Chapitre 12
[Petite illustration de Nayla]
Les vacances, c'étaient surtout les rencontres.
Raphaël le lui avait dit en guise de vérité absolue que Léandre avait approuvé d'un mouvement vague de la tête. Les seules personnes qu'il croisait étaient les clients de l'hôtel avec lesquelles il sympathisait superficiellement.
Les rencontres étaient à ses yeux un concept aussi barbare que les imprévus. Il fallait composer avec et surtout avec la chance pour que cela ne lui laisse qu'un mauvais souvenir cuisant. De nouvelles personnes, cela demandait de faire ses preuves, de prouver aux autres qu'il était un humain socialement acceptable. Les premières impressions importaient souvent plus que le reste. On apprenait à juger les individus en un regard et Léandre savait qu'à ce jeu-là, il ne gagnerait jamais.
Pas que son faciès soit particulièrement disgracieux, mais il n'était pas suffisamment avenant pour que cela compense le physique. Il pouvait servir un sourire sur commande, poli et correct, mais le reste... Il avait du mal avec les dosages. Un peu trop d'expressivité, pas assez d'engagement dans les conversations. Il fallait s'imposer au risque d'être qualifié de plante verte - Léandre aurait trouvé la comparaison avec son militantisme plutôt cocasse, mais éviter d'écraser les autres.
Pendant un moment, Léandre ne parvint pas à démêler ces informations. Il ne trouva pas l'attitude à adopter. Il rit aux traits d'humour, il accepta qu'on lui serve un cocktail maison dont la couleur brunâtre égala le goût écœurant et garda le silence la majorité du temps.
Les cigarettes que l'on se passait et que Léandre refusait automatiquement, les discussions qui se chevauchaient jusqu'à former une mélasse inintelligible, la somme de tout cela lui donnait le tournis.
Léandre finit par se détendre un peu. L'air vivifiant du soir l'y aida, les bruits étouffés des grillons aussi. Une odeur sauvage embaumait l'air et l'ambiance avait fini par s'alléger. On parlait de tout et de rien, les plus alcoolisés se mettaient à philosopher d'une voix traînante pour finir comme la risée des autres. Les rires n'étaient plus sournois, mais bon enfant. Les échos de la musique étaient juste assez lointains pour être agréables, presque caressants. Dans le dos de Léandre chancelait une lampe de jardin qui éclairait à peine la pénombre.
- Ça va ? demanda Wendy, qui avait émergé du fond du jardin avec une sérénité que Léandre lui enviait.
Il acquiesça, mais le regard indulgent de Wendy se fit maternel. Sous le ricanement d'un homme un peu plus âgé qu'eux, installé non loin, une cigarette à la bouche, elle passa son pouce sous l'œil de Léandre. Quelques paillettes étaient tombées, un peu comme s'il avait profité de l'obscurité accueillante pour verser quelques larmes.
- Tu vois à peine leurs visages. Tu peux imaginer que ce sont des personnes en qui tu as confiance ou juste... des lutins ?
Léandre s'enfonça un peu plus confortablement dans la chaise longue, comme un roi entouré de sa petite cour. Il préféra forcer cette image égocentrique. Il n'avait pas eu l'occasion d'accorder sa confiance à grande monde et décliner les visages de sa meilleure amie et de Raphaël une petite quinzaine de fois lui sembla peu crédible.
Wendy se releva et alla rire au nez de l'homme un peu plus loin. Elle arrivait à inverser la situation avec une aisance que Léandre lui connaissait. Elle s'était endurcie et, de là où il se trouvait, dans l'ombre menue de son dos, il la trouva impressionnante. Plus personne n'avait évoqué l'incident qui l'avait éloignée de la colonie, preuve s'il en fallait une que la plupart ne se souciaient pas vraiment de la gravité de ce qui s'était passé. Ce qui les intéressait, c'était le scandale en lui-même, la réputation de cette fille un peu perchée durement entachée.
Léandre passa le bol de saucissons, victime de son succès, sans y toucher et l'homme à côté de lui, son cadet de peut-être un an ou deux, le lui fit remarquer. Il souligna le fait que Léandre n'avait pratiquement rien mangé depuis qu'ils s'étaient installés dehors.
Avec un soupçon d'appréhension, il lui fallut opter pour la sincérité. En réalité, il avait pioché dans les bols de chips. En témoignait ses doigts gras, bien que la preuve ne suffirait pas à une réponse évasive. Léandre énonça, à contrecœur :
- En fait, je suis végétarien.
