Chapitre 2
[Léandre]
Le soleil s'effilait en lambeaux sanglants à la frontière de l'horizon. Anton examinait avec une nervosité grandissante la tombée de la nuit. Malgré la touffeur de la maison de son père, il frottait ses bras frêles de la paume de ses mains comme pour se réchauffer. Posté devant la fenêtre, l'immobilité d'Anton accentuait un peu plus la longueur de son corps efflanqué.
— Il devrait être revenu, non ?
— Hein ?
À l'inverse du tempérament inquiet d'Anton, Casimir était affalé sur l'un des deux fauteuils. Il avait critiqué le goût du père de son ami en arrivant, grimace à l'appui, mais l'argument du confort semblait avoir rattrapé toute préoccupation esthétique.
Casimir avait cherché à retenir Raphaël lorsqu'il était sorti en trombe de la petite maison, mais uniquement parce qu'Anton préférait esquiver les conflits et que la confrontation ne le dérangeait pas. Il n'était pas exactement sanguin, il ne provoquait pas non plus les désaccords, mais contrairement à ses deux amis, prendre part aux ennuis ne l'embarrassaient pas. Cela insufflait un peu d'adrénaline et pour cet amateur de sensations, c'était toujours bon à prendre.
— Raphaël, lâcha Anton en passant une main dans ses cheveux châtains. On devrait aller le chercher.
— Il est débrouillard, tempéra Casimir avec aplomb, les yeux rivés sur son téléphone. Il a voyagé un an sans personne collé au train. S'il y en a bien un parmi nous qui peut se démerder, c'est bien lui. C'est un grand garçon.
— Nayla m'a dit que l'hôtel rouvrait que dans quelques jours... On devrait au moins vérifier qu'il va bien. On ne lui a même pas demandé s'il...
Casimir eut un geste vif devant ses yeux, un peu comme s'il chassait un moustique. Anton enfonça ses mains dans ses poches. Il n'avait pas besoin des commentaires de Casimir pour savoir ce qu'il pensait de son inquiétude. Du trio, Anton avait toujours été le garçon un peu excessif. Un peu trop porté sur la réflexion, il avait tendance à mesurer les paroles, les gestes, à surinterpréter et à imaginer le pire. La drama du groupe comme les deux autres le qualifier, non sans affection. Paradoxalement, il était aussi le plus discret, le plus effacé et surtout le plus introverti. Du genre observateur, à ne pas trop se faire remarquer, à porter des pulls en plein été et à abuser de la prudence.
— Il va mieux, trancha Casimir en esquissant un sourire rassurant.
Il se gratta l'arrière du crâne et bâilla en faisant profiter Anton de sa cavité buccale.
— Cette année de voyage, ça l'a remis sur pied. Il a kiffé l'inconnu, ne plus nous avoir sur le dos aussi, sûrement. Moi non plus, je n'étais pas trop rassuré à l'idée qu'il parte à l'aventure seul, mais regarde le résultat. J'ai bien l'impression qu'on retrouve notre Raphaël !
— Oui, mais...
— Bon, il n'était pas particulièrement bien luné ce soir. C'est sûr, mais il est en pleine forme.
Anton acquiesça. Le Raphaël de ces dernières années n'aurait pas laissé exploser sa colère. Ou peut-être que si, mais différemment. Anton aussi avait remarqué les différences et il avait envie de s'en réjouir. Casimir était plus optimiste et il ne craignait pas le pire là où son ami avait la fâcheuse tendance à l'envisager. Lorsque Casimir déplia sa haute carcasse pour le rejoindre à la fenêtre, Anton laissa la tension évacuer ses épaules étroites.
— Sors-toi ça du crâne. Des vacances sans imprévus, ce n'est pas de vraies vacances !
C'étaient surtout les anecdotes les plus mémorables avec le recul.
— Comme la fois où on a dû se taper deux heures à pied jusqu'ici en pleine nuit parce qu'on a loupé le dernier bus ? hasarda Anton.
— Parce que Raphaël a mal lu les horaires, rectifia Casimir.
Il seconda Anton à la fenêtre. Absorbé par l'opération qui consistait à évacuer l'inquiétude de son ami, Casimir n'avait pas remarqué la silhouette féminine qui s'avançait sur le petit chemin en terre. Entre la végétation qui grignotait le sentier, à moitié brûlée par la chaleur estivale, une ombre se profilait dans le contrejour.
— Merde, je l'avais oubliée, elle ! grinça Casimir entre ses dents.
