Chapitre 1
[Je vous présente Raphaël. Si tout va bien, si je tiens le rythme, je devrais pouvoir proposer pour chaque chapitre une petite illustration comme celle-ci :)]
La chaleur de l'extérieur lui fit l'effet d'une gifle.
Les températures excessivement élevées pour le mois de juin l'accueillirent comme une étreinte en plein été : moite et désagréable.
Ses bagages en main, il traversa à grandes enjambées la petite cour qui bordait la maison en pierre et souleva un nuage de poussière dans son sillage.
Il pesta entre ses dents contre la chaleur épouvantable, contre les rayons cruels du soleil, contre cette journée qui n'en finissait pas. Il était en colère comme il l'était peu. Sous sa peau bouillonnait une folle envie de gueuler à briser sa voix déjà éraillée.
— Raphaël ! Merde, attends un peu !
Ledit Raphaël ne daigna pas ralentir. Le menton haut dans une attitude qu'il aurait jugé honteuse s'il avait été un peu moins contrarié, il remontait la rue où un taxi l'avait abandonné un quart d'heure plus tôt.
Derrière lui, les pas de Casimir se rapprochaient. Lesté par quelques kilos de bagages, Raphaël ne réussit pas à esquiver la main forte de son ami. Elle s'abattit sur son épaule comme s'il espérait l'enfoncer dans la poussière volatile, dans cette terre desséchée.
— Tu te tires où comme ça ?
— Je n'en sais rien, grogna Raphaël en ralentissant à peine l'allure. Je vais me chercher un toit pour la nuit et dans un trou comme ici, il vaudrait mieux que je me bouge. Je n'avais pas prévu de dormir à la belle étoile.
Si Casimir avait vraiment voulu l'arrêter, il aurait eu les moyens de le faire. Solide gaillard, il culminait à presque un mètre quatre-vingt-dix, avec autant de muscles pour dissuader quiconque aurait la folie de lui tenir tête. Raphaël, du haut de son mètre soixante-quinze, savait qu'il ne faisait pas le poids. S'il ne connaissait pas Casimir depuis l'enfance, il aurait été tenté de le confondre avec l'une de ces brutes un peu stupides ou du moins pas très réfléchies. Son ami avait la fâcheuse tendance à minimiser les problèmes à mesure qu'ils se présentaient, raison pour laquelle Raphaël ne comptait pas sur lui pour le tirer d'affaire.
— On va pouvoir s'arranger, assura Casimir en dévoilant un sourire. Bon, on ne va pas la mettre à la porte, la fille, mais Anton va appeler son père et d'ici demain, ça sera réglé. D'ici là, on peut faire avec les moyens du bord. Je me dévoue pour lui tenir compagnie si mon sacrifice peut...
Raphaël le réduisit au silence en un regard. Avec ses yeux sombres, il savait se montrer persuasif. Après une journée de trajets pénibles, il n'avait pas maquillé ses yeux de khôl, mais l'effet n'en était que plus convaincant. Casimir se rattrapa et parvint plus ou moins à retomber sur ses pattes :
— On verra avec le père d'Anton demain. Il doit avoir un plan B.
Raphaël claqua sa langue contre son palais. Après avoir bataillé pour arriver à Largentière, petite ville ardéchoise qui faisait pâle figure à côté de celles auxquelles Raphaël était habitué, il n'avait pas eu dans l'idée de conclure les retrouvailles avec ses amis par une dispute. Si Casimir était clairement mal à l'aise, si la situation l'indisposait et que Raphaël n'était pas d'assez mauvaise foi pour prétendre le contraire, ce dernier n'avait pas très envie de le reconnaître. Lui qui s'énervait si peu affirmait son droit à tempêter.
— En attendant, je dors où, cette nuit ?
Casimir passa une main embarrassée sans ses cheveux blonds foncés. Il fallait dire que l'habituel canapé qui meublait le salon de la maison avait été remplacé par deux petits fauteuils pourpres. Esthétiques, mais en rien pratiques.
Le soleil frappait le crâne de Raphaël et il se félicitait d'avoir pensé à nouer ses cheveux en un chignon. Après une journée de transport, celui-ci avait piètre allure. Il en allait de même pour sa figure froissée et pour la sueur qui poissait son front haut. Sans oublier les habits confortables et informes que Raphaël avait enfilés.
Casimir allait répondre lorsque son regard dévia vers la droite. Juste un tout petit peu. Il grimaça et souffla une exclamation qui ressemblait à un :
— Oh-oh...
