Chapitre 23

[Petit croquis de Léandre]

Wendy leva le nez vers le ciel et vida ses poumons de leur oxygène.

Le soleil n'apparaissait plus qu'à travers des lambeaux de nuages. Le ciel avait viré au gris pendant qu'ils traversaient la forêt et, en humant l'air, Wendy commenta :

— Ça sent l'orage.

— On est en vigilance orange, commenta platement Anton, qui s'était assis au milieu de l'eau qui lui arrivait jusqu'aux épaules.

— Tu as quand même maintenu la randonnée ? s'étonna Léandre, à l'attention de Wendy qui ne se sentait pas très concernée par le problème que cela pouvait représenter.

— On a tout le temps de rentrer.

Léandre examina les nuages qui s'étaient installés en traître. Ils n'allaient pas se mettre à commenter la météo, mais un peu de pluie ne ferait pas de mal. Il n'avait qu'à jeter un œil aux alentours, à l'herbe jaunie qui crevait tant bien que mal une terre sèche, bientôt infertile. D'un mouvement de la tête qui échappa à son contrôle, Léandre chassa cette pensée.

Pas maintenant !

Pas maintenant ? Ce répit que tu t'offres, la cause que tu sers ne peut pas se la permettre.

— Léandre ?

Anton était à l'affut et Léandre ne l'avait pas remarqué. Avait-il peur qu'il leur craque une nouvelle fois entre les doigts ? Les nuages qui s'agglutinaient dans le ciel formaient comme une étuve et la chaleur humide et orageuse se fit étouffante. Léandre s'entendit à peine articuler :

— J'aimerais aller là-haut.

Du menton, il avait désigné le haut de la falaise qui culminait quelques dizaines de mètres plus haut.

De la moue dubitative de Casimir à la perplexité d'Anton, Léandre aurait pu deviner sans mal la réticence du groupe avant même d'avoir lancé ce défi. Un défi qu'il se lançait à lui-même et qui avait surgi avant qu'il ne pense à la difficulté que cela pouvait représenter. C'était une réponse inconsciente à sa propre intransigeance.

Tu n'es pas capable.

Des regards s'échangèrent et l'estomac se serra. Le Léandre du Mans se serait empressé de revenir sur ce coup de tête incompréhensible. Il se serait même excusé dans la précipitation. Une impulsion le poussa à s'écraser comme il avait eu l'habitude de le faire face à ses frères et sœurs, même plus jeunes que lui. Il tint ses positions et attendit que les regards en douce, dignes d'une conspiration, découlent vers un avertissement prudent. Anton s'en chargea :

— Je ne suis pas certain que ça soit une bonne idée de forcer sur tes capacités. Tu n'avais pas l'air convaincu de réussir à monter jusqu'ici et tu l'as fait.

— Tu penses que je devrais m'en contenter ? s'enquit Léandre, d'un air de défiance.

Il en avait assez de contenter de moins, de revoir ses ambitions parce qu'on lui répétait qu'il ne pouvait pas espérer en obtenir autant que les autres. Il avait fini par s'en persuader et à prendre le relai de ces précautions pas toujours bienveillantes.

Et s'il s'était imposé toutes ces limites par confort et non par obligation ?

Léandre ne savait pas prendre des décisions. D'aussi loin qu'il se souvenait, il n'avait pas eu son mot à dire. Sa mère ne lui avait pas demandé son avis avant de partager ses jouets entre des dons dédiés aux enfants défavorisés et sa petite sœur, pour ceux en meilleur état. Son père ne lui avait pas demandé son avis avant l'inscrire au club du foot du collège. Il avait été désinscrit dans la foulée, après s'être révélé d'une médiocrité affligeante. On lui imposait des conduites à tenir, des voies à suivre.

Ses parents auraient désapprouvé cette idée de gravir la falaise. Trop dangereux, trop hors de portée. Léandre s'appliquait à se tenir à l'inverse de ce qu'ils lui auraient ordonné. Dans un esprit de contradiction et de révolte qui n'avait jamais été le sien aussi longtemps qu'il était resté sous leur toit.

