Chapitre 16
[Illustration de Raphaël à l'aquarelle]
Les jambes d'Anton chancelaient lorsqu'il passa le seuil de la porte. Les yeux à demi-clos, il était à peu près certain de s'endormir à l'instant où sa tête rencontrerait son oreiller. L'agitation de la soirée l'avait vidé de ses forces. Il traversera le salon sans allumer la lampe. Il connaissait cette maison sur le bout des doigts. De fait, il n'eut aucun mal à se repérer dans la pénombre et à s'enfermer dans sa chambre avec un soupir de soulagement.
Tout observateur qu'il était, Anton n'avait pas remarqué l'ombre avachie sur le fauteuil inconfortable.
Dehors, Casimir et Wendy s'affairaient avec leurs vélos respectifs. Casimir cala le sien et aida la jeune femme à l'imiter. Elle n'avait jamais semblé aussi empoté que ce soir. Ses gestes étaient maladroits et elle ressemblait plus à une gamine qu'à une adulte. Malgré cela, il y avait dans ses yeux une gravité qui ne pouvait pas appartenir à une enfant.
— Je n'ai pas de nouvelles de Raphaël, avança finalement Casimir.
— Anton a dit qu'il est rentré avec Léandre.
— Ça ne nous dit pas s'il est arrivé entier ou...
Ils avaient passé le seuil de la porte. Casimir, affublé d'une discrétion qui le rendait inratable, avait parlé à voix haute. En théorie, les seules créatures que sa voix masculine pouvait déranger, c'étaient les oiseaux nocturnes qui se déplaçaient sans un bruit dans le noir.
Ces oiseaux-là et la bestiole démoniaque que Wendy avait recueillie.
Casimir s'était demandé au cours de la soirée, après le rapide, mais non moins spectaculaire, passage de Maxime, si Wendy ne s'était pas prise d'affection pour cette boule de poils parce qu'elle lui ressemblait. Pas qu'elle soit un chat noir, sa propension à attirer les ennuis étant à peine supérieure à la moyenne, mais à l'instar de ce félin, on se méfiait d'elle.
Lui aussi, on l'avait abandonné.
La porte grinça et Casimir reprit, sans baisser d'un ton :
— Ou s'il a perdu Léandre Dieu sait où. Imagine un peu l'accueil que Nayla me réservera demain si elle remarque qu'on a égaré son...
Le coude de Wendy s'enfonça dans ses côtes. Le souffle coupé par la surprise plus que par la douleur, Casimir se plia en deux. Avant qu'il n'ait le loisir de geindre en forçant le trait d'une souffrance imaginaire, Wendy pinça le cordon d'une lampe installée au bord de la table du salon. Sa lumière douce tirait sur l'orange et baigna le visage de Raphaël. Courbé sur l'un des deux fauteuils inconfortables, il s'était assoupi. Le sommeil lui avait ôté le tourment qui lacérait son visage un peu plus tôt dans la soirée.
Celui qui avait retourné l'estomac de Wendy sans qu'elle ne trouve le courage d'approcher Raphaël. Elle s'était sentie trop vulnérable pour tirer les vers du nez à quiconque et, en dévisageant la silhouette masculine surprise dans toute sa faiblesse, Wendy regretta cet élan d'égoïsme.
— Comment tu l'as vu dans le noir ? chuchota Casimir, dont l'effort de discrétion laissait toujours à désirer. Ce n'est pas possible, ça ! Tu vois dans le noir comme ta bête de malheur ?
— Laisse Bastet en dehors de tes soupçons.
Comme s'il avait entendu son nom ou bien les accusations que Casimir lançait à son égard à la moindre occasion, le félin apparut de nulle part en poussant un miaulement. Le son ressemblait autant à une plainte qu'à une réclamation. Bastet avait pris ses aises dans la maison du père d'Anton, à croire qu'elle envisageait sérieusement de chasser de chez eux leurs propriétaires saisonniers. Elle dormait dans le lit de Wendy, à ses pieds, comme si elle veillait sur sa maîtresse en surveillant la porte d'un œil suspect.
