël balaya le désordre sans nom qui s'étalait autour des deux lavabos. Il attrapa une serviette, un t-shirt qui devait tailler trois fois trop grand et déclara :

— Tu peux te servir dans mes gels douches. Je vais faire le guet devant la porte, histoire que...

Raphaël réalisa que Léandre n'avait pas bougé d'un cil. Il ressemblait à une poupée inanimée, un peu perdu au milieu de la salle de bain. La main de Raphaël remonta le long de son bras glacé. L'os du coude ressortait comme une aiguille et la peau virait à une couleur qu'il jugea de mauvais augure. Raphaël n'avait pas la moindre idée de si Léandre s'était statufié parce qu'il était transi de froid ou juste à bout de force.

— Léandre ?

— Je crois... Je...

Les cheveux de Léandre s'effilaient devant ses yeux lorsqu'il releva la tête. Ses lèvres violettes assemblèrent une phrase plus convaincante :

— J'aurais besoin de ton aide.

Raphaël se gifla mentalement. Bien sûr qu'il avait besoin d'aide. C'était évident. Ses doigts gourds peinaient à bouger et sa jambe ne supportait le poids de Léandre que par miracle. Raphaël acquiesça et entreprit de défaire l'attache à l'avant de son haut. Il le passa au-dessus de la tête de Léandre, puis s'attaqua à son short qui tomba sur le carrelage dans un bruit mouillé. En deux tours de bras, son amant fut nu dans l'air qui faisait courir sur sa peau humide une brise glacée.

— Je suis désolé, tu...

— J'ai l'air de te reprocher quelque chose ?

— Personne n'a envie de s'occuper d'un gamin impotent.

— C'est ce qu'on t'a dit ?

— Non.

C'était ce qu'on lui avait laissé entendre. Les lèvres violettes de Léandre tressautèrent. Ses dents commencèrent à claquer les unes contre les autres. Son corps se réveillait de sa léthargie. Raphaël chassa avec la même indifférence les gels douches qui se pressaient sur le tabouret en plastique. Il invita d'un geste Léandre à s'y asseoir et ce dernier se laissa davantage tomber dessus qu'il ne s'y installa.

— On t'a déjà dit que tu manquais vraiment d'indulgence envers toi-même ?

Raphaël n'attendit aucune réponse. Il avait retiré méthodiquement chacun de ses vêtements et la pile d'habits boueux formait une flaque au milieu de la salle de bain. Le regard de Léandre descendit de son visage jusqu'à son ventre ferme. Pas de muscles dessinés, pas de proportions parfaites, mais Raphaël n'en était que plus désirable.

— Reste concentré, Léandre, le rappela-t-il à l'ordre.

— Bourreau.

Raphaël approcha le pommeau de douche et l'eau ruissela sur les épaules de Léandre, le long de ses bras qui se réanimaient, puis sur ses jambes. La gauche tremblait douloureusement contre le sol glissant de la douche. Un hématome s'étalait le long de la rotule, vestige de sa chute lorsqu'ils grimpaient pour atteindre le sommet de la falaise.

— Putain ! jura Raphaël.

La vulgarité, dans la bouche de Raphaël, n'apparaissait qu'en présence d'autres personnes, celle de Casimir par exemple. Dans toutes les autres circonstances, elle était le marqueur d'une émotion violente. De celles qui, chez Raphaël, ne lui inspiraient qu'une passivité atterrée ou un éclat tranchant et éphémère.

— Fais-moi penser de demander à Wendy si elle n'a pas quelque chose pour ça.

— C'est qu'un bleu.

Celui-ci ne se rangeait pas dans les bleus indolores, à en croire la légère grimace qui froissait le visage de Léandre à chaque geste. Avant que l'indolence de ce dernier n'achève de l'agacer, Raphaël étala une dose généreuse de gel douche entre ses mains. Léandre tremblait un peu moins lorsqu'il fit glisser une main professionnelle sur l'épaule dénudée. Ses doigts s'emmêlèrent dans les cheveux blonds à la naissance de sa nuque. Il appliqua un massage qui remonta jusqu'à son crâne, puis il croisa le regard de Léandre. Il goûta à son souffle et se reprit.

Ses mains descendirent plus bas. La peau d'albâtre se couvrit de mousse. Les yeux de Raphaël suivirent le parcours du savon sur la peau de Léandre pendant que ce dernier lorgnait sur les gestes en s'imposant une immobile parfaite. Raphaël posa un genou à terre. Il évita avec soin le genou légèrement enflé et passa à l'intérieur des cuisses. Celles-ci tressautèrent sous ses doigts.

— Reste concentré, Léandre.

— C'est... C'est un jeu ?

— Une directive, il y en a d'autres qui attendent après nous.

— Tyran, articula Léandre entre ses dents.

Insensible à ces plaintes, Raphaël effaça la terre qui maculait les chevilles de Léandre avant de rallumer le jet d'eau.

Le dos de Léandre reposait contre la faïence et, abruti par les vapeurs de l'eau brûlante, son corps s'était amolli. La douleur était moins cuisante. Ses yeux mi-clos dévoilaient un regard voilé, brûlant. La gorge de Raphaël se noua et il se fit violence pour ne pas abaisser le regard sur le sexe de Léandre qui se durcissait entre ses cuisses.

Professionnel, Raphaël !

La posture de Léandre était d'une nonchalance apprise des meilleures. Lascive aussi. Le regard n'était pas tout à fait lubrique, mais l'ensemble du corps nu, qui avait retrouvé sa vigueur, brillait par son indécence.

La voix de Casimir leur parvint à travers le battant de la porte contre lequel il martela chaque syllabe :

— Oh, là-dedans ! Vous ne faites rien de crade sous la douche vous deux ! Ou vous attendez qu'on soit tous passés !

Casimir tambourina trois ou quatre coups avant de passer son chemin. L'eau évacuait la saleté, la sueur, la pluie qui avait imprégné leur peau comme un parfum. Léandre ne semblait pas très concerné par l'avertissement de Casimir.

— Mettez-moi au défi de trouver une princesse plus impure que celle-là, protesta Raphaël pour lui-même.

Il raccrocha le pommeau de douche et ne laissa pas le temps à Léandre de jouer la carte de l'innocence. Ils avaient joué cartes sur table et il était net qu'il n'y avait plus rien d'innocent dans ce regard, dans le désir qui vrilla les reins de Raphaël. Il dirigea le pommeau de douche en plein sur la figure de Léandre.

Une eau chaude effaça la concupiscence de son regard. Pas le reste.

Raphaël se pencha sous l'eau qui lui arrosa le visage et qui les enveloppa tous les deux.

Il embrassa Léandre avec la fièvre innommable qu'il lui inspirait.

Hum. Il fallait bien détendre un peu l'atmosphère pour ma défense :)

Je relis un peu les chapitres en postant parce que mine de rien, j'ai fini le roman il y a deux mois déjà. Du coup, ça me replonge dans mes souvenirs et dans l'ambiance des vacances. Petite nostalgie mine de rien et j'espère que cette parenthèse est plutôt plaisante pour vous aussi !

Le prochain chapitre devrait vous plaire. Enfin, j'imagine, puisque le premier passage de ce (cru) vous a bien plu. Je dis ça, je dis rien ;)

Allez, je vous embrasse !

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