— Je pense que tu ne devrais pas risquer de te blesser.

— Il y a encore tout le trajet retour à faire, appuya Casimir.

— J'irai seul, trancha Léandre.

— Non.

La voix âpre de Raphaël tira Léandre de sa détermination brute. La dernière chose dont il avait besoin, c'était qu'il lui explique lui aussi, point par point, qu'il n'y arriverait pas. À tort ou à raison.

Sans se presser, Raphaël consulta sa montre dans un geste dicté par l'habitude.

Il était dix-sept heures quarante-sept.

— Une heure, pas plus.

Léandre avisa le visage de Raphaël sans comprendre. Il y avait la même détermination tranchée qui n'exigeait aucune négociation.

— Et tu n'y vas pas seul.

***

Il avait fallu douze minutes pour convaincre les autres. Raphaël avait servi tous les arguments qui manquaient à Léandre et avait assuré que si cela se passait mal, il se chargerait lui-même de les ramener sur leur pas, l'ascension accomplie ou non.

Léandre s'était plié à ces termes et avait regardé les autres faire demi-tour. Wendy avait été une alliée involontaire puisqu'elle avait souhaité rejoindre des ruines non loin. Elle avait indiqué au duo le passage à emprunter, soit un terrain accidenté que Casimir avait lorgné, dubitatif. Il avait soufflé à Wendy :

— Tu es sûre de toi ?

Avant que Léandre n'ait le loisir de revenir sur ses propres certitudes, ils avaient disparu à l'orée des premiers arbres. Ils avaient laissé Léandre seul avec Raphaël pour la première fois depuis la nuit qu'ils avaient partagée.

Cela devint soudain plus intimidant encore que l'ascension de la petite falaise.

Il avait passé ces derniers jours à attendre des réponses et le moment idéal pour les obtenir lui pendait au nez. Il n'était plus sûr de vouloir savoir.

— Tu n'es pas obligé de venir, l'avertit Léandre, plus pour éloigner la discussion de quelque chose de plus intime.

— J'ai envie de voir la vue, là-haut.

Une fois de plus, Léandre fut stupéfait de réaliser combien Raphaël mentait avec aisance.

Stupéfait et glacé.

Son regard détailla les pierres qui s'assemblaient dans un équilibre précaire. Il avait fallu des milliers d'années à la nature pour modeler ces falaises. Le passage s'enfonçait au cœur de la roche comme une invitation.

Tu en as assez fait.

Monte.

Renonce.

Avance.

Léandre se sentit brûlant et glacé. Il sentit à nouveau ce besoin impérieux de mener à bien ce défi et cela fit tomber ses dernières réticences. Raphaël ouvrit sa main d'un geste élégant et déclara, d'une voix trop solennelle pour être complètement sérieuse :

— Après toi.

Ils n'échangèrent plus un mot. Léandre serra les dents sur les tiraillements de sa jambe. La peau moite de sueur, il se concentra sur l'effort plutôt que toutes les pensées qui le clouaient au sol. Il se dépouilla de ces avertissements moqueurs et de toutes les limites qu'il avait établies.

Raphaël respecta ce silence et l'entretint même à certains égards. Il surveilla les arrières de Léandre, ne s'impatienta pas lorsqu'il dut ralentir l'allure. Il marcha à son rythme sans un mot. Il se tendit à chaque fois que les pieds de Léandre dérapèrent contre la surface lisse des rochers. Il retint son souffle à chaque fois que la douleur crispait ses épaules. Pas une seule fois il lui vint en aide, persuadé que Léandre aurait rejeté sa main tendue et qu'il n'aurait fait que l'affaiblir davantage.

Raphaël avait le sentiment que son amant devait se prouver qu'il pouvait marcher seul. Réussir sans l'aide de personne. La dernière chose dont Raphaël avait envie, c'était de lui devenir indispensable.