Si Casimir se méfiait du chat noir de Wendy, c'était parce que son œil vert qui brillait curieusement dans le noir, semblait trop intelligent pour être celui d'un animal.
— Qu'est-ce qu'il fout là ? demanda Casimir.
Wendy s'était approchée en silence. Elle pencha la tête pour examiner le visage de Raphaël comme si la manière dont il avait cédé aux bras de Morphée en disait long sur lui-même. Sur sa manière de lâcher prise. Il était un peu raide et si Wendy se concentrait pour lire les lignes de son corps, elle pouvait y deviner une attitude d'enfant. Un mélange de candeur brisée et de peur ingurgitée jusqu'à l'indigestion.
— On devrait le laisser, trancha Wendy, comme si elle n'avait rien entendu des mots de Casimir.
Sans attendre son approbation, elle s'enfonça dans le couloir, Bastet sur ses talons. Casimir la suivit, s'arrêta lorsqu'elle s'arrêta et attendit qu'elle se décide à parler. Face à lui, Wendy dansait d'un pied à l'autre.
— Ce qu'il s'est passé ce soir...
— Ça te gêne ? Que j'ai été là ?
Le silence de Wendy était éloquent.
Oui. Plus que n'importe qui.
— Pas moi. Je suis désolé que tu aies passé une soirée aussi...
— Aussi désastreuse ? proposa Wendy, d'une voix chancelante.
Elle semblait à la fois au bord des larmes et plus forte que jamais. Tout cela à la fois. La rondeur de son visage lui donnait quinze ans, la manière dont elle s'agitait d'un pied à l'autre, cinq de moins et la détermination de son regard était sans âge.
Casimir déglutit. Elle le déconcertait, le prenait de court, l'agaçait parfois et ne cessait jamais de le surprendre. Il était certain qu'il n'en croiserait pas deux au cours de son existence, des Wendy. Elle n'avait pas son pareil pour jeter sur le faire se sentir minable et puissant. Lui qui avait toujours été sûr de ses acquis, des droits qu'on lui avait servis sur un plateau d'argent, la laisserait lui apprendre. Elle avait dix-huit ans, lui vingt-et-un et il ne s'était jamais senti plus immature, plus ignorant que depuis qu'elle lui était apparue.
Dans la pénombre qui effaçait ses taches de rousseur, Wendy ne semblait pas tout à fait humaine.
— Tu m'as impressionné, admit-il, d'une voix qu'il ne reconnut pas.
Les yeux de Wendy s'arrondirent. Elle s'était attendue à une certaine tiédeur de la part de Casimir, pas à cette sincérité maladroite. Une onde de chaleur se déploya sous sa peau. Elle sentit Bastet se frotter contre ses mollets nus.
— Tu entres ? demanda-t-elle.
Derrière elle, la porte de la chambre était entrouverte comme une invitation. Si la situation avait été différente, Casimir n'aurait pas hésité une seule seconde. Toute la maisonnée avait compris dès les premières heures qu'il convoitait la jolie rousse, à commencer par cette dernière. Elle était en pleine possession de ses moyens, elle avait bu un verre ou deux en début de soirée, mais pas de quoi mettre cette offre sur l'alcool. Casimir, quant à lui, venait de dégriser d'un coup. Le regard qu'il portait sur Wendy était aussi affamé qu'hésitant.
— Cas', souffla-t-elle, d'une voix un ton plus grave. Je suis une grande fille, il n'y a pas de piège et je ne vais pas te manger.
— Toi, peut-être pas. Je me méfie de ta bestiole infernale.
Ladite bestiole s'était éloignée d'un pas pour mieux arbitrer la discussion. Wendy avait attrapé le poignet de Casimir avec une assurance nouvelle. Celle qu'il lui avait toujours connue.
