Chapitre 13
[Petite illustration à deux couleurs d'Anton.]
Il avait fallu à Charly près d'une minute pour retrouver la pleine possession de ses moyens. Iel n'avait pas averti les autres, toujours installés sur les chaises longues dans son jardin. Alors que Léandre envisageait le pire avec une imagination toujours débordante pour les circonstances, Anton fit preuve d'un sang-froid inattendu.
Il se planta face à Charly et l'interrogea minutieusement. Il ne perdit pas son calme, pas même lorsque l'angoisse souffla un brin d'agressivité dans la voix de leur hôte :
— On n'a pas le temps de jouer aux questions-réponses ! Ils vont débarquer d'une minute à l'autre.
— On ne perd pas du temps, on met toutes les chances de notre côté pour éviter que t'éviter des ennuis. Est-ce que tu penses que tu arriveras à garder ton sang-froid. Sinon, on fait sortir n'importe qui à ta place et on leur raconte que tu es trop malade pour sortir de ton lit.
— Je ne leur ai rien dit, ils ne marcheront jamais.
Charly se fit violence. Iel avait expliqué en quelques mots que si ses parents n'étaient pas surprotecteurs, ils plaçaient l'honnêteté et la confiance comme maîtres des lieux. Les rares fois où Charly avait essayé d'enfreindre ces règles, ils étaient parvenus à le deviner. Iel réfléchit à toute allure. La manière dont Anton l'interrogeait, tentait d'établir un plan même branlant, était rassurante.
Anton était observateur, mais aussi méthodique. Doté d'un redoutable esprit logique qui l'avait naturellement mené vers des études scientifiques, ses professeurs avaient encouragé une voie qui tenait de l'évidence. Il lui avait fallu un an et beaucoup d'acharnement pour tenter de prouver à un entourage médusé par ses raisonnements rigoureux qu'il était à la hauteur pour réaliser que ce domaine n'était pas pour lui. Cet échec avait été pénible à encaisser, d'autant plus qu'Anton n'y avait pas été habitué.
Raphaël et Casimir se rappelaient les vacances qui avaient succédé cette année-là. Leur ami ne s'alimentait presque plus, comme si s'affamer n'était qu'une façon de se punir d'avoir échoué. Il avait répugné son corps dès la fin du collège, mais le mal-être moral qui atteignait à ses dix-neuf ans son paroxysme avait creusé encore un rapport malsain à la nourriture. Ses amis, qui ne voyaient de lui que des fragments à l'occasion des vacances et de quelques sorties qu'ils organisaient au cours de l'année, souvent difficilement en raison de leurs emplois du temps respectifs, avaient composé un soutien précieux. Ils l'avaient encouragé vers des études de psychologie dans lesquelles Anton s'épanouissait désormais avec une aisance quasi insultante.
Moins serein qu'il le laissait entendre, il menait tout en œuvre pour que Charly le pense maître de la situation. C'était l'apparence qui comptait et il était bien placé pour le savoir.
— Je peux leur dire que j'ai invité une amie à la maison. Je leur présente Wendy et... ils me coincent s'ils rentrent.
— Dis-leur que tu as passé la serpillère et que tout est trempé, compléta Anton, comme si ces mensonges risibles façonnaient son quotidien.
Charly pesa le pour et le contre. Ne valait-il pas mieux de tout avouer plutôt qu'ils soient tous percés à jour après avoir sciemment menti ?
Ils occupèrent les deux minutes qui restaient à humecter le couloir à l'entrée d'eau pour donner un peu de crédit à leur version des faits. Casimir se dévoua pour prévenir les autres de ne faire aucun bruit et de s'assurer qu'ils garderaient le silence l'espace de quelques minutes. Lorsque la sonnette retentit dans tout le salon, Charly se tendit et se tourna naturellement vers Anton. Ce dernier opina et iel attrapa le poignet de Wendy, complice jugée idéale. Si elle craignit que Charly ne soit pas crédible, elle fut soulagée par le large sourire qu'elle servit à ses parents avant de les saluer.
— Charly, tu ne nous avais pas présenté ton amie...
Sa mère, une brune de petite taille et au visage bienveillant magnifié par les rides qui encadraient sa bouche et ses yeux en pattes-d'oie, laissait deviner une once de suspicion. Wendy ne le remarqua pas. Il fallait bien connaître cette femme pour s'en rendre compte.
— Oui, c'est l'anniversaire de Wendy et ses parents étaient en voyage cette semaine. Ils ont été coincés à la gare à Strasbourg.
— Avec tous les retards en ce moment, grimaça la femme, avec un regard compatissant pour Wendy. Tu n'allais pas passer ton anniversaire seule.