Anton avait déjà fait demi-tour. Il s'accouda derrière le bar et se prit de passion pour l'un des nombreux manuels de cuisine de son père. Il fallut une seconde de trop à Casimir pour l'imiter. Il sauta dans le fauteuil, attrapa son téléphone et mima l'étonnement lorsqu'une fille passa la porte. Toute sourire, elle les salua, dégagea ses cheveux roux du béret qui les coiffait et ébouriffa énergiquement ses boucles. Casimir parut captivé par le geste.
Derrière le bar, Anton articulait sans un son :
— Dis-lui !
Casimir ouvrit la bouche, se mordit la langue et la fille arqua un sourcil avant de lui signaler :
— Tu te sens bien ? Je crois que tu tiens ton téléphone à l'envers.
Elle s'était penchée au-dessus de son épaule d'un geste qui semblait à la fois parfaitement innocent, d'une insouciance impensable, et maîtrisé. Réfléchi, comme si elle jouait de Casimir avec une aisance que le jeune homme avait l'habitude de traduire. Il était rare qu'il en fasse les frais au point de perdre son assurance un brin agaçante.
— Je t'ai vu à la fenêtre, lui glissa-t-elle avant de réajuster son tote bag sur son épaule et de traverser le couloir à grandes enjambées.
De l'autre côté du bar, Anton faisait les gros yeux. Casimir se racla la gorge avec ce qui lui restait d'assurance, à savoir quelques bribes dont il n'était pas fier, et interpella la fille :
— Wendy !
Elle pivota avec une énergie qui la rendait enfantine. Casimir déglutit. Elle était à la fois juvénile et mature, assurée et guillerette. Tout cela à la fois.
— C'est bien ça, ton nom ? avança Casimir prudemment.
Elle acquiesça.
— En fait, on s'inquiétait de ne pas te voir revenir.
Anton ravala un ronflement excédé. Casimir était irrécupérable et l'excuse ne faisait que le lui confirmer. Plutôt que de lui signaler qu'elle n'avait pas de compte à lui rendre, Wendy le laissa s'empêtrer dans son mensonge.
— On vient ici depuis dix ans. Il y a quelques types louches dans le coin, sans compter les bestioles qui traînent.
— Des loups ? demanda Wendy, l'air intéressé.
— Pas forcément.
— Dommage... Je m'inquiète surtout pour les types louches qui guettent mon retour à travers leur fenêtre, mais je retiens pour les bestioles. Je les aime bien.
Elle pivota à nouveau dans le tintement de ses nombreux colliers et disparut dans sa chambre. Anton passa une main lasse sur sa figure dépitée.
— On s'était mis d'accord...
— Hé, c'est la maison de ton père, pas du mien ! Ce n'est pas évident de lui sortir qu'elle a pris la place de notre pote et qu'il faut qu'elle se tire d'ici, rétorqua Casimir dans un murmure tout sauf discret.
Il préférait ne pas penser au fait qu'il avait assuré à Anton qu'il « maîtrisait la situation ». Que son ami ait assisté à ce raté le contrariait, plus encore que le fait d'avoir manqué l'occasion d'avoir une conversation avec la fille qui occupait la chambre de Raphaël.
— Tout ça parce qu'elle te plaît...
Piqué au vif, Casimir allait répliquer quand son téléphone vibra dans sa main. Il le retourna avec une pensée vexée pour Wendy – secrètement, Anton la félicitait d'avoir tenu tête à son ami, et oublia sa répartie. Un message s'affichait et Casimir bondit sur ses pieds pour le montrer à Anton.
Raphaël – Si vous n'avez pas de nouvelles de moi d'ici demain, c'est que le vieux m'a enterré au milieu de ses foutus rosiers.
Anton eut un rire un peu nerveux. Il avait du mal à croire que Pablo ait accepté d'ouvrir les portes de son hôtel avec quelques jours d'avance, surtout pour Raphaël qu'il n'avait jamais porté dans son cœur.
Le message, bien que concis, suffit aux deux amis. Ils n'avaient pas besoin de plus.
***
Léandre balayait avec une énergie de forcené l'entrée de l'hôtel. Il devait être huit heures et l'employé n'était pas encore tenu aux horaires plus rigides qui l'attendaient au cours des prochains mois. Même si l'hôtel familial affichait rarement complet – la majorité des clients étant des habitués depuis parfois plus de quinze ans – Pablo tenait à renvoyer une image impeccable à sa clientèle.
