Chapitre 19
[Illustration de Wendy, feutres à alcool]
Le lit était vide lorsque Raphaël ouvrit une paupière et la place à côté de lui, froide.
Il ne se laissa pas submerger par une détresse déplacée. Il ne ressentit pas non plus l'abandon de certains amants. Si Raphaël était un client un peu particulier, Léandre ne venait pas moins d'outrepasser quelques règles implicites de la maison. Si Pablo les surprenait ensemble, Raphaël ne donnait pas cher de sa peau.
La fraîcheur agréable de la nuit avait cédé sa place à une chaleur moite et désagréable. Loin de la sensation d'un corps contre le sien, cette touffeur rendait chaque contact poisseux. Raphaël expédia les draps d'un coup de pied et se releva en bâillant bruyamment. Le lit, vide, avait perdu tout l'intérêt qu'il avait pu lui porter la veille. Il en sortit sans regret et jugea que Léandre avait dû récupérer ses habits tant bien que mal tôt dans la matinée. Il n'avait pas réveillé son amant par miracle et ses vêtements jonchaient toujours le sol comme une mue qu'il aurait perdue durant la nuit.
Raphaël se rhabilla en une suite de gestes routiniers. Le seul regard sérieux qu'il prêta autour de lui fut pour son reflet. Lui qui n'avait pas pour habitude de se contempler dans toutes les glaces qu'il croisait, contrairement à Anton dont l'obsession avait fini par décroître avec les années, lorgna son visage sous toutes ces coutures.
Son piercing décorait sa narine et un nez caractériel, fort, mais pas disgracieux pour autant. Ses cheveux, alourdis par le chlore qui y avait séché, retombaient en boucles sombres autour de son visage. Il avait beau scruter sa figure, héritage des origines maternelles et paternelles communiées, il n'arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui clochait. C'était comme si toutes les cellules de son corps s'étaient mises d'accord pour clamer sa culpabilité.
Le visage de sa prochaine erreur, avait-il eu l'audace de prononcer ?
Raphaël referma la porte à clé derrière lui et enfonça les mains dans ses poches pour se composer un semblant de contenance. Il se sentait étrange. Pas spécialement de mauvaise humeur, pas mal non plus.
L'ombre avait reculé. L'espace d'un instant, il n'avait plus senti son poids sur ses épaules, son empreinte sous sa peau.
Lui qui contemplait la chute, celle qui effrayait tant Léandre, n'avait plus été attiré par elle.
Personne ne l'attendait au pied des marches. Un enfant caracolait dans l'entrée le nez en l'air et il faillit se heurter aux jambes de Raphaël. Il baissa le menton pour considérer le blondinet espiègle aux joues mouchetées de taches de rousseur. Loin de se laisser décontenancer par l'attention de Raphaël qui le disséquait de ses yeux mordorés, il pila à quelques centimètres de lui et rejeta son visage rond en arrière pour soutenir son regard.
— Tu es le frère de la fille ?
— Pardon ?
Exaspéré, l'enfant poussa un énorme soupir. Il croisa les bras et plissa ses yeux bruns. Il paraissait considérer Raphaël comme le dernier des imbéciles. Il se lança dans des explications qui s'apparentaient à des babillages comme s'il s'adressait à un môme encore plus jeune que lui :
— Y'avait une fille juste avant. Mon papa, il... il cherche quelqu'un parce que... parce qu'il a dit qu'on n'avait pas encore de chambre.
— Nous patientons depuis dix minutes ici. Peut-être pourrez-vous nous renseigner ? Nous avons croisé votre sœur tout à l'heure et elle était trop occupée.
Ce qui devait être le père du turbulent garçon se présenta à Raphaël avec une petite moue qui trahissait à elle seule son agacement. La trentaine bien tassée, un front légèrement dégarni, un cheveu blond et rare. Raphaël retint surtout son sourire à peine poli, la ligne crispée de sa mâchoire, tout ce qui, en cet homme, transpirait le mépris.
Il dut s'armer de patience. Heureusement, il n'avait pas l'intention de laisser qui que ce soit froisser sa bonne humeur. Raphaël dessina un sourire tout juste respectueux sur ses lèvres et expliqua :
— Vous devez faire erreur. Je n'ai pas de sœur ici et...
— Eh bien, je parle de la fille de tout à l'heure, la fille du propriétaire. Une black, comme vous.
Raphaël absorba le choc. Il prit une inspiration, une simple inspiration et imposa à son visage une neutralité parfaite. Un masque d'indifférence qui étouffa le cri qui lui fendit les entrailles. En un battement de cils, il se vit au travers des yeux de cet inconnu.
Il vit le racisme dans une forme que les gens du commun jugeraient inoffensive. Après tout, l'individu ne l'avait pas insulté, ne lui avait pas craché au visage, ne l'avait pas sommé de quitter les lieux dans les plus brefs délais. Il s'était contenté de rappeler à Raphaël ce qui était encore traité comme une différence, comme une sorte d'extravagance de la nature.