Léandre glissa à nouveau à quelques mètres de l'arrivée. Son cœur battait sourdement à ses oreilles et son champ de vision s'était étrécie à la largeur du passage. Un battement de cœur lui arracha un hoquet, son pied droit ripa et la jambe gauche essaya de rétablir son équilibre. Elle trembla, puis céda. La main de Léandre s'était agrippée à la roche qui encadrait le passage. Il s'y écorcha le doigt. Il ne tomba pas en arrière, mais son genou gauche, celui qui était déjà abîmé, heurta violemment la pierre.

— Léandre.

Un sanglot sec.

— Laisse-moi me relever.

Une voix épuisée.

Raphaël recula d'un pas. Il s'était précipité vers Léandre avant de réfléchir. Celui-ci avait fermé les yeux pour tempérer la douleur qui remontait jusqu'à sa hanche.

Imbécile !

— Tais-toi, murmura Léandre, si bas que Raphaël ne le comprit pas.

— Tu peux te relever ?

Dans un accès de fierté mal placée, Léandre fut tenté d'acquiescer sans se poser la question. Sans interroger ce corps éprouvé qui approchait ses limites. Il avala une salive âcre. Inspira profondément.

Son corps lui hurlait de renoncer. Il était faible, Léandre n'avait jamais été aussi sûr de sa force.

— Oui.

Il se hissa sur ses pieds en s'accrochant à la paroi rocheuse. Il tituba sur quelques pas, puis reprit une démarche mal assurée.

Les pierres se dégagèrent pour laisser entrevoir un ciel dense, furieux, aux nuages gonflées et innombrables. Le cœur de Léandre s'emballa une dernière fois et il sentit à peine les derniers pas qui le menèrent en haut de la falaise. Un grondement lointain remonta jusqu'à eux et un sourire se déplia sur le visage de Léandre.

— C'était important, n'est-ce pas ? demanda la voix de Raphaël, qui le rappela à lui.

Léandre ne se retourna pas. Il avait avancé sans un regard en arrière, persuadé qu'il n'aurait aucun mal à le suivre. Il avait surveillé ses arrières et avait observé un silence irréprochable. Aucun long discours n'égalerait sa seule présence.

— Oui, admit Léandre, d'une voix étranglée.

Il approcha le vide. Sa claudication avait rarement été aussi marquée et Raphaël le rejoignit sans trop s'approcher du bord de la falaise. Léandre s'y sentait puissant, lui sentait un vertige l'attirer quelques dizaines de mètres plus bas en une chute spectaculaire.

Lequel des deux craignait le vide, à présent ?

— Tu vois que le vide ne te fait plus peur, observa-t-il, sans rien laisser deviner de son malaise passager.

— Je n'ai pas l'intention de sauter ici, rétorqua Léandre d'une voix curieusement éraillée.

Il releva la tête et inspira l'air tempétueux. L'énergie lui faisait défaut, mais lui restait-il un peu de courage ?

— Je suis né avec une malformation. Une jambe mal foutue, le genre de saletés qui m'a assis d'office sur le banc pendant les récréations des huit premières années à l'école. J'ai loupé pratiquement toute la maternelle et mon dossier à l'hôpital doit avoir la taille d'un annuaire.

Léandre humecta ses lèvres. Il s'adressait au vide à quelques pas, au ciel qui ne tarderait plus à prouver à Wendy qu'elle avait eu tort et que l'orage n'attendrait plus et à Raphaël qui se taisait toujours.

— J'ai été l'assisté, à l'école et à la maison. Le mioche auquel on tient compagnie par pitié, le gamin raté de la fratrie. J'étais inutile. Mes parents n'ont jamais su quoi faire de moi. Je ne sais pas s'ils ont voulu me faire payer tout l'argent qu'ils ont dépensé dans mes opérations, dans les kinés, dans les rééducations. Ils ne roulent pas sur l'or et je leur dois beaucoup d'argent. Je suis l'enfant qu'aucun parent ne voudrait avoir.

— C'est ce qu'ils ont dit ?

— Oui. Dans ma famille, tout se paie.