Hasard malencontreux ou farce du destin, il articula ces mots au moment où personne ne daigna parler. Une quinzaine de visages se retourna pour disséquer celui de Léandre. Pour s'assurer qu'ils avaient bien entendu.
Ses mains serrèrent les bords de la chaise longue, ses ongles ripèrent contre le bois et il dut se faire violence pour ne pas se dérober. Pour ne pas se prendre passion pour ses chaussures.
Avant que le premier commentaire fuse, il prédit ce qu'il allait suivre. Il avait rarement eu l'occasion de rencontrer de nouvelles personnes, que ce soit sa volonté ou celle de ses parents avides du contrôle, mais chaque fois qu'il avait dû annoncer son végétarisme à quelqu'un, les réactions avaient été les mêmes. De l'indulgence à la compréhension en passant par toutes les déclinaisons de moquerie et d'intolérance.
- Waouh ! C'est impressionnant comme décision. Tes parents n'ont rien dit ? J'aimerais bien manger moins de viande, mais c'est une institution chez nous et j'exagère à peine. Mes parents me tueraient.
- Je ne sais pas comment tu fais ! Je pourrais me passer de pas mal de trucs, mais le poulet... Je ne pourrais pas arrêter le poulet !
- Moi, j'en mange pas beaucoup. Je mange un steak de temps en temps, mais je pourrais pas m'en passer. Ça te manque pas, un bon steak ? Je te parle pas des trucs que tu trouves au rayon boucherie du Leclerc, hein ! Je te parle de la bonne pièce chez le boucher. Y'a que ça de vrai. Je te donne l'adresse si tu veux, tu iras voir et tu m'en diras des nouvelles !
- Non, merci, tenta de tempérer Léandre.
- Mais tu manges... rien, du coup. Tu manges du poisson ?
- Non, j'ai arrêté aussi le poisson.
- Attends, attends ! Moi, y'a un truc que je n'ai jamais compris. On voit souvent des sortes de steaks végétariens ou des saucisses. Pourquoi les végétariens arrêtent la viande si c'est pour reproduire le goût ?
Les yeux de Léandre papillonnèrent. Il rassembla en un raclement de gorge toutes les informations qu'il possédait sur le sujet. Il savait par expérience que cela ne suffisait pas toujours contre la mauvaise fois. Le compte instagram et le site internet de l'association faisaient souvent face à des vagues de commentaires qui moquaient ouvertement les « écolo insupportables et moralisateurs ».
Léandre avait essayé de revoir son discours pour n'émettre aucun jugement, conscient des moyens et des efforts de chacun, mais il avait eu beau lisser ses propos, les réactions, vives et souvent insultantes, ne s'étaient jamais taries. Il avait fini par se faire à l'idée que les personnes les plus fermées sur le sujet trouveraient toujours un moyen de déculpabiliser en attaquant les plus investis. Peut-être était-ce une manière de ne pas assumer leurs responsabilités ou un refus absolu du changement, puisque la prise de conscience écologique et les actes qui en découlaient nécessitaient une remise en question totale du système en place.
Les scientifiques sonnaient l'alerte depuis des décennies déjà : le système capitaliste en place, l'appétit de chacun et en particulier celui des plus grands, était incompatible avec les ressources de la planète. Pour que la Terre demeure viable, il fallait bouleverser ses habitudes, parfois se contraindre et souvent revenir sur des acquis que l'on pensait naturels.
- La plupart des végétariens n'arrêtent pas de manger de la viande parce qu'ils n'aiment pas le goût. C'est une question d'éthique, parfois ça peut aussi être lié au refus de consommer un animal mort dans des conditions atroces. La majorité des végétariens ne tolèrent pas les conditions de vie et de mort de l'élevage intensif.
- Mais c'est naturel pour l'homme de manger de la viande. On en mange depuis la nuit des temps ! On est omnivores. Quand on y réfléchit bien, c'est le végétarien qui va à l'encontre de notre nature, philosopha une fille, avec une fierté qu'elle agita sous le nez de Léandre.
- Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs avaient des besoins énergétiques et des conditions de vie qui n'ont plus rien à voir avec les nôtres. D'ailleurs, ils étaient beaucoup plus des cueilleurs que des chasseurs.
L'homme à sa gauche marmonna qu'il n'était pas convaincu et d'autres le rejoignirent, prêts à exposer leurs arguments qui justifieraient selon eux l'importance d'un régime carné. Quelques-uns opinèrent malgré tout la prise de parole un peu timide de Léandre. Il entendit une autre fille, à la peau d'un noir profond, approuver. Étudiante en Histoire, elle appuya les informations en les complétant.