Raphaël pivota pour remarquer, devant l'hôtel aux roses, un établissement familial qui était peut-être le seul élément touristique du village, deux silhouettes. Il reconnut la première en un coup d'œil. Nayla, la fille adoptive du propriétaire, portait un large chapeau derrière lequel son visage disparaissait. L'afro qu'elle portait fièrement avait été attaché sur sa nuque. Occupée à tailler les arbustes qui escortaient la petite allée, elle se redressa. Son regard épingla d'abord Casimir qui avait perdu sa superbe et qui réussit à se défiler d'une excuse peu convaincante :
— Bon, je vais voir si Anton s'en sort. Tu me diras pour le reste !
Si Anton détestait les conflits, il avait tendance à penser qu'il se débrouillait mieux en sachant les deux éléments à problèmes du trio loin de lui. Cela n'empêcha pas Casimir de filer lâchement et d'abandonner son ami. Nayla commenta sa fuite d'un ricanement et son attention retomba sur Raphaël.
— Un problème d'organisation ? s'enquit-elle en dévoilant un sourire.
— Un problème avec Casimir ? rétorqua Raphaël, de sa voix éraillée.
— Il m'a fait du rentre dedans avec la délicatesse d'un camion-remorque hier.
— Il n'a pas été trop... insistant ?
— Non, mais il a eu du mal à prendre au sérieux mon couple. J'imagine que ça serait mieux passé si je lui avais dit que je sortais avec un mec à son image. Les filles, ça paraît moins redoutables comme adversaires.
Raphaël laissa tomber ses bagages qui lui sciaient les doigts. Derrière lui se peignait un crépuscule digne d'une peinture romantique, avec ses traînées rouge-sang et ses nuages trempées dans tout un camaïeu d'orangées. Raphaël allait féliciter Nayla, autant pour son couple que pour avoir tenu tête à Casimir avec un aplomb qu'il lui connaissait bien, mais elle le devança :
— Alors ? Ce problème d'organisation.
Raphaël abdiqua. Il était trop épuisé pour jouer d'un mystère inutile. Devant l'hôtel qui projetait sur lui son ombre à peine agréable, il expliqua la situation dans les grandes lignes. Nayla savait déjà qu'Anton, Casimir et Raphaël, tous trois amis d'enfance, planifiaient chaque année des vacances ensemble depuis pas loin de dix ans.
Lorsque le petit groupe comptait une douzaine d'années, le père d'Anton occupait le canapé et surveillait les garçons avec l'attention faussement négligée d'un père qui voyait son fils qu'à de rares occasions. Désormais qu'il avait grandi, le géniteur avait dû se plier à la soif d'indépendance et d'intimité du petit groupe. Il profitait donc des quelques semaines de vacances en Ardèche pour voir du monde, louer une petite maison à Nice et y prendre un bol d'air marin. Ainsi, tout le monde était content.
Sauf que cette année, le père d'Anton était tombé sur une fille avant de partir. Un peu plus jeune, elle avait été animatrice pour une colonie que Raphaël avait jugé précoce au point de douter de cette version des faits. Pour une raison que le père d'Anton avait tue, elle s'était retrouvée sans logement, livrée à elle-même. Le reste n'intéressait pas Raphaël, la manière dont l'adulte était venu à proposer l'une des chambres à la fille, seul lui importait le résultat : elle occupait ce qui était traditionnellement sa chambre.
Raphaël avait voulu discuter avec la fille, trouver un arrangement, mais Anton avait avancé d'une voix mal-assurée qu'elle dormait. Son père avait ajouté une condition de dernière minute à leur séjour dans cette demeure : il n'était pas question de mettre la fille à la porte, fusse-t-elle une inconnue. C'était la raison pour laquelle Raphaël doutait fort qu'Anton puisse raisonner son père.
Il passa une main contre ses tempes moites, puis son arc de Cupidon en effleurant le piercing qui décorait l'aile de son nez. Nayla n'eut pas la réaction espérée. Loin de défendre la fille par solidarité féminine, loin d'appuyer la position de Raphaël, elle commenta en examinant la terre qui souillait ses gants :
—Je n'ai jamais compris pourquoi vous veniez tous les ans au même endroit. L'hôtel accueille que des habitués qui doivent avoir la cinquantaine bien sonnée. Vous êtes sûrement les seuls jeunes qui reviennent dans le même coin perdu tous les ans. Tu as voyagé cette année, nan ? Tu as dû visiter des coins paradisiaques et tu trouves quand même le moyen de revenir.
