Chapitre 25

[Illustration de Raphaël]

Un cri du cœur.

— Non !

Raphaël ne reconnut ni sa voix ni la peur qui lui déchira les entrailles. Pas la peur latente, sourde et vicieuse qui l'empoisonnait depuis six ans, mais un éclat vif et tranchant.

Comme si on venait d'enfoncer la lame d'un couteau à hauteur de son cœur. Ce dernier ruait dans sa poitrine et son corps se révoltait.

Raphaël détendit le bras comme s'il espérait retenir le geste de Léandre. Dans la précipitation, il n'avait pas cherché à comprendre pourquoi. Était-ce du bluff, une sorte de chantage venimeux ?

Léandre ouvrit de grands yeux surpris. Il paraissait aussi stupéfait que Raphaël, la terreur en moins, comme s'il s'était attendu à tout, sauf à une réaction aussi violente.

Il n'y avait plus de forteresse, plus de regard lointain et intouchable. Il vit une faille dans les yeux de l'homme. Une fêlure hideuse, aussi sombre que la nuit qui l'effrayait tant.

Léandre se retourna, contempla le vide un petit instant et sourcilla. De quoi Raphaël avait-il peur ? Du vide ou de lui ?

— Je t'ai fait peur, nota-t-il, avec un calme inattendu.

— Ne reste pas là !

La voix que Raphaël avait voulu tranchante trahissait son trouble. Elle était rauque, mais elle animait une supplication plus qu'un ordre.

— Éloigne-toi du bord !

Léandre ne joua pas de sa détresse. Il avança d'un pas prudent, puis d'un autre. Il n'était pas question de glisser et de compter sur la force de Raphaël pour le hisser jusqu'en haut de la falaise. La scène inutilement dramatique lui avait traversé l'esprit. Il n'y avait que dans les films ou le garçon réussissait à sauver la fille qui avait perdu l'équilibre au pire endroit.

Dans la réalité, le passage ne s'achevait pas sur des larmes de bonheur et sur un baiser langoureux. Dans la réalité, la fille s'écrasait misérablement quelques dizaines de mètres plus bas.

— Je n'allais pas sauter, avança Léandre, conscient qu'il s'aventurait sur un terrain miné, comme à chaque fois qu'il approchait de Raphaël d'un peu trop près.

Il approcha avec la même attention. Il guettait chaque dérobade avec inquiétude. Au moindre mot de travers, au moindre geste inapproprié, Raphaël se déroberait. Léandre avait le sentiment de profiter de sa faiblesse. S'il espérait le faire parler, il n'y aurait que dans un tel instant qu'il y parviendrait. La manœuvre était déloyale.

— Pas besoin de sauter, rétorqua Raphaël, dans un trait d'humour essoufflé. Avec ta taille, un coup de vent et tu t'envoles.

— Il n'y a qu'à côté de moi que tu peux te sentir grand.

Raphaël recula d'un pas. Ses bras pendaient le long de son corps et Léandre devina.

Il devina ses efforts pour trouver une répartie digne de son nom, pour s'armer d'un sourire derrière lequel se protéger, pour se composer une expression nonchalante.

Léandre vit surtout l'échec et à quel point Raphaël ne le supportait pas. Ses lèvres tressautèrent, à mi-chemin entre la parole et le rictus. Il n'y arrivait pas.

— Je ne vais pas tomber, lui assura Léandre, sans savoir si c'était ce qu'il avait envie d'entendre. Je suis désolé si je t'ai fait peur. C'était pas...

— Je sais.

Léandre ne s'était pas rendu compte de sa proximité avec le vide. Lorsque Raphaël avait crié, un mètre le séparait du bord de la falaise et avant que Léandre ait pu tenter une approche maladroite, son amant articula, d'une voix rauque :

— C'est moi qui suis désolé. Je n'ai pas oublié et je ne regrette rien. Tu as joué cartes sur table avec moi dès le début et...