Léandre sursauta lorsqu'une main jaillit à sa gauche. Elle appartenait à Casimir qui, du haut de son mètre quatre-vingt, parut le prendre en pitié. Il dit, avec une solennité qui arracha un pouffement à Wendy qui, de l'autre côté de la table, discutait avec Loan :
- Raphaël m'a dit que tu me ridiculisais à la danse. Je veux voir ça.
Une sueur froide dégringola le long de la nuque de Léandre. Il ouvrit la bouche pour protester avant de noter que ce sérieux ne collait pas à Casimir. Il l'était trop peu pour qu'une déclaration aussi pompeuse soit à prendre au premier degré.
Il entendit une voix féminine ânonner dans son dos :
- Si, ça se voit ! Regarde comme il est blanc. C'est parce qu'il ne mange pas de viande !
Cela suffit à convaincre Léandre d'abandonner sa place confortable sur la chaise longue. Il faillit trébucher sur un sac abandonné par terre et il réussit par miracle à s'échapper du cercle hermétique des chaises longues et des transats.
Casimir apostropha Anton du menton pour le presser des les suivre. En guise d'argument, il lui glissa :
- Tu vas finir par te rendre malade à regarder ces cochonneries.
Le teint d'Anton, lui aussi un peu pâle, semblait avoir viré au vert. Comme si cette orgie de chips et d'apéritif lui donnait véritablement la nausée.
- On a l'air à ce point désespéré pour que tu voles à notre secours ? observa Anton qui traînait les pieds dans le sillage de son ami.
- Ils allaient vous bouffer tout crus, acquiesça celui-ci.
Avant que Léandre ne se demande si c'était la vérité, dans un sérieux naïf, Casimir se pencha sur lui. Il était plus grand de pratiquement une tête et s'il n'avait pas eu l'air inoffensif derrière ses ours mal-léchés, Léandre aurait eu des raisons de le craindre.
- Toi, j'aurais fait appel à un autre s'il avait fallu jouer les bons princes.
Léandre n'eut pas le temps de rétorquer quoi que ce soit que Casimir l'entraîna à l'intérieur. Avant qu'Anton repousse la porte-fenêtre derrière eux, Léandre entendit Wendy arguer avec aplomb et déclarer que toute sa famille survivait à merveille à leur alimentation végan.
La musique lui écorcha les oreilles. Elle était juste assez haute pour lui donner envie de dépenser ses dernières gouttes d'énergie. Le salon, dont le canapé avait été repoussé contre le mur pour faire de la place, s'offrait au regard. Quasi désert, Léandre laissa Casimir initier une danse. Un véritable cauchemar visuel qu'Anton apprécia depuis son post d'observation, tassé contre le mur, l'air un peu plus dans son assiette.
- Allez ! Tu attends quoi ? l'encouragea Casimir, avec son enthousiasme que Léandre commençait à apprécier.
- Je ne sais pas ce que t'as dit Raphaël, mais je...
C'était visiblement trop tard pour songer à une retraite honteuse. Casimir attrapa le poignet de Léandre et lui donna l'impulsion qui lui manquait pour se lancer. Sur une basse plus marquée que les autres, son corps s'électrifia. Il oublia la conversation qu'il avait laissée en suspend dehors et un sourire fleurit à ses lèvres. Un sourire spontané comme il en avait peu.
Peu à peu, il laissa couler le contrôle qu'il asseyait sur ses gestes. Il perdit le fil. Quelques lumières colorées crevaient la pénombre du salon et le cœur de Léandre s'emballa. Il manqua de marcher sur les pieds d'Anton qui bondit pour l'éviter et il évita le mur de justesse.
L'ivresse aurait pu être celle de l'alcool. À la réflexion, le cocktail étrange qu'il avait bu jusqu'à la dernière goutte pour faire bonne figure n'y était peut-être pas pour rien.
Le visage de Léandre s'éclaira. Il écarta les bras, rejeta le visage en arrière. Il sentait à peine les plaintes de sa jambe qui lui ferait amèrement regretter son inconscience. La douleur qui serpentait jusque dans ses oreilles n'était rien qu'un avertissement. Léandre avait réussi à taire la voix dans sa tête, l'appréhension et la peur du jugement. Aussi éphémère que soit ce sursit, il s'en gava jusqu'à l'indigestion.
Il but le verre qu'Anton lui tendit avant de comprendre que ce n'était que de l'eau. Le plus mesuré du groupe surveillait les autres, veillait sur eux et à sa prévenance, Léandre comprit que ce n'était pas la première fois. Cela acheva de le rassurer.
- Je ne sais pas danser, compléta Léandre.
- Tu n'as pas dû trouver le bon partenaire !