— C'est un des seuls endroits où je me suis senti chez moi.
Cela avait été vrai. Il avait chéri ces montagnes, ces vallées étroites, plus que la ville où il était né : Lyon. Il s'y était senti chez lui. Puis, il avait passé son année à voyager, à cultiver ses passions, à se retrouver aussi. Chez lui, c'était partout et un peu nulle part. Il n'était pas sûr de retrouver la liberté que lui avait procuré ses voyages, cette sensation qu'aucune frontière ne pouvait le retenir. Cela, Nayla n'avait pas besoin de le savoir, même si Raphaël avait l'impression qu'elle aurait peut-être pu le comprendre.
— Touché, admit-elle. L'hôtel est fermé. Il rouvre la semaine prochaine et tout n'est pas encore prêt, mais... on peut peut-être s'arranger.
— Pas sûr que ton père apprécierait...
Immobile devant l'hôtel, Raphaël ne savait pas si l'idée lui plaisait ou si elle lui donnait envie de fuir. De monter dans un taxi et de rentrer chez lui. Cette dernière option était à exclure. Pour rien au monde il écourterait son séjour pour rentrer à Lyon avec quelques semaines d'avance. Force était de constater qu'il n'avait pas le choix...
Pablo, le propriétaire de l'hôtel, ne portait pas spécialement Raphaël dans son cœur. Homme taciturne, à première vue pas très aimable, il s'était toujours montré très dur à l'égard du garçon, et ce, depuis ses premiers séjours au village. Si Pablo avait pu envisager de faire exception, Raphaël doutait sérieusement qu'il accepte de bon cœur.
Nayla croisa les bras, pinça les lèvres et parut réfléchir plus sérieusement que l'avait fait Anton et Casimir réunis. Raphaël allait battre en retraite, sa colère atténuée, mais résolu à devoir trouver une solution qui ne l'enchantait pas, quand elle claqua des doigts :
— Je sais ! Léandre, j'aurais besoin d'un service !
Raphaël réalisa qu'il avait complètement oublié la deuxième silhouette qui s'affairait toujours à tailler et à arroser les arbustes lorsque Nayla se tourna vers lui. Éclipsé par sa taille, le dénommé Léandre se tassa un peu plus sur lui-même. Raphaël ne lui avait pas accordé l'ombre d'un regard et l'autre parut mettre un point d'honneur à fuir le sien. Nayla lui expliqua sa parade :
— Écoute, mon père ne te dira rien. Je te demande juste de remplir la paperasse, de laisser Raphaël payer pour le nombre de nuits qu'il veut et de lui donner une clé. Le reste, je me débrouille avec mon père.
Léandre déglutit. Ce n'était pas un ordre et il pouvait encore se dérober, juger l'offre trop compromettante et décider que le sort de cet inconnu ne l'émouvait pas. Raphaël aperçut la trace cuisante d'un coup de soleil sur ses avant-bras nus et croisa une première fois son regard. Il y avait comme un vacillement logé à l'intérieur, une hésitation profonde qui l'ébranlait. Des interrogations à en perdre le compte. Léandre voyait plus loin que la facilité avec laquelle Nayla avait pondu une solution sortie de nulle part. Il voyait les possibles conséquences et une petite voix logée dans sa tête le mettait en garde. Toutes ses phrases commençaient de la même façon et justifièrent un temps de réaction exagérément long.
Imagine...
Finalement, Léandre haussa les épaules.
— Si tu veux.
Cela ne l'enchantait pas, mais Raphaël pouvait s'en contenter. Il se garda de négocier et remercia Nayla tandis que Léandre tournait les talons. Il entra dans l'hôtel sans vérifier si Raphaël était sur ses talons. Celui-ci passa à la hauteur de Nayla qui attrapa la manche de sa manche informe. Là encore, pas une seule trace de professionnalisme. Après tout, rien ne les forçait à mettre une distance qui n'avait pas lieu d'être entre eux. Ils se connaissaient depuis trop longtemps pour cela.
Nayla lui jeta un regard sous le bord de son chapeau, planta ses yeux noirs dans ceux de Raphaël dont la couleur verte était saisissante et lui murmura une sorte de consigne :
— Sois gentil avec lui. N'oublie pas.
Raphaël arqua un sourcil, mais les portes se refermèrent sur Léandre et il monta la volée de marches blanchies par le soleil d'un pas aussi vif que le lui permettait ses bagages.