Si Charly avait pu imaginer que cela serait aussi simple, elle n'aurait pas perdu son calme pour si peu. Elle faillit crier victoire trop vite, car son père se décala d'un pas. Ce fut juste suffisant pour dévoiler l'homme qu'il éclipsait et que les deux complices n'avaient pas remarqué.
Obnubilée par un rôle qu'elle avait rempli avec brio, acquiesçant vigoureusement à la pitié de ces deux inconnus, Wendy n'y avait vu que du feu. Une peur vive mordit sa chair. Soudain, elle eut le sentiment que le sourire de la femme n'était plus aimable, mais calculateur et que celui de l'homme jubilait. Ce fut comme sentir un piège se refermer sur sa jambe.
Wendy se sentit prise au piège.
Devant elle se dessinait l'ébauche d'un rictus satisfait, d'un visage tout en suffisance et en mépris. Enfin, il fallait le savoir pour voir de cet homme ce qu'il cachait sous un vernis de politesse et de compétences outrageusement exhibées à la première occasion. Wendy avait compris à ses dépens qu'il était la valeur sûre, la représentation parfaite de l'homme de confiance, accompli et qui avait fait ses preuves.
Tout ce qu'elle, gamine intrépide, tête en l'air et d'apparence ingénue, n'était pas.
Maxime se tenait sur le seuil de la porte.
— Nous sommes tombés sur ce... charmant jeune homme. Il nous a dit qu'il...
— Qu'il voulait me rendre ma peluche ? J'avais peur de ne jamais la retrouver, qu'un enfant l'ait ramené avec lui dans sa valise !
Si Wendy ne se liquéfiait pas sur place, elle aurait sûrement relevé la facilité avec laquelle Charly venait de retomber sur ses pattes. À croire qu'iel n'avait jamais eu besoin du coaching d'Anton.
Le regard de Maxime soulevait le cœur de Wendy. Elle sentait encore le poids de ses menaces sur elle, la manière dont il l'avait approchée pour l'écraser dans le coin de la pièce où elle l'avait surpris. L'enfant avait filé dès que Wendy était apparue, mais ce qu'elle avait entrevu lui avait suffi pour comprendre. Elle n'avait pas su détourner le regard.
Un peu confuse, la mère de Charly acquiesça et son mari la força à abréger ses recommandations par la soirée. Du moment où ils descendirent les marches jusqu'au petit portail jusqu'à ce qu'ils disparaissent au bout de la rue dans un bruit de moteur, Wendy ne bougea pas d'un cil. Maxime attendit que la voiture disparaisse pour se tourner vers Charly et pour lui dire, en guise de salutations :
— J'arrive un peu tard, j'espère que vous m'avez gardé quelques bières. Il y avait du bordel à régler.
Le silence de Charly, qui oscillait entre l'incompréhension et l'hostilité, ne le découragea pas le moins du monde. Il crut bon de préciser, en passant une main dans ses cheveux coiffés avec soin :
— Je n'ai pas ton doudou, par contre.
— Toutes mes peluches sont à ma place.
La froide politesse de Charly, digne d'un employé à l'attention de son patron, guida Maxime directement vers Wendy. Comme s'il espérait d'elle un meilleur accueil.
— Je ne pensais pas te voir ici. Tu as l'air en forme. Tu n'es pas encore rentrée sur Dijon ?
— C'est gentil d'être passé, le coupa Charly, mais j'ai envoyé un message à toutes les personnes qui étaient invitées et tu n'en faisais pas parti.
Le sourire de Maxime se creusa encore. Sa figure hâlée par les longues heures en extérieur à occuper les enfants à sa charge se fendait presque en deux. Il ne se démontait pas, n'élevait pas le ton, mais cette attitude de prédateur tranquille, sûr de l'emporter, était plus dangereuse qu'une menace prononcée de vive voix.
Charly dut flairer le danger ou peut-être avait-iel en tête d'éloigner Wendy de cet homme en notant la pâleur maladive de son visage, car iel attrapa une nouvelle fois son poignet. Elle recula sans rechigner. D'une voix glaciale, Charly lui souhaita une bonne soirée et rabattit le battant sur iels.
La porte ne claqua pas. Wendy s'enfonça dans son mutisme terrifié en constatant que Maxime avait glissé son pied dans le cadran de la porte et le battant. Sa main se faufila à l'intérieur et une voix doucereuse chuinta jusqu'à leurs oreilles :
— Alors comme ça tu crois cette dégénérée, Charly.
***
Toutes les lumières avaient été éteintes. Le salon et le jardin avaient été plongés dans le noir et la nuit s'était engouffrée jusqu'à l'intérieur de la maison.