Léandre aurait pu profiter d'une dernière grasse matinée avant plusieurs semaines, mais l'aurore l'avait tiré du lit. Impossible de fermer l'œil. Après avoir passé une partie de la nuit à imaginer les pires scénarios envisageables, de l'avertissement un peu rude au licenciement pour une liberté que Léandre n'aurait pas dû se permettre, il s'était mis au travail avec une bonne heure d'avance sur ses habitudes. Pablo n'était pas un tyran, mais le jeune homme ne pouvait pas se permettre un faux pas alors que l'hôtel n'avait pas encore ouvert ses portes.
Léandre entendit les pas derrière lui. Les pas remontaient de l'arrière de l'hôtel et il pouvait reconnaître les pas lourds du propriétaire entre mille. Il se mit à compter les secondes. Il réalisa que les chiffres s'enchaînaient trop vite et calqua son décompte sur la démarche tranquille. Il serrait le manche du balai comme s'il envisageait de se retourner et d'assommer son patron avec. Cela aurait eu le mérite de lui offrir un répit supplémentaire.
— Matinal, aujourd'hui, mon garçon, bougonna le vieil italien d'une voix bourrue.
Léandre se retourna, tenta un sourire et salua Pablo. Il avait toujours été un piètre acteur et sa meilleure amie lui avait toujours assuré qu'il suffisait de regarder ses yeux. Trop expressifs, ceux-ci le trahissaient systématiquement et il n'y avait pas de raison pour que l'homme se laisse abuser. Léandre devina à ses lèvres plus pincées qu'à l'accoutumée et à la manière dont son nez étroit était froncé qu'il n'était pas dupe. Il avait beau être rentré tard d'une course à Largentière, le village le plus proche, on ne pouvait rien lui cacher. Nayla le lui avait glissé le jour de son arrivée, en plus de lui recommander de toujours opter pour la carte de la sincérité avec lui.
— L'autre est réveillé aussi ou je me charge de le sortir du lit ?
— Je...
Léandre porta une de ses mains à son visage, gratta la peau fine de sa paupière et manqua de lâcher le balai.
— Nayla a dû t'expliquer qu'on ouvrait la semaine prochaine. Alors ?
— Oui, je savais.
Il perdit rapidement le fil de la discussion. Ses pensées s'emmêlèrent furieusement et son souffle se bloqua dans sa poitrine. Il avait comme un frisson coincé au creux du dos et qui refusait de s'en déloger. Une boule prisonnière de sa gorge et un poids désagréable accroché à son cœur. Il laissa Pablo l'accabler avec l'intransigeance qui était la sienne. Nayla lui avait expliqué que son père avait tendance à se montrer plus dur ces dernières années, en particulier depuis la mort de sa femme. Il n'était pas injuste, seulement plus exigent et Léandre supportait mal l'idée d'avoir pu le décevoir.
Il sursauta lorsque la porte claqua à l'étage. Raphaël descendit les marches le plus tranquillement du monde et Léandre réussit à échapper à l'étau anxiogène de ses propres pensées. Raphaël avait enfilé une chemise d'un jaune vif dont les deux premiers boutons étaient ouverts et avait libéré ses cheveux de leur élastique. Les boucles de ceux-ci déconcentrèrent Léandre et Raphaël n'échangea aucun regard avec le fautif. Il arriva à la hauteur du propriétaire sans se presser. Avec la tranquille assurance que son complice d'infortune n'aurait pas deviné la veille. Il était coloré, lumineux même dans ce mélange audacieux de couleurs.
De son côté, Pablo observa un silence qui ne laissait rien augurer de bon.
— Bonjour, Pablo.
— Bien dormi, Raphaël ?
— Très bien, merci. En fait, j'ai attendu un peu que tu rentres hier soir. Je n'avais pas prévu de m'imposer et... Léandre n'y est pour rien. En fait, j'avais besoin d'un coup de main et je ne lui ai pas vraiment laissé le choix.
Le rapport de force était étrange. Raphaël aurait dû être l'inconnu, le client, et Léandre le visage familier. Or, c'était l'inverse. Le client connaissait Pablo mieux que son employé et il s'adressait à lui comme à vieux ami. S'il n'y avait pas eu la raideur du propriétaire, Léandre aurait pu les penser bons amis.
— Ne te fatigue pas, je sais très bien qui je dois remercier.