Bastet parut hésiter, jauger Casimir d'un œil exigeant, avant de céder sa place dans le lit de Wendy. Au grand soulagement du jeune homme. Le chat rejoignit le salon à nouveau plongé dans la pénombre. Elle grimpa sur l'accoudoir du fauteuil occupé, renifla les mains de Raphaël qui reposaient sur le haut de ses cuisses et plutôt que de chasser cet intru encombrant, elle se jucha sur ses genoux. Elle se coucha et ferma les yeux à son tour.
À l'autre bout du couloir, Casimir referma la porte de la chambre. Dans le silence, il entendait le souffle de Wendy et il la rejoignit dans le noir sans qu'elle n'eût besoin de le guider. Ils s'écrasèrent ensemble sur le matelas.
— Tu as été courageuse, murmura Casimir, à l'oreille de Wendy.
Sous son corps, les draps se froissèrent.
***
Cela faisait trois jours.
Trois jours que Raphaël ouvrait la porte de sa chambre aux alentours de minuit. Il sortait la tête dans le couloir, avisait les escaliers déserts et semblait hésiter. Les clients étaient pour la plupart des retraités qui préféraient les réveils aux aurores aux couchers tardifs, ou dans quelques cas, des familles avec leurs tripotés de bambins bruyants. À minuit, l'hôtel était si silencieux qu'on pouvait entendre une mouche voler.
Cela faisait trois jours que Raphaël devinait l'ombre de Léandre en bas des marches. À croire qu'il ne fermait pas l'œil de la nuit. Ce n'était pas le cas et si Raphaël avait voulu esquiver cette embuscade, il lui aurait suffi de patienter une heure ou deux. Il avait déjà suffisamment honte pour ne pas tenter de passer entre les mailles du filet.
Le quatrième soir, Raphaël glissa un œil hors de sa chambre, y risqua son pied et s'aventura un peu plus loin. Cette fois, ce n'était pas Léandre qui l'attendait en bas des marches, mais Nayla.
Adossée au mur, elle battait presque le sol de sa semelle lorsque Raphaël arriva au palier intermédiaire. Le visage de Nayla était fermé, un tantinet agacé et l'homme humait les remontrances qu'elle brûlait de lui jeter au visage. Il lui aurait suffi de faire demi-tour pour les éviter.
— Minuit pile. Mieux réglé qu'une horloge, on dirait.
— Bonsoir, Nayla.
L'intéressée haussa un sourcil. Cette nonchalance lui déplaisait, mais venant de Raphaël, elle aurait sans doute dû s'y attendre. Ces derniers jours, il mettait un point d'honneur à paraître plus indolent que jamais. Si cela inquiétait les autres, cela avait plutôt tendance à mettre Nayla hors d'elle.
— Ça fait trois jours que Léandre dort à moitié debout pendant ses services. Mon père l'a remarqué, figure-toi et il a beau avoir Léandre à la bonne, je t'éviscère s'il finit par avoir des ennuis à case de toi.
— Je ne lui ai rien demandé, rétorqua Raphaël, dans un haussement d'épaules qui se voulait indifférent.
Nayla n'était pas assez dupe pour en croire un mot. Si Raphaël jouait les insensibles, c'était pour se persuader lui-même plus que les autres. Elle ne savait pas encore si c'était triste à en pleurer ou si elle en était plus furieuse encore.
Nayla crucifia Raphaël d'un regard si exigeant qu'il finit par avouer, avec une grimace :
— Il m'a vu dans un sale état, l'autre jour. Dans le genre d'état dont je ne suis pas fier, tu vois.
— Et c'est pour ça que tu tiens tant que ça a filé en douce la nuit ? T'as une drôle de manière de faire bonne impression.
— Rien à voir, grinça Raphaël avec raideur.
— Donc tu as honte, mais pas assez pour te tenir à carreaux... Paradoxal.
— Je vais remonter.
