Chapitre 10
[Illustration de Raphaël, aux feutres à alcool]
Raphaël n'avait pas réussi à résister aux projets despotiques de Charly. Alors que Casimir et Anton étaient partis réaliser quelques courses pour s'incruster avec moins de remord à cette soirée où ils seraient les intrus, que Léandre était lui aussi allé chercher des affaires, Charly n'avait pas laissé à Raphaël le loisir de se sentir de trop. Iel lui avait fait visiter sommairement les lieux en le déclarant responsable s'il lui arrivait malheur.
- Tu as prévu de finir à courir à poil dans la rue ?
- Non et j'ai l'intention d'être responsable, mais on ne sait jamais. T'as l'air d'être le gars sur qui on peut compter.
- Je ne serais pas si sûr à ta place.
- Je sais surtout sur qui ne pas compter parmi les animateurices. Toi, j'ai aucun moyen de savoir.
- Et ça soulage ta culpabilité, avait complété Raphaël, d'un air faussement songeur et en pensant surtout à l'énergie rafraîchissante de Charly.
- Tu as tout compris, avait-iel acquiescé, avant d'entraîner Raphaël à l'étage.
Il avait cru à une prise d'otage, en particulier lorsqu'iel lui avait ouvert la porte de la chambre de ses parents. Iel avait remarqué la manière dont Raphaël avançait avec plus de retenue. Il avait enfoncé ses mains dans ses poches et Charly abattit ses deux mains à plat sur ses épaules crispées. Iel lui arracha un imperceptible sursaut avant de triompher :
- En train de regretter d'être resté ?
- En train de me demander si Wendy ne devrait pas revoir ses amitiés. Explique-toi avant que je redescende les escaliers et que j'appelle à l'aide.
Charly, du haut de son mètre soixante, ne payait pas de mine. Raphaël n'avait pas peur d'iel et si sa tendance à l'inconscience n'y était pas étrangère, le personnage en lui-même n'avait rien d'effrayant. Iel, de ses cheveux bruns coupés courts qui bouclaient à la base de sa nuque à ses oreilles joliment décorées de piercings en passant par ses lèvres peintes en bordeaux n'évoquait rien de bien effrayant. Wendy pouvait se vanter d'être décalée, Charly aussi, et Raphaël comprenait d'où pouvait venir leur amitié.
- Je ne vais pas te manger, promit Charly, avant de rendre les armes et de désigner la coiffeuse installée juste devant une grande fenêtre. C'est à ma mère, tout ça. Elle n'est pas au courant pour la soirée et si on fait gaffe, elle ne saura jamais qu'on a emprunté son maquillage.
Raphaël battit des cils, interloqué.
- Tu veux que je te maquille ?
- Sans façon.
- Laisse ton mépris avec ton sens des responsabilités, cingla Raphaël. Je maquille très bien.
Il se rengorgea en guettant la réaction de Charly. Iel avait esquissé un sourire carnassier. Ce genre d'humour était à manier avec vigilance et pas avec n'importe qui. Iels étaient sur la même longueur d'onde et Raphaël sourit plus largement. Il savait Anton un brin susceptible et Casimir parfois très porté sur le premier degré pour qu'il se risque à être aussi brusque. Pour qu'il oublie un peu toutes les limites qui jalonnaient son chemin. Les leurs avaient divergé sans qu'ils ne s'en rendent compte, au fil des années où les fossés s'étaient creusés et ils avaient fallu établir des compromis pour désamorcer les disputes. L'humour n'était qu'un exemple parmi d'autres et Charly, quand iel rétorqua avec un aplomb mordant, le soulagea :
- Apparemment, le maquillage existe pour cacher les imperfections. Dès que je t'ai vu, je me suis dit que tu étais le coupable tout désigné.
- Tu veux me maquiller ?
- Je fais des miracles.
Raphaël tolérait de parler de lui uniquement lorsqu'il se munissait de ce ton âpre qui aurait pu se conjuguer à merveille avec un humour noir. Il s'abstint cette fois de formuler les remarques désobligeantes qui affluaient à son sujet. Il n'avait pas de complexes particuliers. Rien qui lui pourrissait la vie et l'ulcérait au point où se contempler dans la glace était un supplice. C'était plus l'ensemble de son visage qui l'avait naguère mis mal à l'aise. Il n'aurait pas su l'expliquer. L'homme qu'il devenait était imparfait et, à l'exception de son père, parfois de sa mère, personne ne semblait s'en rendre compte. À l'adolescence, berceau d'infâmes prises de conscience, il s'était fait son propre critique.
