CHAPITRE 8 : UN, DEUX, TROIS... TRUANDS !
Le pick-up remonta l'avenue de l'Hippodrome dans de vibrantes protestations. Au premier rond-point, l'engin tourna sur sa droite et prit la direction d'Eysines. Il passa sur un pont qui enjambait une rocade en manque chronique de véhicules et continua de progresser vers le nord-ouest... La terrible catastrophe avait bouleversé l'organisation des pays. Certains gouvernements implosèrent quand d'autres s'étaient vus remplacés par des factions militaro-religieuses bien peu recommandables. L'approvisionnement en pétrole étant plus que chaotique, peu d'automobiles ou de camions circulaient sur les routes. Les quelques raffineries qui fonctionnaient encore se trouvaient aux mains des seigneurs de guerre locaux. Ivres de puissance, ceux-ci régnaient en maîtres sur des régions entières. De plus, la production de véhicules à moteur ayant cessé l'année du désastre, ceux qui existaient toujours étaient bricolés, rapiécés, maintenus en état de marche. Exactement comme le pratiquaient depuis des décennies les populations des pays du tiers-monde.
Le pick-up effleura le centre-ville et termina son cheminement sur le parking d'un supermarché. Le toit et les murs de ce dernier se trouvaient recouverts d'un éclatant patchwork de bâches dorées, écarlates ou argentées. Le retour de la prospérité d'antan, inaccessible rêve du propriétaire, semblait ardemment désiré. Maelrhys et Breval remarquèrent ce qu'ils appelaient un « malodorant chariot animé », s'avancer doucement vers le pick-up. La berline allemande passa près d'eux en roulant au pas. (À son bord se tenaient un intermédiaire qui se faisait appeler l'Accordeur et le passeur, un certain Voltar.) Des hochements de tête furent échangés. Le petit homme aux épaisses lunettes enclencha une vitesse en toussant de concert avec son engin. Celui-ci hoqueta en s'ébranlant puis s'engagea rapidement sur la chaussée, comme aspiré dans le sillage de la BMW.
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Le vieux Fiat suivait tant bien que mal la puissante berline allemande. Ils reprirent la même route que pour venir, en sens inverse cette fois-ci, mais lorsque les véhicules arrivèrent au rond-point, ils bifurquèrent vers le sud. Deux cents mètres plus hauts, ils empruntèrent la rue Jude et remontèrent celle des dahlias pour finalement s'engouffrer dans une impasse.
Au bout du passage, costume sombre et lunettes noires, un homme fit glisser sur ses rails un lourd portail métallique. Les « malodorants chariots animés » avancèrent vers une superbe maison de maître, dûment blanchie et restaurée, et s'immobilisèrent sur un petit espace de stationnement. Laissant les véhicules derrière lui, Maelrhys suivit l'Accordeur et un imposant cerbère. Ce dernier ressemblait bien plus à un videur de boîte de nuit qu'a un spécialiste de la protection rapprochée. Talonnant l'individu, ils pénétrèrent à l'intérieur de la bâtisse puis le garde les installa dans une sorte de cabinet de travail.
La porte tourna brusquement sur ses gonds. Survêtement rouge et baskets immaculées, un quinquagénaire au visage rubicond traversa la pièce d'un pas pressé.
— Bonjour ! lança-t-il en prenant place derrière le bureau. Excusez-moi une minute.
Tout en se retournant, il ouvrit un placard et appuya sur le bouton de l'interphone que celui-ci renfermait :
— Youri ? Qu'on ne me dérange pas. Dis aux filles d'aller suer un peu dans la salle de sport.
L'homme referma brutalement le meuble et fixa l'Accordeur.
— Euh, ce Monsieur et ses deux compagnons désirent se rendre dans l'Enclave. Ils sont disposés à en payer le coût.
— Hum ! Et que voulez-vous y faire, grand-père ?
Irrité par le langage irrespectueux de son interlocuteur, le mage serra les lèvres en hochant la tête.
— Sachez que je me nomme Maelrhys, maugréa-t-il. Pour répondre à votre question... J'accompagne un enfant qui doit retrouver sa famille.
