Chapitre 11

[Léandre et Raphaël, dessinés comme s'ils avaient été photographiés en plan rapproché]

Raphaël nota qu'ils venaient de frôler l'accident diplomatique pour la première fois lorsque Casimir croisa Wendy en descendant les marches. Flanqué d'Anton et de Léandre en guise de gardes du corps peu convaincants, il perdit son sourire à l'instant où il vit, derrière Wendy, une silhouette indéniablement masculine. Ses yeux se plissèrent de suspicion et il la salua d'une voix tendue.

Raphaël, depuis le salon, flairait les embrouilles et une tension de mauvais augure à plein nez. Il ne bougea pas d'un cil et chercha plutôt Charly qui était resté à l'étage. Iel aurait mieux fait de désigner quelqu'un d'autre responsable des lieux en son absence.

— Il doit y avoir des trucs à finir dehors, décréta Anton après un instant de flottement.

— Je t'accompagne, approuva Léandre, avec entrain.

Raphaël songea une fois de plus que les deux-là n'étaient pas si différents. Ils ne tenaient pas à assister à ce qui allait suivre, que ce soit une scène de jalousie puérile qui amènerait Anton à reconsidérer son amitié ou une démonstration de masculinité pour remporter l'intérêt de Wendy qui enchaîna :

— Casimir, je te présente Loan. Loan, Casimir.

Ils se lorgnèrent avec une hostilité que Casimir avait probablement initiée. Celui-ci examina le bon mètre quatre-vingt de son adversaire qui les plaçait sur un pied d'égalité. Aussi asiatique que l'autre était caucasien, ses cheveux noirs qui coulaient sur son front haut juraient avec la blondeur slave de Casimir. Ils se considérèrent en chiens de faïence si longtemps que Wendy aurait eu l'occasion de creuser un trou dans le plancher et de recouvrir son corps.

Là où le t-shirt de Casimir exhibait fièrement ses coups de soleil écarlates et douloureux, Loan portait un ensemble crème qui ravivait le hâle léger de son teint.

Égalité. Un partout.

Une poignée de mains plus tard, et alors que Raphaël se demandait s'ils n'allaient pas finir par provoquer un duel à la manière des chevaliers médiévaux pour remporter les faveurs de Wendy, Loan brisa la glace. Il tira Casimir contre lui et lui souffla :

— Tire pas cette tête, elle n'est ni à toi ni à moi.

— Tu me la rends ? réussit à articuler Casimir en un sourire de façade qui n'empêcha pas Raphaël de remarquer la crispation de sa mâchoire proéminente.

— T'as bien compris, je crois.

Casimir ouvrit la bouche, croisa le regard de Wendy qui le toisa, le menton haut et songea à se reprendre. Il ne le faisait jamais. Il avait longtemps été enfant unique et on lui avait tout excusé. Son père et tous les autres, du maître en maternelle à son professeur de volley, lui avaient appris ou laissé entendre qu'un homme n'avait pas à s'excuser. On croyait volontiers sa version des faits lorsqu'il se disputait avec une fille. Il était la valeur sûre et, sans se rendre compte des privilèges qui lui avaient été donnés dès la naissance, il s'était construit sur un tas de préjugés.

Quand on le traitait de misogyne, il répondait qu'il aimait cuisiner. Il ne ferait pas de mal à une mouche, insultait copieusement les hommes qui osaient lever la main sur une femme, mais il y avait ces constructions que la société lui avait léguées. Wendy en avait pris conscience. Elle avait en tête ce qu'il y avait à déconstruire et si elle avait jugé que Casimir était un cas désespéré, un de ces hommes qui n'admettraient pour rien au monde leur statut de privilégiés, elle l'aurait laissé s'éloigner d'elle. Wendy n'aurait même pas lutté.

Casimir n'eut pas l'occasion de s'excuser.

— Notre sorcière préférée vous a jeté un sort, on dirait, tonna Charly en haut des marches. Tu devrais y aller mollo sur les potions d'amour, ils vont finir par s'entretuer.

— Je pensais que c'était son charme naturel, rétorqua Loan.

— Mon charme et quelques ingrédients, précisa innocemment Wendy.

— Tu les ensorcèles, chantonna Charly en faisant tournoyer son amie en une danse de salon qu'iels avaient dû répéter.

Wendy profita de la diversion pour filer dans le salon. Elle exhala un rire nerveux qui contamina Raphaël.

— Du grand art, applaudit-il.

Elle secoua ses boucles rousses qui lui faisaient une crinière autour du visage.

Une crinière ou une auréole fauve.

Elle était attachante avec son mélange inhabituel de candeur et d'assurance, d'innocence et de gravité. Elle était si rarement curieuse qu'il suffirait à Raphaël d'être inattentif pour s'imaginer qu'elle ignorait ce qu'elle voulait, qu'elle tâtonnait un peu perdue, en quête d'identité et de compagnie masculine. Il n'en était rien. Non seulement Wendy savait depuis longtemps ce qu'elle voulait, mais elle ne laisserait personne affirmer qu'elle n'en avait pas le droit. Raphaël l'admira dans la manière dont elle lui sourit, dont elle réarrangea d'un geste négligé sa tignasse indomptée.