Il aurait voulu se déchirer la peau, la lacérer comme si elle était aussi friable qu'une pâte sous ses doigts.
Raphaël n'avait pas cédé, pas une seule fois et désormais que ces pulsions lui étaient passées, il s'était réconcilié avec son reflet. Il n'en était pas fier, mais ne lui faisait plus la guerre. Ce qu'il voyait ne lui plaisait pas, mais plus pour les mêmes raisons et il s'était fait à l'idée qu'il ne changerait rien à son apparence. Les opérations de chirurgie esthétique n'y pourraient rien. Ce qui avait dégoûté Raphaël se logeait sous sa peau.
Lorsque Charly l'assit d'autorité sur le tabouret, Raphaël affronta son reflet sans frémir. Le miroir lui renvoyait l'organisation minimale de la chambre. Une pièce de parents méticuleux puisque rien ne dépassait, pas de jouets pour enfants, pas de vêtements abandonnés sur une chaise. Il n'y avait qu'un lit fait, lisse, une penderie en haut de laquelle trônait des cadeaux réalisés en primaire par les mômes.
Raphaël ne s'attarda pas sur les statuettes informes et avisa plutôt la ligne de sa mâchoire, ses yeux d'un vert suave, la couleur de sa peau dont le soleil ravivait la nuance naturelle, un brin trop foncée pour n'être qu'un hâle dû au bronzage. Petit, Raphaël avait accueilli avec fierté les exclamations des parents de ses camarades. Il n'y avait que lorsqu'ils rencontraient sa mère - son père étant trop occupé pour chercher son héritier à l'école, qui venait parfois remplacer le bal des nourrices, qu'ils comprenaient. Ils avaient un regard entendu, un peu gêné comme s'ils avaient fauté et Raphaël n'entendait plus parler de sa peau, sauf auprès des gamins de son âge, avec leur maladresse ou leur méchanceté.
Raphaël battit des cils et Charly faillit lui enfoncer son pinceau dans l'œil.
- Fais gaffe. Tu vas finir borgne.
- Merde, désolé.
Iel lui décocha un regard qui le fit taire. Raphaël ne rouvrit la bouche que lorsqu'elle détacha son pinceau de sa paupière. Il se dévissa la nuque pour essayer d'entrevoir le résultat dans le miroir. Charly attrapa la mâchoire de Raphaël qui ne nota même pas sa proximité sans-gêne. Iel ne semblait pas s'intéresser à une quelconque question d'ambiguïté entre eux.
- Il y a Wendy en bas ou j'ai halluciné ?
- Tu veux dire officiellement ou officieusement ?
- Je ne dirais rien à personne si c'est ce que tu veux savoir.
- Elle est avec un gars qu'elle a rencontré quand elle est arrivée. Elle ne l'avait pas revu depuis qu'elle a été écartée et vu que Maxime nous a défendus de la revoir avant que les enfants soient rentrés chez eux...
- Elle loge dans la maison d'Anton maintenant. On ne sait pas trop comment elle a atterri là.
- Nous non plus. Du jour au lendemain, elle n'était plus là et on n'a eu que la version de Maxime. J'ai demandé à Wendy ce qui s'était passé, je n'ai jamais cru qu'elle avait eu des comportements gênants avec les enfants.
Raphaël sourcilla. Il s'écarta d'un sursaut quand le mascara de Charly effleura la muqueuse de son œil. En appuyant son pouce contre celui-ci, il gronda une bordée de jurons et larmoya un peu.
- Elle a... réussit-il à articuler tandis que Charly levait les yeux au ciel face à la réaction un poil exagérée de son cobaye.
- Non, trancha-t-iel. Sûrement pas ! Enfin, elle n'a jamais rien confirmé, mais ça m'étonnerait d'elle.
Au regard lourd de sens que Raphaël lui servit, Charly rectifia, en essuyant les dégâts :
- Je ne supporte pas non plus quand les amis d'un accusé de n'importe quelle violence sexuelle sort des grands « il n'est pas comme ça », mais il y a eu des doutes parmi les animateurices. Il y en a d'ailleurs encore et j'espère que tout le monde va faire l'effort de ne pas le faire sentir à Wendy ce soir.
Charly observa un long silence qu'iel employa à attaquer le deuxième œil de Raphaël. Outre l'accident qui avait manqué de lui coûter son œil, il était un cobaye particulièrement agréable. Déjà, il ne s'était pas scandalisé quand iel avait proposé de le maquiller. Il ne s'était pas non plus figuré que cela remettrait en question sa virilité.