Raphaël pinça les lèvres. À fleur de peau, Léandre devinait les contours d'une rage brute, d'une colère telle qu'il n'en avait jamais deviné au contact de Raphaël. Léandre ne put s'empêcher de remarquer que pour la première fois, il avait le sentiment d'avoir face à lui quelqu'un d'humain.

Quelqu'un fait de contradictions, de parts d'ombre, de paradoxes.

Pas juste une façade, une couverture ou une vitrine, aussi clinquante soit-elle.

Raphaël, ce devait être lui. La peur, l'indignation, la frustration. La douleur.

Léandre ne l'encouragea d'aucune manière que ce soit. Il pressentait que toute intervention de sa part serait mal reçue et que Raphaël devait se débattre avec ses explications. Il confirmait, par ses hésitations, par cette rage un peu immature, qu'il était incapable de s'épancher lorsqu'il fallait parler de lui-même. Il constituait son propre tabou.

— Je ne peux pas te rendre la pareille.

Léandre ouvrit la bouche et le referma. Quoi qu'en pense Raphaël, il était plus honnête dans son jeu qu'il ne l'avait été depuis le début de la partie.

— Je suis désolé, répéta Raphaël.

— C'est moi que tu essayais d'apprivoiser il y a dix jours. Tu te souviens ?

— Ça ne devait pas se passer comme ça.

Cela le tuait de l'admettre, d'admirer cet échec dont il était l'unique responsable.

— Tu as joué cartes sur table, je savais que tu faisais de l'anxiété et j'étais conscient de ce que tu risquais de penser après la nuit où on a couché ensemble.

— Dis-le.

Raphaël le dévisagea d'une drôle de manière. Léandre avait prononcé cet ordre avec une douceur de soie, mais avec une volonté inflexible.

Cartes sur table. Les termes devaient être dits.

— Tu penses que j'ai tiré mon coup et que je me débarrasse de toi maintenant que j'ai eu ce que je voulais.

— Ce n'est pas ce que j'ai pensé en premier. Tu n'as pas eu mon cul.

Raphaël grimaça. Il avait inauguré un langage cru et Léandre le battait à son propre jeu. Dans le contexte sexuel, cela l'avait toujours mis mal à l'aise. Dans la bouche de son amant, cela sonnait sale. Comme s'ils avaient véritablement fauté. Raphaël ne put s'empêcher de préciser :

— Le sexe ne se résume pas à ça.

— Oui, j'ai pensé que tu m'avais jeté comme un déchet. Je me suis demandé si tu étais indécis ou juste un connard. J'ai failli demander l'avis de Nayla, elle...

— Elle aurait choisi la deuxième option.

Raphaël évitait le sujet, amenait un humour déplacé dans une discussion qui l'indisposait au plus au point.

L'orage résonnait dans le lointain et la pluie tombait à grosses gouttes. Elle assombrissait le t-shirt ample de Léandre pour lui faire une seconde peau. Le souvenir qu'il rappela à la mémoire de Raphaël fut aussi immédiat qu'il le rejeta sans attendre. D'un geste de tête incontrôlé, et qui trahissait à lui seul son trouble, il chassa l'image de la piscine, de leurs vêtements gorgés d'eau et de la manière dont ils avaient été retirés un à un.

Raphaël avait été indécis. Il s'était laissé porter par des émotions telles qu'il ne se pensait plus capable d'en ressentir. De l'appréhension à l'audace, de la faiblesse à l'envie, des doutes à l'ivresse. Il avait imposé à Léandre chaque fragment d'une personnalité morcelée. Une mosaïque éclatée en morceaux qui était lui sans vraiment l'être.

Raphaël réalisa combien il avait succombé à ses émotions, à quel point elles l'avaient dirigé comme un adolescent exalté, mais naïf. Il avait agi en enfant et Léandre ne le méritait pas.

Ou peut-être as-tu voulu le protéger ?

Raphaël déglutit.

— C'était déloyal de ne rien te dire.

— Tu n'as pas l'habitude de rendre des comptes.

Tu n'avais pas encore compris qu'il était le plus fort de vous deux.