— Tu vas m'en devoir une ! l'interpella Nayla de sa voix forte et alors que Raphaël passait les portes de l'hôtel.
L'entrée était telle qu'il la connaissait. Des tapisseries italiennes, pays d'origine de Pablo, passées de mode depuis une bonne décennie et des touches de rouge vif çà et là. Léandre s'affairait déjà en face, derrière le comptoir et sûrement à titre de revanche, il s'occupa des modalités en esquivant le regard de Raphaël. Ce dernier avança le prix d'une nuit, d'une part parce qu'il espérait encore trouver une solution et de l'autre parce qu'il y avait de grandes chances pour que Pablo décide de le mettre à la porte. Client ou pas, le propriétaire des lieux s'était établi au beau milieu de l'Ardèche avec pour projet d'y vivre, pas d'y faire fortune.
— Donc, tu es... l'employé de Pablo ? demanda Raphaël, en signant le document que Léandre récupéra sans attendre. Je ne t'ai jamais vu ici.
Raphaël eut l'occasion de s'apercevoir que ses mains moites tremblaient un peu. Que craignait-il ?
— Oui, répondit Léandre du bout des lèvres. Je suis tombé sur une annonce sur internet et j'ai... Enfin, j'avais besoin d'un travail dans l'urgence, alors je suis venu.
— On ne tombe pas ici par hasard, fit remarquer pensivement Raphaël.
Son regard retraça les courbes fines, graciles, du visage de Léandre. Le teint pâle et, de là où il se trouvait, le client apercevait même le dessin des veines sur les paupières, le long des tempes, estompé par l'ombre de ses cheveux blonds.
Finalement, Léandre tendit les clés de la chambre à Raphaël et, au moment où celui-ci s'en empara, il poussa sa maigre audace jusqu'à prononcer à mi-voix :
— J'espère que ce n'est pas une erreur.
— D'être tombé ici ?
Léandre garda un silence prudent. Un peu comme s'il voyait en Raphaël un prédateur, une de ces espèces dont il valait mieux se méfier.
D'être tombé sur toi.
Un sourire en coin ourla les lèvres de Raphaël. Léandre devait avoir son âge, peut-être un an de moins et la retenue qu'il mettait dans chaque geste le faisait aisément passer inaperçu. Pourtant, à bien l'observer, Raphaël en venait à se demander comment il avait pu ne pas le remarquer. Comment il avait pu l'ignorer, quitte à s'attirer la rancœur éphémère de Léandre.
Raphaël s'empara des clés. Peau claire contre peau foncée. La pâleur contre une nuance chaude, héritage d'origines qui se mêlaient et qui pesaient parfois trop lourd sur les épaules d'un seul individu. Le ton profond de sa couleur de peau offrit un contraste saisissant. Le regard de Raphaël s'attarda sur la rougeur d'un coup de soleil sur le dos de la main de Léandre. Ils s'étaient effleurés.
Dans les films, cet instant se serait peut-être accompagné d'une musique suggestive et d'un ralenti horripilant. Le coup de foudre. Raphaël ne ressentit rien d'autre qu'un tiraillement sur sa peau. Sous sa peau. La sensation plus déplaisante qu'autre chose se durcit quand Léandre scella leurs regards. Raphaël avala sa salive, inspira l'odeur hors du temps qui émanait de l'hôtel et dit sans ciller :
— Considère que cette erreur, c'est la mienne.
Et tant pis si elle devait être monumentale. L'enchaînement de situations improbables qui les avait menés jusqu'ici était déjà assez impensable.
Le poids des clés dans la paume de la main de Raphaël. Ils rompirent le contact visuel.
Raphaël pensa à des fils qui aurait lié leurs peaux l'une à l'autre. Il avait toujours eu cette métaphore en tête pour imager les vies humaines. Ce lien auquel il songea existerait pour les aliéner ou pour les sauver. Pour les emprisonner ou pour empêcher la chute qui obsédait Raphaël.
L'un ou l'autre.
Raphaël ne savait pas encore lequel.
Et voici pour le premier chapitre et pour cette entrée en matière.
Pour l'anecdote, je me suis lancée dans l'écriture un peu à l'arrache et j'ai écrit un premier chapitre absolument pitoyable. Non, vraiment, il restera caché dans mes archives, parce que même la Mona du collège écrivait mieux et c'est dire ! J'espère donc que cette version 2 est de meilleure qualité et que l'introduction des deux protagonistes (et un peu plus que ça, en fait) vous a plu.
Passez une agréable fin de semaine !
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