Raphaël avait prononcé ces mots d'une voix morne. Il savait qu'il ne devrait pas s'obstiner. Il avait le numéro de la fille et elle réitérait ses invitations. Lui se servait de l'excuse de Léandre, assis sur les marches comme une sentinelle ou comme un garde-fou, pour refuser soir après soir. Au fond, il ne savait pas ce qu'il voulait. Il oscillait entre ses vices, ses excès qui avaient tourné à l'obsession il y avait peu de temps et l'envie d'en sortir.
La vérité, c'était que Raphaël haïssait chaque soir sa faiblesse. La faiblesse de ne pas aller au bout des choses, la faiblesse de sortir encore et encore de sa chambre pour revenir sur ses pas aussitôt. Il était pathétique.
Un enfant gâté. Un enfant qui ne serait jamais pleinement un adulte.
Ces derniers jours, les rôles s'étaient inversés. Léandre retenait Raphaël, le préservait de son propre vide. Ses fils l'empêchaient de chuter.
Nayla interpella Raphaël :
— Il ne mérite pas ça.
Raphaël s'immobilisa. Il avait monté une marche et ses épaules s'étaient tendues sous la toile de sa chemise. Ses cheveux ruisselaient sur ses clavicules et derrière sa nuque en un nid de boucles qui avaient perdu de leur éclat. Nayla, dont les cheveux frisés formaient une afro qu'elle portait fièrement, l'avait vu en un regard. Elle était plus âgée que lui de quatre ans et derrière ses airs rudes se cachaient une sagesse peu commune.
Raphaël savait qu'il aurait dû confier à elle une infime part de ses tourments, mais il n'y arrivait pas.
Nayla ne l'épargna pas :
— Si j'avais su, je n'aurais pas compté sur toi.
Je ne peux pas, Nayla.
Cela aurait été si simple. Aucun calvaire grammatical à résoudre, aucun effort particulier dans la prononciation. Alors pourquoi Raphaël était incapable d'articuler ces quelques mots ?
Il avait promis, mais c'était au-dessus de ses forces.
— Je t'avais dit d'être gentil avec lui. Merde, Raphaël, tu...
— J'ai été gentil ! rugit Raphaël en se retournant pour planter ses yeux fous dans ceux de Nayla, toujours adossée au mur. J'ai été plus que ça même, je crois. C'est pour ça que je ne peux pas continuer.
— Tu ne le fais pas pour lui, mais pour toi. Arrête de te voiler la face. Tu as peur de lui ?
Raphaël renâcla comme un animal. Il avait pincé ses lèvres charnues jusqu'à les réduire à une fine ligne. Il tremblait de rage. Nayla lui tenait tête sans ciller et, au fond de lui, là où ne subsistait ni orgueil ni égoïsme déplacé, il savait qu'elle avait raison. Il vacilla et Nayla secoua la tête. Elle croisa les bras contre sa poitrine menue et se radoucit.
— Il a besoin de toi.
De prime abord, cela ressemblait à un odieux chantage. Si tel avait été le cas, Raphaël ne se serait pas senti si concerné par sa tâche. Tout s'était compliqué après la soirée. Léandre attendait un signe de la part de Raphaël, rongé par l'anxiété et par une responsabilité futile qui le poussait à attendre chaque soir en bas des marches à l'intérieur de l'hôtel.
Les épaules de Raphaël retombèrent dans un soupir las. Il passa une main sur sa figure pour effacer la fatigue qui brouillait ses traits. Nayla attendait une réponse de sa part et ne bougerait pas d'un cil avant de l'avoir obtenue.
— Je sais.
Raphaël monta une marche après l'autre et, sans jeter un regard à Nayla qui patientait toujours, murmura :
— J'aurais aimé que l'inverse ne soit pas vrai.
Première partie de chapitre centrée sur Casimir et Wendy après la soirée éprouvante qu'ils ont passé (en particulier Wendy d'ailleurs).
Et le retour de Nayla pour un petit passage. Raphaël tente une évasion un peu raté et j'espère que la discussion qui a suivi vous a plu.
Bonne semaine !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top