- Elle a une sexualité très libre et ça ne plaît pas à tout le monde.
- Tu parles de ceux qui ne voient pas la différence entre assumer sa libido en se foutant des injonctions réservées aux femmes et des penchants pédophiles ?
- Entre coucher avec qui elle a envie et avoir des vues sur des enfants, il n'y a qu'un pas, ironisa Charly, le vomi au bord des lèvres.
Iel avait nagé dans l'incompréhension lorsque Wendy avait littéralement disparu sans un mot d'explication. Ce n'était que deux jours plus tard qu'elle avait assuré à Charly qu'elle était en sécurité. Entre temps, Maxime avait eu l'occasion de leur servir sa version des faits : il avait surpris l'animatrice en présence d'un adolescent et dans une situation qui ne laissait que peu de place à l'imagination. Il avait eu un discours horrifié et avait même parlé de conséquences puisque Wendy avait, selon ses dires, filé sans demander son reste.
Ce jour-là, Charly avait pensé que quelque chose clochait et que quoi qu'il se soit produit, son amie n'avait pas été jugée avec l'impartialité qu'elle aurait mérité. Il y avait quelque chose, dans les remarques de certains membres de l'équipe, qui tendait vers la misogynie. Les remarques auraient-elles étaient les mêmes si le coupable, présumé ou avéré, avait été un homme ?
- Elle fait marcher Casimir en ce moment, reprit Raphaël, sensible à la tension de Charly et à sa frustration.
- Et il marche ?
- Il court.
Ils parlèrent un petit moment du fait qu'elle essayait d'éduquer Casimir sur le sujet de la sexualité féminine. Les préjugés que la société plantait dans le crâne de chacun étaient difficiles à déloger et ils allaient rarement dans le sens des femmes.
Finalement, Charly s'écarta et plissa les yeux.
- T'es un putain de bijou, souffla-t-iel en admirant le résultat.
Iel fouilla bruyamment dans la trousse de sa mère après avoir aspergé Raphaël de parfum. Iel dégota un highlighter qu'iel appliqua en couche généreuse sur l'arête du nez.
La porte derrière grinça et s'ouvrit. Raphaël fut tenté de se retourner, mais l'ongle de Charly, à un centimètre de son œil, l'en dissuada.
- On peut repartir si on arrive trop tôt, avança Casimir.
Raphaël recula. Sur le pas de la porte se pressaient les deux membres restants du groupe et Léandre, un sac en toile sur l'épaule, déformé par les affaires fourrées à l'intérieur « au cas où ». Celui-ci resta de marbre, comme si la proximité de Charly l'indifférait. Raphaël lui en fut reconnaissant. S'il y avait bien une chose qu'il avait en horreur, c'étaient les crises de jalousie publiques.
Il sentit un peu confusément, entre les bribes de conversation tenues par Anton et Casimir qui notaient l'un l'autre un changement chez leur ami sans deviner lequel et son propre sourire, la vibration répétée de son téléphone dans la poche arrière de son pantalon. Un appel.
- Vous êtes assortis, fit remarquer Charly en désignant les paupières de Léandre.
Iel insista pour qu'il les rejoigne devant la coiffeuse dévalisée de sa mère. Iel s'écarta pour lui faire de la place et le pressa à côté de Raphaël en babillant à l'attention d'Anton et Casimir.
- Tu vois, c'était son maquillage ! s'écria ce dernier.
- Tu avais dit ses cheveux, toi !
- Et toi ses boucles d'oreille.
- J'ai fait des merveilles, chantonna Charly en laissant Raphaël le temps de contempler à son tour le résultat.
Plutôt que de loucher sur son reflet, Raphaël braqua son regard sur Léandre. Il s'était appliqué à mettre en valeur ses yeux gris avec un peu de noir et des paillettes argentées sur ses paupières. Un trait d'eyeliner et une touche de mascara, et Raphaël laissa échapper un sourire un peu trop sincère à son goût. Son cœur eut un raté, comme s'il tombait, lui aussi.
Charly avait raison. De son côté, Raphaël arborait quelque chose de plus travaillé. Sous ses boucles noires, le fard à paupières pailleté et doré ravivait l'éclat de sa carnation. Il faisait aussi écho à ses piercings, ceux de ses oreilles et celui qui décorait son nez.
- Bijou, répéta Raphaël, autant à son attention qu'à celle de Léandre dont la commissure des lèvres frémirent.
Son téléphone sonnait toujours. Charly lui souffla :
- Tu devrais répondre.