Ce passif-agressif était abject. Il constituait un racisme ordinaire, de ceux qui n'émouvaient personne et qui plaçaient sans que nul ne le remarque les noirs en marge de la société. Raphaël avait beau être né avec une cuillère en argent dans la bouche, il n'ignorait pas qu'une personne qu'on érigeait systématiquement comme une étrangère rencontrerait toujours plus de difficulté qu'une autre à décrocher un emploi, à se voir confier des responsabilités, à trouver un appartement.
Raphaël connaissait ce regard de jugement hâtif, ces préjugés qu'on assumait sous de grands « je ne suis pas raciste, mais... ». La fortune de son père ne les lui avait pas épargnés.
Fils d'ailleurs, criait sa peau.
Fils de nulle part, répondait son cœur.
Raphaël pensa à Nayla, dont la peau était bien plus foncée que la sienne, et se dit qu'il n'aurait pas été étonné qu'elle ait volontairement ignoré l'inconnu et son fils. Il en eut la certitude lorsque Pablo approcha, guindé dans sa chemise boutonnée jusqu'au cou. Le client avait beau compter une tête de plus que lui, le propriétaire de l'hôtel aux roses ne se laissa pas impressionner.
— Bonjour messieurs, articula d'une voix où sourdait son accent italien comme un avertissement.
— Ah, bonjour monsieur ! Vous devez être le propriétaire, nous attendions d'être reçu, mais il semblerait que votre personnel ait...
— Mon personnel n'a rien à se reprocher et je vous serais reconnaissant de bien vouloir éviter d'importuner mes clients à l'avenir.
La mâchoire de l'homme faillit se décrocher. Pablo ne lui laissa pas le temps de protester, de se défendre ou de reporter la faute sur l'impertinence supposée de Raphaël. Le garçonnet s'était accroché au pantalon de son père qui s'était empourpré jusqu'à la racine de ses cheveux.
— Maintenant, si vous voulez bien me suivre...
Pablo jeta un regard à Raphaël au-dessus de ses lunettes. Sous cette autorité implacable que le jeune homme lui avait connu dès l'enfance, il y avait un soupçon d'inquiétude. Comme si le vieil italien aurait voulu rassurer Raphaël de son éternel ton bourru. Le regard qu'il lui lança, inhabituel parce qu'ils s'ignoraient plus ou moins la majeure partie du temps, fut suffisant. Pablo entraîna l'homme et son fils à sa suite et les deux devaient être désespérés pour ne rien riposter. Le propriétaire n'hésiterait pas à les mettre à la porte si l'incident venait à se reproduire.
Raphaël renifla. Cet homme lui faisait penser à son père. Il était fait du même mépris, forgé de la même condescendance à l'égard des hommes qu'il jugeait inférieurs à sa propre condition.
Du coin de l'œil, Raphaël devina la silhouette familière de Nayla et celle de Léandre, non loin. Elle semblait furieuse, lui croulait sous un plateau chargé de viennoiseries. Si un bruit n'avait pas écourté son observation, elle se serait sûrement éternisée plus que de raison. Une jeune femme au crâne rasé était affalée sur un divan allongé dans l'entrée et sirotait sans une once de discrétion son café glacé.
— Tu t'en es mieux sorti que Nayla, observa-t-elle, sous ses lunettes rondes et ses sourcils finement dessinés.
— Elle ne l'a pas étripé, rétorqua Raphaël en retour.
— Non, j'étais étonnée aussi.
Le sourire de ce qui devait être une cliente, bien que Raphaël ne l'eût jamais rencontrée, dévoila des dents du bonheur. Un sourire communicatif, authentique, de ceux qui étaient plus rares qu'on le pensait.
— C'est lui qui s'en est bien sorti.
La jeune femme gloussa et, à bien détailler ses formes généreuses, ses rires un brin provocateurs, Raphaël eut un doute.
Ce n'était quand même pas...
— Perspicace ! applaudit la jeune femme, son nez mutin plissé par son sourire. Liv, enchantée ! Tu dois être Raphaël, Nayla m'a parlée de toi.
Plutôt que de s'exclamer au sujet de ce couple dont il avait entendu parler tardivement, Raphaël serra la main formelle que Liv lui tendait.
***
— Tu vas cracher le morceau, Wendy ?
L'intéressée chantonnait. Elle occupait la place à côté du conducteur dans la voiture surchargée. Casimir, au volant, négociait les virages en ralentissant à peine et soulevait une vague de protestation derrière lui.
— On pourrait au moins savoir pourquoi tu nous as entassés là-dedans ? exigea Anton qui suait déjà à grosses gouttes.
— Ce n'est pas de la spéléo, Anton, désolée. Soyez patients, on y est bientôt !