Derrière ses manières un peu brusques et son rôle de joyeux-luron pas très responsable, Casimir était moins aveugle qu'il le laissait imaginer. Il le prouva en faisant pirouetter Léandre à lui faire perdre ses repères. Il tituba un peu et retrouva une ancre en heurtant un corps non-identifié. Croyant avoir affaire à Casimir, il le pria de calmer le rythme endiablé :
- Hé, doucement ! T'es malade de me faire ça. Je vais...
Il se redressa et plutôt que de rencontrer la face hilare de Casimir, rencontra le regard amusé et appréciateur de Raphaël. Les lumières peignaient de grandes traces bleues, vertes et rouges sur ses joues, à la naissance de sa gorge. Les paillettes dorées n'avaient pas bougé et la beauté de cette figure taillée dans l'ombre musela Léandre.
Il était beau.
Et une pensée identique avait fauché Raphaël encore et encore. Il avait regardé Léandre coupé du monde, dans l'émotion d'une danse qu'il ne maîtrisait pas. Qu'importait la justesse de ses mouvements. Ils étaient libres et irréfléchis. C'était tout ce que Raphaël aurait pu espérer.
- Je crois que je vais faire une pause.
- Ne t'en va pas ! le retint Raphaël.
Léandre n'avait pas vraiment eu l'intention de lui échapper.
- Tu t'amuses ? l'interrogea-t-il. Tu ne regrettes pas d'être venu ?
- Non, je ne regrette pas. Je... Ça va. J'aurais regretté de ne pas être venu, je crois.
Ce n'était pas tout à fait vrai. Léandre savait qu'il se serait persuadé du contraire. Qu'il avait bien fait de ne pas mettre les pieds à cette soirée et il aurait félicité ta sagesse.
Léandre se pencha sur Raphaël. Il s'était gavé d'une ivresse différente de la sienne. Un de ces poisons qui mettait le diable au cœur. Derrière les regards de Raphaël qui le caressaient, impudiques, Léandre se sentit désirable. Il avait envie de danser encore, à s'en faire tourner la tête. La tête de Raphaël lui tournait déjà. Il passa son pouce sur la ligne de la mâchoire de Léandre, s'abîma les yeux à admirer la pureté de son visage séraphique et dit :
- Léandre.
L'intéressé, qui avait légèrement rejeté le visage en arrière pour apprécier la caresse pudique, plongea son regard dans celui de Raphaël. Il respirait à peine. Sa voix fut plus éraillée que jamais :
- Tu as le visage de ma prochaine erreur.
L'arrivée de Charly interrompit le mouvement qu'il initiait et qui l'aurait dirigé, Léandre en était sûr, droit sur sa bouche pour y poser la sienne.
Charly se planta entre le couloir d'entrée et le salon, les bras pendus le long du corps. Du bout des lèvres, iel expliqua que la soirée avait été organisée dans le dos de ses parents qui passeraient s'assurer que tout allait bien.
- Ils seront là d'une minute à l'autre, conclut-iel d'une voix blanche.
Pas mal de choses dans ce chapitre. On attaque avec un débat autour de la consommation de viande, du végétarisme notamment. J'avais l'intention d'en faire un court passage dans le chapitre et... disons que j'ai été pas mal inspiré. C'est beaucoup de choses que j'ai entendu au cours des dernières années et pas mal de ces remarques me sortent par les narines. Il est possible que je coupe un peu si le passage est trop long lors de la réécriture, mais en tant que tel, il faut croire que j'avais besoin de sortir ce que j'avais sur le cœur !
Mon végétarisme et moi, on a fêté nos trois ans tout récemment d'ailleurs. Trois ans que je ne mange plus de viande et promis, je me nourris quand même. Dans la conversation que j'ai retranscrite, il y a des avis qui sont plus ou moins tranchés. L'essentiel, c'est d'essayer de réduire la consommation de viande, que ce soit pour des raisons éthiques ou environnementales, l'élevage a un coût énorme à l'échelle globale.
J'essaie de ne pas me montrer moralisatrice (je n'aime pas le terme, il est très mal connoté et, le plus souvent, on se cache derrière) dans la discussion que j'ai retranscrite. Je pourrais parler du sujet trèès longtemps, mais si vous voulez me poser des questions, me demander des conseils, je ne suis pas spécialiste du sujet, j'apprends tous les jours et je fais des erreurs, mais j'y répondrai avec plaisir !
La fin du chapitre note un petit rapprochement entre nos deux protagonistes. Enfin, j'imagine que vous ne l'avez pas loupé aha !
Merci pour votre lecture et à la semaine prochaine !
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