Raphaël aurait aimé nier, juste pour la forme, juste pour éloigner l'idée que Léandre ait pu voir clair dans son jeu. Il avait voulu se protéger autant qu'il avait essayé de préserver son amant. Même avec le recul, ses excuses étaient inconsistantes et son comportement chaotique.

— Ce n'est pas une excuse, marmonna-t-il.

Il frémit. Ses propres paroles traduisaient une volonté de se dédouaner qui l'écœurait profondément. Léandre ne le laissa pas s'enfoncer un peu plus dans ces explications incohérentes. Il avança jusqu'à mettre à mal le peu de distance qui les éloignait encore. La pluie dégoulinait le long de son front. Raphaël ne s'écarta pas d'un bond. Il resta immobile et guetta les gestes de Léandre.

À lui de l'apprivoiser.

La main qu'il glissa sur la peau brûlante de Raphaël était fraîche. Son pouce effleura la ligne de sa mâchoire dessinée, redescendit le long de sa carotide comme s'il estimait le point idéal pour l'abattre. Le cœur de Raphaël s'était emballé. Ses yeux s'arrondirent. Il s'était volontairement privé de ce contact, piégé dans sa propre contradiction.

« Je veux, mais je ne veux pas. Je peux, mais je ne peux pas. »

La respiration de Raphaël s'était enrouée et son corps se tendit jusqu'aux orteils lorsque Léandre passa ses doigts derrière sa nuque. Il l'incita à ployer le cou, à baisser la tête, à lui présenter un point faible.

— Tu joues avec le feu, croassa-t-il.

— C'est toi qui m'as dit de prendre des risques, répondit Léandre.

Raphaël sourit. Son amant avait gagné en assurance et force était de constater qu'il n'était plus le même que la nuit où il lui avait dispensée ces conseils.

Son sourire se tordit. L'éternel dilemme, la sempiternelle contradiction le rattrapa. Il ne batailla pas et, comme un crève-cœur, il souffla :

— Il est dix-huit heures. Sûrement un peu plus.

— Ils nous attendent en bas.

Raphaël cilla. Ils étaient en retard. Il aurait dû couper court à cette discussion, trop heureux de fuir un sujet embarrassant, mais les mots affluèrent. Raphaël ouvrit la bouche, savoura le poids de la main de Léandre sur sa nuque dans un plaisir coupable et dit :

— C'est éphémère. Cet orage, cette randonnée qui sort de nulle part, ces vacances. Toi. Ça ne dure jamais assez.

Léandre ravala le sourire qui lui vint naturellement aux lèvres. Cela ressemblait à s'en méprendre à une déclaration, mais cela n'en était pas une. Raphaël ployait sous le poids de la main de Léandre. Ils étaient à égalité, tous les deux.

— C'est vrai, en convint-il. Je n'ai pas envie d'y penser, mais tu as raison. C'est le principe des vacances. Sans ça, ce ne serait pas aussi... exaltant.

La tête de Raphaël ne finissait plus de s'enfoncer. Il n'avait pas envie que cela s'arrête. Paradoxalement, il avait fui Léandre ces derniers jours. Il s'était appliqué à gâcher leurs chances de se voir, de se connaître, de cultiver ces fils qui les retenaient l'un à l'autre.

Tout cela durerait bien le temps d'un lendemain manqué.

Bientôt, demain, ils devraient se dire adieu.

Raphaël appréhendait la douleur, l'insatisfaction de ne pas avoir pu jouir de tout le temps nécessaire. Ils allaient se meurtrir, ils ne pouvaient en être autrement.

— Tu aurais pu me dire tout ça. J'aurais trouvé tout ce drama incroyablement cliché, mais j'aurais compris. Je suis assez grand pour ça.

— J'ai agi comme un con.

Léandre esquissa un sourire pas tout à fait convaincant. Il endossait le rôle de celui qui brisait une relation mort-née, parce qu'ils se renvoyaient la balle depuis longtemps et qu'ils ne tarderaient pas à finir trempés.

Les « c'est pas toi, c'est moi » avaient leurs limites.