— Tu crois qu'ils vont finir la soirée sans se sauter à la gorge ?

— Loan, sans problème. Le reste, ça ne tient qu'à Casimir.

Raphaël considéra la question. Casimir avait compris en un clin d'œil qu'ils se payaient sa tête lorsque Wendy avait prétendu s'intéresser à Léandre. Il n'aimait ni les conflits ni les tensions dans un groupe. Il y avait peu de chances pour qu'il gâche la soirée pour des soucis de rivalités masculines.

Raphaël savourait l'insignifiance de ces priorités de vacances. Il n'y avait qu'à cette occasion que les préoccupations quotidiennes s'éclipsaient pour leur donner le temps et l'énergie de s'intéresser à des histoires aussi sordides. Cela lui vidait l'esprit.

— Tu vas bien ? demanda Raphaël, en trempant ses lèvres dans un mélange pas fameux de deux alcools bon marchés.

Wendy buta sur la question. Son sourire fana comme si le fruit trop mûr de ses lèvres avait pourri en un clin d'œil. Elle était intelligente, trop pour comprendre que Raphaël n'accepterait pas une réponse toute faite qu'on servait sans penser à la vérité. Ses bras retombèrent sur sa robe vert-foncée.

Elle opta pour une parade et Raphaël aurait été mal placé pour la juger.

— Iel t'a dit ? s'enquit-elle d'une voix blanche.

— Juste ce qu'elle sait.

— Iel, corrigea Wendy.

— Iel, pardon.

Elle ressemblait à un animal pris sous les feux d'une voiture. Prise au piège, incapable de décider si elle devait fuir à droite ou à gauche, elle resta immobile. Elle cilla. Une fois, puis deux fois. Elle prit une profonde inspiration et Raphaël vit, tapi au fond de ses yeux, une peur vive.

— Tu veux savoir si c'est vrai ou pas ?

— Non.

— Si c'est vrai, c'est... c'est vraiment grave.

— Tu n'as rien confirmé à Charly. Je sais que tu ne me diras rien.

Wendy leva bravement le menton. Les autres animateurs avaient essayé de démêler le vrai du faux. Du moins ceux qui n'avaient pas avalé au pied de la lettre la version réchauffée servie par Maxime. Ils avaient décrété que si Wendy avait été la victime, elle se serait défendue, elle ne se serait pas laissé salir par un mensonge répugnant.

Wendy avait pris le problème à l'envers et de la manière dont Maxime le soir où elle l'avait surpris : qui la croira ? Qui préférera la croire elle plutôt que le directeur, celui vers qui les enfants se tournaient lorsqu'ils rencontraient un problème ?

— Ne dit rien à Casimir. J'ai... Je n'ai pas envie qu'il sache ça.

Elle craignait surtout qu'il prenne partie et qu'il la juge. Si Wendy n'habitait pas Dijon, elle aurait craint que le scandale que Maxime lui avait mis sur le dos ne gâche sa vie. Elle savait désormais l'impact que cela pouvait avoir, même auprès de personnes qu'elle pensait être ses amis. Elle ne connaissait pas assez Casimir pour espérer quoi que ce soit.

— Merci, Raphaël. D'avoir cédé ta chambre, de ne pas avoir posé de questions, de...

La sonnerie de la porte d'entrée l'interrompit dans sa lancée. La fin de sa phrase s'étrangla au fond de sa gorge et tout son enthousiasme à l'idée de profiter de cette soirée retomba. Elle s'était figurée que la page serait tombée pour tout le monde et, tout à coup, elle n'en était plus si sûre. Elle s'était voilé la face.

Elle reconnut la plupart de ceux qui se pressaient dans le salon. Une fille, les bras chargés de bières, bouscula tous les autres pour déposer son fardeau sur la table. Comme le petit groupe que Wendy avait invité, autant pour se donner du courage que par envie, elle était une des intruses. Elle se redressa, ouvrit la bouche pour saluer Raphaël et Wendy, mais son regard resté arrimé sur le visage de cette dernière.

— Attends, tu es...

— Wendy ! s'exclama Mylène, une brune pimpante dans sa robe bleu électrique. On te pensait rentrée depuis longtemps à... Tu n'es pas du coin, si ? Lille, je crois. Ce n'est pas la porte à côté.

Raphaël vit Wendy s'écraser, se ratatiner sous l'attention indiscrète de la quinzaine d'individus. Ils prirent les lieux d'assaut et sans évoquer l'incident qui avait livré Wendy à ses propres moyens dans une ville loin de chez elle, les sous-entendus rampaient comme une nuée d'insectes.

— Et du coup... tu ne nous as pas présenté !

— Raphaël, devança-t-il, avant que Wendy croasse quoi que ce soit.

— Ton nouveau...

— Un ami, mais...

— Vraiment ? Ça change, intervint sournoisement un homme sur lequel Casimir darda un regard mauvais.