L'amour, l'attention, la considération et le respect.

Léandre avait quitté le foyer familial peu de temps après le départ d'Océane pour l'Australie. Sous l'emprise de la colère ou de la révolte. Il avait pris la première décision insensée de son existence, avait plié bagage et avait disparu. Sa première pensée avait été de ne laisser aucune indication quant à ses intentions, mais il avait laissé une lettre sur la table du salon. Elle ne portait aucune accusation, rien qui ne constitue un véritable reproche. Cela n'avait pas empêché son père de l'appeler deux cents huit fois en saturant sa messagerie de messages vocaux et sa mère de lui envoyer un nombre tout aussi affolant de messages.

Plus que tout le reste, une phrase les avait interpellés. Leur fils voulait se prouver qu'il pouvait se construire un avenir. Ce devait être, à leurs yeux, le paroxysme de l'ingratitude. Ce jour-là, Léandre avait réalisé combien il avait été enchaîné à cette maison. Le retard qu'il avait amassé, ils en étaient responsables.

Ils étaient plus ses géôliers que ses parents.

Léandre frissonna dans la chaleur moite et orageuse. Il ajouta, très bas :

— Surtout la faiblesse.

Il crut que ses jambes allaient se dérober sous son poids. Au lieu de quoi, une larme roula le long de sa joue pour s'écraser au sol. Il pressa ses mains contre ses yeux comme pour retenir ses pleurs. Il n'avait pas pleuré lorsqu'il avait quitté le Mans en rassemblant toutes ses économies. Il n'avait pas pleuré une seule fois depuis son départ, un mois plus tôt. Plutôt que de se recroqueviller, il se courba dans un sanglot douloureux.

L'ombre de Raphaël se fondit dans la sienne. Il ne l'avait pas entendu approcher, mais Léandre sentit très distinctement ses bras se refermer sur lui. Aspirer ses sursauts, ses inspirations hachées par les sanglots, puis fendre le silence électrique :

— Quelle que soit ta définition de la faiblesse, tu ne l'es pas. Ceux qui te l'ont laissé entendre devaient avoir peur de ta force.

Les sanglots de Léandre finirent par s'apaiser. L'emprise de Raphaël se défit.

— Tu es fort, Léandre.

Plus fort que lui, sûrement.

— J'ai toujours peur de tomber.

— Je ne te lâche pas.

Raphaël sentait les fils incrustés dans sa peau et qui les retenaient à Léandre. Il n'en avait pas conscience, mais les rôles s'étaient inversés. Raphaël répugnait cette idée, mais Léandre le retenait au-dessus du vide.

Une seule question se posait encore. Était-il assez fort pour empêcher sa chute ?

Léandre se retourna, tourna le dos au bord de la falaise et ils se jaugèrent, l'un et l'autre. Ils s'observaient différemment et cela n'aurait pas dû les surprendre. À partir de l'instant où ils avaient accepté de se mettre à nu, ils le savaient. Léandre acceptait que leur relation soit vouée à évoluer, Raphaël, figé, incapable d'avancer, beaucoup moins. Il chassa plutôt du pouce une larme prisonnière des cils blonds de Léandre.

— Tant que tu n'auras pas appris à te relever, je ne te lâcherai pas.

Le temps se suspendit. Au-dessus de leurs visages, le ciel suinta une pluie tiède.

Une grosse goutte s'écrasa sur la joue de Raphaël.

C'était la dernière étape de l'ascension. Il a réussi, finalement. Est-ce que vous avez douté de Léandre ?

On en apprend un peu plus sur son handicap et c'est la première fois qu'il se confit sur le sujet. Ce n'est pas anodin comme moment, mais j'imagine que vous l'aurez deviné. C'est très important pour Léandre et pour Raphaël.

Vos pronostics pour la suite ? Parce qu'il reste la descente et de ce qu'on dit, la chute est toujours rude... Nan, j'arrête avec mon teasing ! ;)

Je vous dis à très bientôt pour la suite !!

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