L'intéresse se tassa sur son siège. Sa tête roula contre la vitre et Raphaël songea qu'il aurait suffi d'une musique un peu triste pour faire de son visage une impactante scène de rupture. À croire que Wendy venait de le trahir.
— Casimir ! apostropha Raphaël. Elle a dû te...
— Que dalle ! Tout ce que je sais, c'est que si elle nous pond une activité bizarre, je vous laisse tous là-bas et je rentre à la case départ !
L'atmosphère de la voiture, déjà électrique, se chargea un peu plus. Bientôt, tout le monde y alla de son commentaire sans s'écouter.
— Tu n'abandonnes personne !
— Techniquement, on a droit à un pourcentage de perte.
— Si on pouvait oublier Casimir dans un coin, ça m'arrangerait !
— C'est ma caisse ! rugit le premier concerné, en négociant un virage particulièrement serré.
— Léandre, arrête de bouger, tu me retournes le bide ! gémit Anton.
— Pardon !
Il pesa de tout son poids sur sa jambe droite qui tressautait nerveusement.
Comme à chaque fois qu'il se sentait plus nerveux encore qu'à l'ordinaire, Léandre s'était muré dans un silence qui aurait pu durer des heures. Il était en week-end et si tous les membres du groupe n'avaient insisté pour qu'il se joigne à eux, il aurait volontiers paressé toute la journée dans son lit. Liv était arrivée la veille et elle était un renfort bienvenu désormais que l'hôtel affichait complet. Elle avait catégoriquement refusé de rester oisive et elle était d'une efficacité redoutable en plus d'avoir été adoptée par la plupart des clients.
— Ils plaisantent, chuchota Raphaël, à l'oreille de Léandre.
— Je sais.
Raphaël le surveillait, guettait ses réactions, devançait souvent ses peurs comme s'il espérait les désamorcer.
Dans un dernier virage ponctué par un dérapage, la voiture s'arrêta sur un espace qui devait servir de parking. Anton sauta le premier de l'habitacle en marmonnant :
— Je vais gerber, je reviens.
Wendy asséna un coup d'une grande carte qu'elle venait d'extirper de son sac sur la casquette de Casimir. Il protesta à peine. Elle l'avait guidé jusqu'ici sans donner autre chose que des indications précises et connaissant Wendy, il avait craint le pire. En mettant un pied à terre, il dut admettre qu'elle aurait pu être plus originale.
Le piège qu'il avait imaginé n'en était pas un et le sentier de randonnée qu'il devinait ne lui parut pas si redoutable.
— Une randonnée, commenta Raphaël, qui avait eu le bon goût de chausser des chaussures de marche qui juraient avec ses tenues soignées.
Léandre considéra le petit chemin qui disparaissait dans la végétation comme il considérait l'ennemi le plus redoutable qu'il n'eût jamais rencontré. Ce n'était pas juste son estomac, mais tous ses organes qui semblaient s'être liquéfiés.
Un soleil de plomb pesait déjà lourd sur ses épaules. Pourtant, il avait l'impression que son sang s'était glacé dans ses veines.
Puis il eut chaud à nouveau. Une vague incandescente se libéra et il eut comme un léger vertige.
Tu n'es pas capable. Admets-le.
L'obstacle qui se dressait sous ses yeux, ce petit sentier d'apparence inoffensif, lui était infranchissable. Il entendit la voix de sa mère, sa douceur trompeuse qui l'éloignait des dangers – nombreux pour le garçon diminué qu'il avait toujours été – et qui lui déconseillait de se laisser tenter. Il risquait de tomber et de se blesser. Il y eut aussi la voix de son père, plus moqueuse. Elle ne dispensait aucun conseil, elle se contentait de lui rappeler son impuissance. De railler ce fils trop gâté qui n'arrivait pas à la cheville du reste de sa progéniture.
Tu n'es pas de taille.
— Léandre ? s'enquit Wendy, tandis que Casimir déblatérait au sujet des kilomètres de dénivelé qui les attendaient.
— Je ne suis pas sûr que...
Personne n'avait envie de se traîner un boulet au pied. Personne.
Tu les ralentiras. Refuse. Il est encore temps de te défiler. Tu te rendrais un grand service.
Il s'apprêtait à dire qu'il ne se sentait pas très bien, que le trajet l'avait rendu malade, quand Raphaël, qui avait récupéré Anton qui tentait manifestement une évasion, décréta avec un clin d'œil appuyé :
— S'il le faut, on t'attendra.
Introduction de personnage de Liv, la copine de Nayla et un client quelque peu insupportable. Ce genre de passages, c'est dérangeant à écrire quand on pense que oui, ces situations existent.
Que dites-vous d'une petite randonnée ? J'espère que le programme est à votre goût. C'est un vrai défi pour Léandre. Reste à savoir s'il le relèvera ou non :)
Passez une belle semaine et merci pour votre lecture !
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