Ce dernier cherchait le regard de Wendy, quémandait son approbation pour prendre sa défense. Ils étaient une quinzaine à essayer de lui tirer les vers du nez. Agglutinés dans le salon, entassés les uns sur les autres, Léandre manquait déjà d'air. Il détesta l'ambiance de conspiration qui lui évoquait une attaque collective aussi déloyale que répugnante.

Il n'avait jamais mis les pieds à des soirées. Il avait été invité une seule fois et son père avait considéré la proposition avec une pincée de mépris. Il ne s'était pas privé de moquer les ambitions ridicules de ce fils qu'il surprotégeait sans vraiment s'inquiéter pour lui. Quand Léandre avait argué que ses aînés avaient eu l'autorisation, eux, sa mère s'était mêlée au débat. Ils avaient eu le droit, certes, mais il n'était pas comme eux.

Qu'est-ce que tu irais faire là-bas ? Tu ne peux pas danser. On ne va pas finir aux urgences à je ne sais quelle heure de la nuit parce que tu es trop inconscient pour comprendre que c'est impossible. On ne s'est pas ruiné dans tes opérations pour que tu joues avec le feu !

Cette soirée, c'était un peu un bras d'honneur aux avertissements de ses parents. Peu importait où il posait les yeux, Léandre voyait leurs recommandations, leurs interdictions incompréhensibles qui ne servaient qu'à le brider.

Léandre se demanda si c'était cela, les soirées. Une humiliation en règle, des moqueries cachées sous un vernis de fausse empathie. Il étouffa dans cette ambiance irrespirable.

Soudain, l'enceinte qu'ils avaient installé dans le salon se mit à cracher une musique assourdissante. Les conversations s'évanouirent et Charly, la coupable qui avait trouvé un bon moyen d'éclater ce groupe hermétique et qui lui aurait presque fait regretter cette soirée, s'époumonna :

— Tout le monde dehors !

Elle désignait la porte-fenêtre qui menait sur un jardin immense, ombragé par quelques arbres courbés par la chaleur. Léandre fut le premier à se faufiler à l'extérieur, non sans avoir aperçu Raphaël, toujours adossé au mur au fond du salon. Une fille l'avait approché et lui décochait un sourire ravissant. Léandre eut comme un pincement au cœur. Pas vraiment de la jalousie, ni encore une haine injuste contre celle qui entamait la conversation avec Raphaël, mais une pointe de regret.

Il ne croisa pas son regard et ne se laissa pas contaminer par l'idée que ses précautions prises le matin même étaient une erreur.

Léandre était trop loin pour entendre la fille se pencher à l'oreille de Raphaël pour couvrir la musique que Charly ne réglerait qu'une fois le groupe éparpillé. La fille complimenta son maquillage avec un regard enjôleur.

Wendy était en un seul morceau. Elle se redressa et, pour la première fois, elle fuit Casimir. Pas par jeu ou pour le taquiner, mais parce qu'elle ne supporterait pas de lire dans son regard de la déception.

Léandre s'évada en premier et inspira à pleins poumons la fraîcheur bienvenue du soir. Derrière les feuilles des arbres, il lisait les lueurs mourantes du crépuscule.

Depuis la fenêtre, comme prisonnière de la maison, Wendy admira à son tour la beauté vespérale qui se déclinait sous un camaïeu unique de rouge et d'orange. Elle finit par s'extraire à nouveau de la bâtisse en pierre, typique de la région, et la brise douce sur sa peau brûlante l'apaisa. Elle dépassa les chaises longues et les transats assemblées pour former un grand cercle, la table au milieu qui croulait sous la nourriture et les boissons. Elle s'enfuit au fond du jardin à grandes enjambées pour admirer la fracture qui saignait à la frontière de l'horizon.

Le calme revint. De courte durée, il soulagea un peu les angoisses de Léandre. Il persuada son cœur de se calmer et trempa ses lèvres dans le verre qu'il venait de se servir. Un autre verre entrechoqua le sien et, en se redressant sur la chaise longue, Léandre découvrit le visage de Raphaël qui portait déjà l'alcool à ses lèvres.

Les traits baignés par les lueurs crépusculaire, Léandre aurait été incapable de dire s'il était euphorique ou désespéré.

— À notre prochaine erreur, lui glissa-t-il avant de finir son verre.

Au regard qu'il adressa à la fille, Léandre pouvait deviner quelle serait sa prochaine erreur. Cela lui broya les entrailles de le reconnaître et de l'accepter.

Il n'avait pas la moindre idée de quelle serait la sienne.

Les invités prirent places autour de Léandre.


Un petit chapitre vaguement introductif concernant la soirée qui s'annonce. Ce genre de passages, presque obligés (on les retrouve souvent, mais en soi, j'ai du mal à les voir comme un cliché puisque ça reste très représentatif de la réalité de beaucoup de personnes), vous plaît dans les romans ? 

J'espère que ce chapitre a été à votre goût. On a passé la dizaine de chapitres alors j'espère aussi que cette ébauche de roman vous plaît !

Je vous embrasse <3

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