Raphaël mit une seconde de trop pour réagir. Avant qu'il s'extirpe son téléphone de sa poche et qu'il s'éclipse, Charly ajouta, assez bas pour que Léandre ne puisse pas comprendre :
- Et prendre une chambre. La manière dont tu le regardes, c'est carrément indécent.
Le gloussement que Raphaël ravala aurait aussi bien pu être celui d'un collégien emmouraché pour la troisième fois de la semaine.
Il dévala les escaliers. Le dernier appel venait de se terminer et l'écran lui en indiquait cinq autres de la part de sa mère ainsi qu'un message vocal sur sa messagerie. Le cœur de Raphaël retomba au fond de son ventre et sa respiration se bloqua. Depuis sa conversation téléphonique avec son père, il avait évité les messages, feint de ne pas voir les rappels incessants de son géniteur. Le déni le rattraperait comme il l'avait toujours rattrapé et Raphaël n'ignorait rien du sursit qu'il s'était offert.
Il serra son téléphone de toutes ses forces pour empêcher ses mains de trembler. Il s'adossa au mur et se résolut à écouter le message. La voix de sa mère trahit son inquiétude dès les premières syllabes prononcées dans sa langue maternelle, l'arabe. Des salutations, Raphaël ne retint que la nouvelle qui lui glaça le sang :
- Ton père est à l'hôpital, mon petit. Je suis avec lui. Les médecins lui font passer des tests, on ne sait pas encore vraiment, mais ils parlent d'une attaque.
En écho quasiment indistinct, Raphaël perçut ce que son géniteur renchérissait :
- C'est qu'un coup de fatigue. Les médecins, ils font toujours toute une histoire d'un simple coup de chaud.
Raphaël n'entendit rien de ce que sa mère dit. Il l'imagina tempérer son mari comme elle l'avait toujours fait. Il y eut cette mélasse de mots qu'il ne comprit pas, puis la voix de son père, forte et souveraine. Il sembla à Raphaël qu'il avait arraché le téléphone aux mains de sa mère.
- Les enfantillages ont assez duré, fils. Tu t'es assez dérobé. Que ma santé décline, les médecins peuvent en dire ce qu'ils veulent. La seule chose qui m'importe, c'est ton retour. J'ai vu que tu avais prolongé ton séjour dans cet hôtel minable jusqu'au 10 août. Je t'attends à Lyon le premier jour du mois au plus tard, sans quoi j'enverrai quelqu'un te chercher. J'en ai assez de tes dérobades d'enfant gâté, de tes excuses. Tu peux ignorer mes appels, tu n'y changeras rien. Cette décision n'a jamais été la tienne.
La mère de Raphaël protesta à toute vitesse. Elle ne tenait jamais tête à son époux et elle s'écrasa devant lui dès qu'il haussa la voix pour lui ordonner de sa taire. Un frisson parcourut Raphaël de la plante de ses pieds à la racine de ses cheveux.
- Je ne supporterai pas de te voir te ruiner ailleurs qu'aux côtés de mes associés que tu commanderas bientôt. Je préférerais te savoir mort !
Raphaël fit glisser le téléphone sur la table devant lui. Il ne la jeta pas dans un accès de colère incontrôlée. Il y avait bien longtemps qu'il avait écoulé ses ressources de rage et de révolte. Tout ce qui lui restait, c'était l'évasion, quelque part en France ou à travers le monde. Face à son père, il était démuni. Désarmé.
Raphaël répugna le geste qui le jeta sur les bouteilles d'alcool alignées sur la table. Il but une rasade à même le goulot. Longuement, sans une grimace, sans un air tourmenté pour compléter le tableau. Avec une parfaite maîtrise de ses moyens et de la terreur qui le tenaillait.
Raphaël vérifia l'heure à son poignet dans un réflexe incontrôlé.
Il était dix-huit heures cinquante-deux.
Chapitre assez costaud encore une fois (je dis ça comme s'il y avait eu 93 retournements de situation. Non, on est clairement pas sur un roman d'action).
Déjà, je vous présente un peu plus longuement Charly. Iel est non-binaire, alors si vous trouvez un oubli de ma part, n'hésitez pas à me le signaler, je corrigerai. Je trouve son personnage pétillant, iel ressemble pas mal à Wendy, avec de l'extravagance et du franc-parler.
L'appel de la fin de chapitre est un petit cadeau. Un appel de l'épée de Damoclès qui se balade au-dessus de la tête de Raphaël. Qu'en pensez-vous ?
On en est déjà au dixième chapitre, alors j'en profite pour vous remercier de tenir bon et continuer l'aventure à mes côtés.
Je vous embrasse !
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