Raphaël ne s'était pas opposé aux ordres d'Anton et avait eu l'air tout à fait indifférent quand Casimir avait appuyé sur l'interrupteur avant de filer dehors. S'il ne s'acharnait pas à fuir le regard de Léandre, celui-ci aurait pu croire qu'il lui avait menti, le soir où ils avaient discuté la première fois, assis sur les marches devant l'hôtel. Un doute l'avait saisi, mais pas plus d'une seconde.
Puis un pied écrasa le sien et lui arracha un couinement aigu. Une main, qui devait tenter à l'aveugle de le museler, lui heurta le menton et ses dents claquèrent les unes contre les autres.
— Pardon ! se récria Raphaël, au moins aussi fort que le cri de Léandre.
Ce fut au tour de ce dernier de hisser sa main jusqu'au visage de Raphaël. Il ne réfléchit pas, n'eut pas le temps de se demander s'il regretterait plus tard. Galvanisé par l'ordre de ne surtout faire aucun bruit, par l'excitation qui lui faisait oublier les lancements douloureux de sa jambe, il plaqua sa paume contre la bouche de Raphaël. Avec plus de succès, cette fois.
Il sentit son souffle chatouiller ses doigts, puis le contour de sa bouche. Il ne regretta pas le geste, mais le retrouva immédiatement plus inconscient. Il n'aurait sans doute pas dû.
En fait, il regrettait plus d'avoir imposé cette limite entre Raphaël et lui devant l'église un peu plus tôt dans la journée. À croire que le lieu saint l'avait inspiré.
— Impressionnable, exhala Raphaël dans un soupir, comme s'il répondait à une question.
— Je pensais que tu n'étais pas sérieux.
— Ça fait des années que mon père me répète que j'ai oublié de grandir.
Raphaël avait l'art de maquiller des aveux en explications désinvoltes. Comme si rien n'avait d'importance à ses yeux. Léandre aurait pu tracer, du bout de l'index, les contours du visage de Raphaël. Une face nonchalante, provocatrice parce qu'il donnait l'impression que rien ne saurait l'atteindre.
L'alcool forçait encore ce trait de la personnalité de Raphaël. Léandre savait qu'il avait profité de sa soirée à sa manière. Il avait fait connaissance avec la fille, dansé jusqu'à l'épuisement, ri à enrailler un peu plus sa voix et bu plus que de raison. L'ivresse ne le rendait pas moins maître de ses gestes. Son calme, cependant, était trompeur.
Sous la pulpe de ses doigts, Léandre ne sentit aucun sourire.
À bien y réfléchir, les sourires de Raphaël s'esquissaient pour être vus, pour que les autres puissent s'assurer de leur authenticité. C'était une vitrine opaque et tape-à-l'œil.
Dans le noir, Léandre avait l'impression d'approcher Raphaël. Sûrement pas au point de le percer à jour, mais assez pour le trouver plus humain.
Assez pour que son cœur s'écrase contre sa cage thoracique dans cahot irrégulier.
Léandre sentit Raphaël frissonner tout son soûl sous ses doigts. Il avait vraiment peur du noir, de son empreinte sur sa peau, de son écho en dessous. Léandre ne pesait plus ses gestes et il le réalisa lorsqu'il arrima ses doigts derrière la nuque de Raphaël.
Le silence qui leur avait été imposé retomba. Léandre espéra que ce geste compense les mots qu'il ne trouvait pas. Il ouvrit la bouche, mais sans qu'ils se soient concertés, la voix éraille de Raphaël buta sur l'unique mot qu'il prononça :
— Merci.
Raphaël laissa sa peur d'enfant pulser en lui. L'ombre qui les enveloppait gardait sa vulnérabilité. Il lui en était presque reconnaissant. Il y avait de la peur hideusement incrustée sous sa peau. Personne n'avait approché Raphaël d'assez près dans un tel moment pour l'entrevoir.
Léandre n'avait pas retiré sa main. Elle pesait sur sa peau, lui faisait même ployer la nuque dans une position inconfortable. Le geste soulagea Raphaël.
Il hâta de se reprendre en entendant des bribes de conversation un peu plus loin. La porte d'entrée claqua et la main sur sa bouche se retira. Pas celle qui reposait sur sa nuque.
La lumière éclata dans la pièce et baigna leurs deux visages.
Insolemment proches.
J'ose espérer que ce rapprochement saura excuser mon retard de publication (encore). Sur le coup, Wattpad n'a pas voulu m'afficher le chapitre pendant deux jours, impossible de le modifier, alors ce n'était pas vraiment de mon ressort.
J'ai adoré écrire cette fin de chapitre et j'espère que vous avez passé un bon moment à le lire. L'ambiance du prochain chapitre, qui reprendra le fil de la première moitié de celui-ci, sera un peu moins festive...
Je vous souhaite un bon week-end !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top