Il ouvrit la bouche, mais la main de Raphaël remonta jusqu'à la sienne, toujours arrimée à sa nuque et le coupa dans son élan. Leurs doigts s'emmêlèrent comme des fils qui se noueraient.

— Tu as mal compris, je crois, énonça Raphaël en relevant sa tête.

Son regard trouva celui de Léandre avec une intensité telle qu'il l'avait espérée depuis la première nuit. Mordoré contre un gris voilé par le ciel tempétueux. Raphaël garda la paume de Léandre pressée contre sa peau.

— Je ne t'ai pas encore dit adieu.

Il appuya sa main contre celle de Léandre et se pencha.

Leur baiser avait un goût de pluie.

***

— Tu as trouvé un truc ?

Casimir suivait Wendy à la trace dans les ruines qu'ils avaient déniché. Anton faisait le guet avec une méfiance superstitieuse et l'aventurière du groupe avait passé l'encadrement de la porte. C'était tout ce qu'il restait d'une maison en pierre, en plus du tracé approximatif au sol.

— Pas de fée, nota Wendy, comme si elle dressait un inventaire. Les autres ne sont toujours pas là ?

— Anton est resté sur le chemin. Il nous dira s'ils arrivent.

Casimir expédiait ses phrases à une vitesse qui suggérait qu'il avait autre chose en tête. Wendy l'avait remarqué, mais elle ne se laissa pas distraire avant cinq bonnes minutes.

Elle le laissa attendre pendant qu'elle examinait les ruines dévorées par la végétation. La pluie tombait de plus en plus violemment et ses cheveux trempés ne semblaient pas déranger Wendy outre mesure.

Elle enjamba un tronc glissant et coupa la route de Casimir en esquissant un des sourires dont elle avait le secret. Parfait mélange d'amusement et de séduction.

— Oui ?

Casimir passa une main dans ses cheveux. Elle le prenait de court, comme à chaque fois. En public, elle se contentait de quelques taquineries, de faire de lui sa cible préférée et rien ne laissait deviner qu'ils aient pu coucher ensemble. Casimir avait donc assemblé un beau discours, mais dépouillé sous le regard de Wendy, il se rappela qu'elle était trop pragmatique pour les beaux discours.

Il essaya de donner du panache à la question fatidique qui franchit ses lèvres :

— Tu acceptes de sortir avec moi ?

Il ne la surprit pas. En revanche, elle parut intriguée par la proposition. Elle pencha la tête, parut étudier la question, plissa même les yeux et lâcha :

— Non.

Casimir eut l'impression qu'elle venait de le gifler. Personne ne l'avait jamais rejeté sur ce ton, presque en chantonnant. Comme si elle se fichait du sérieux de la proposition.

Non.

Un non qui, dans la bouche de Wendy, sonnait aussi positivement qu'un oui.

Elle le narguait. Son sourire, son visage ruisselant de pluie, lui disait : « essaie encore ! ».

Elle lui colla un baiser humide sur le nez et s'en fut rejoindre Anton en trottinant dans l'herbe détrempée.

La déception se mua en un sourire sur le visage de Casimir. Il se rappelait une époque où il se serait senti atteint dans une notion abstraite et toxique de sa masculinité. Cette fois, il laissa couler ce refus sur lui. Elle avait dit non.

Il était temps de rentrer.

Il était temps, non ? Temps qu'ils jouent cartes sur table pour eux deux, notamment. Qu'ils se disent un peu les choses. C'est pas toujours très simple non plus.

Il était temps aussi de rentrer, je pense. Cette expédition a pas mal duré mine de rien et il reste encore tout le retour. Promis, ça sera moins fort en émotions... ou pas ! Je vais laisser le temps à Casimir de soigner son cœur brisé, le pauvre. Non, plus sérieusement, j'ai bien aimé ce petit passage moins sérieux et qui montre que Casimir évolue, se déconstruit. Il est très imparfait, mais le fait qu'il change me plaît beaucoup. C'est tout l'enjeu de son personnage.

Je vous embrasse, à bientôt !

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