Le regard de Raphaël s'échoua vers Léandre. Il l'avait ignoré comme si, depuis leur rencontre, il s'agissait d'une sorte de jeu tacite entre eux. Léandre n'était pas sûr d'adhérer aux règles, pas plus qu'il était certain de les comprendre. Pour l'heure, Raphaël l'importait peu. La seule chose qui l'intéressait, c'était de s'éloigner. Les reproches de Pablo l'étouffaient, lui rappelaient la déception qu'il inspirait systématiquement à son entourage et qui était bien antérieur à son arrivée au village.
Pablo savait que Nayla était responsable. Léandre avait eu l'impression d'être accablé, mais ce n'était pas tout à fait le cas. D'autres patrons auraient été autrement plus sévères et auraient puni le fautif, fusse-t-il à moitié innocent, pour avoir pris des libertés qui ne lui revenaient pas. Pablo nota qu'il irait s'excuser auprès de Léandre pour cette frayeur matinale mal sentie. Il rechignait juste à le faire devant ce qu'il considérait être un morveux, digne héritier d'un père moralisateur et hautain. Raphaël lui avait toujours sorti par les yeux.
— Je ne pensais pas que tu reviendrais, reprit Pablo, en croisant ses bras sur sa poitrine.
— C'est notre rendez-vous annuel, rétorqua Raphaël.
Un endroit où il aurait dû se sentir chez lui. Après avoir repoussé les frontières, il n'avait jamais tant eu la sensation d'être chez lui partout. Et surtout nulle part.
— Non, ton rendez-vous annuel, c'est à l'autre bout du sentier, que je puisse gueuler sur toi et tes petits copains quand vous mettez votre musique jusqu'à pas d'heure.
— Si ça peut te rappeler de bons souvenirs, je dirai aux gars de...
— Certainement pas ! Fais ça et je ne te laisse même pas dormir sur le paillasson.
Pablo coupa rapidement court à la conversation après avoir autorisé Raphaël à rester de mauvaise grâce. Pour faire tourner les affaires, prétendit-il, avec un accent italien dont il n'avait jamais réussi à se débarrasser.
Le propriétaire se dirigea vers la sortie et descendit la petite volée de marches. Il laissa traîner sa main sur les rosiers et effleura les bourgeons qui avaient éclaté en des fleurs encore fraîches. Il n'aurait jamais pensé rouvrir l'hôtel sans son épouse, mais Nayla l'avait poussé au train. Elle s'était montrée très persuasive et il avait cherché toutes les parades pour retarder l'inévitable. En décidant d'accueillir Raphaël, sa fille lui retirait ses chances de retraite et écrasait les excuses qu'il avait préparés avec soin.
En d'autres termes, le gamin qu'il ne portait déjà pas dans son cœur n'aurait pas pu plus mal tomber.
À l'intérieur, Léandre ne remercia pas Raphaël d'avoir volé à son secours. Son visage s'était froissé comme s'il était contrarié d'avoir dû compter sur la défense d'un tier. Il se détourna et monta les marches en abandonnant son balai en bas. Raphaël remarqua la manière dont il traînait sa jambe gauche.
Comme un poids mort.
Il l'avait vu vaciller devant Pablo. Raphaël aurait préféré qu'il lui reproche son erreur de vive voix, avec la bribe d'insolence qu'il lui avait présenté la veille. Il aurait préféré de l'aplomb, une touche de complicité qui ne serait pas si aisé à modeler. Il aurait préféré n'importe quoi d'autre. Tout sauf cette retraite blessée.
Raphaël ouvrit la main pour le retenir, mais finit par se raviser. Il se rappela qu'ils n'étaient que de parfaits inconnus et que leur rencontre n'avait aucun sens. Léandre devait être perdu au milieu de personnes qui se connaissaient, entretenaient des rapports compliqués que même les concernés ne feignaient pas de comprendre. Léandre était le pion isolé auquel on n'avait laissé aucune chance.
Raphaël se rappela aussi l'image de la veille, celle des fils qui les retenaient l'un à l'autre. C'était qu'une fantaisie de son esprit. Rien de plus. Rien d'assez solide pour empêcher Léandre de fuir de son pas chancelant.
Raphaël le laissa filer.
C'est pas moins que trois nouveaux personnages qui se dévoilent ici. Si ça peut en rassurer certains, on a plus ou moins fait le tour des personnages à ce stade. Ce n'est pas un roman où on croule sous le nombre de noms.
J'espère cela dit que la présentation des personnages / des lieux ou plus généralement la mise en place ne vous a pas trop perdu !
Je vous souhaite une belle semaine !
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