— Quoi ? Vous comptez mener un gosse dans cet enfer ?
L'organisateur s'accouda sur son bureau et se frotta le front avec sa paume.
— Vous frappez à la bonne porte. J'ai les personnes nécessaires pour la réalisation de votre projet. Le bémol, c'est que cela coûte un bras.
Une main dans sa sacoche et l'autre repoussant doucement les papiers qui s'entassaient sur le meuble, Maelrhys soupira tristement. Parfois, la cupidité des hommes lui lassait l'âme Il déposa de petites liasses sur le plateau : six paquets de billets de cent.
Le quinquagénaire renversa les liasses du bout des doigts. De son côté, l'Accordeur semblait pétrifié. Il ne détachait pas ses yeux de tant d'espèces étalées sous son nez. L'autre se leva puis, penché au-dessus du bureau, entreprit de compter les billets de banque. Un hochement de tête approbatif confirma le marché. Il fit disparaître les quinze mille euros dans le premier tiroir de son meuble.
Le mage tendit un coupon à l'intermédiaire.
— Tenez, mon ami. Voici votre bon pour trois mille huit cents litres de gas-oil.
Le maître de maison se redressa brusquement sur son siège. Visiblement embarrassé, son collaborateur se courba légèrement vers lui en se tordant les mains.
— J'ai de plus en plus de besoins, Alexeï, gémit-il.
Le quinquagénaire se pencha au-dessus du bureau et planta ses yeux dans les siens :
— Parle à mes fesses, sale hypocrite.
— Je ne cherche pas à te léser, camarade.
— Tiens donc ?... Soit ! Quand tu te rendras au terminal pétrolier, n'oublie pas d'inclure mes deux pick-up dans ton convoi. Et remplis bien les cuves de neuf cents litres qu'ils se coltinent sur le dos, mon « camarade ». Bon ! Notre entretien touche à sa fin, monsieur Maelrhys. Suivez-moi, tous les deux !
En sortant de la maison, Alexeï les entraina vers les véhicules. Il s'arrêta net, comme cloué sur place au bord de l'allée. Les poings sur les hanches, l'homme semblait stupéfait par ce qu'il voyait : un colosse, bras croisés et pieds enfoncés dans l'épais gazon de la propriété, plaisantait avec un enfant. Dressé au milieu d'une immensité de roses multicolores, ce dernier fit taire le grand gaillard en traçant un signe dans l'air et fredonna une curieuse mélodie, morne et mélancolique. Ensuite, le garçon tendit ses mains en avant, comme s'il voulait que Breval l'enlace, et commença à moduler sa voix sur tous les tons.
Alors, sous les yeux du maître des lieux, se produisit l'impensable. Abeilles et bourdons quittèrent le cœur des fleurs qu'ils butinaient et se mirent en vol stationnaire au-dessus d'Adanhael. Un insecte, puis deux se posèrent sur ses paumes ouvertes. Peut-être encouragés par l'audace de leurs congénères, des dizaines et des dizaines d'hyménoptères les rejoignirent sur ces singulières zones d'atterrissage. Leur nombre devint si important qu'ils se montaient les uns sur les autres et recouvrirent doigts, mains et avant-bras.
Cinq papillons, munis de grandes ailes rougeâtres, firent reculer Breval en virevoltant devant son visage. Tout en s'élevant dans le ciel, ils décrivirent un large arc de cercle avant de redescendre brusquement pour se poser sur la tête de l'enfant.
Le mage s'approcha du quinquagénaire.
— Je... Je ne comprends pas, bredouilla ce dernier. Comment peut-il faire ça ?
— Pas facile à expliquer. Le garçon a fredonné la troisième mélodie du Chant de la nature qui se nomme Ralliement. Le Chant de la nature en possède onze. Je me demande... Mais comment se fait-il qu'il en connaisse un ?
— C'est quoi ce charabia ? Ce gamin n'est pas normal.
— Disons plutôt qu'il se trouve différent de vous et moi. D'ailleurs, tous les gens comme lui le sont.
— Bon sang ! Mais qui êtes-vous donc ? Non ! Ne me répondez pas. Je préfère ne rien savoir... Vous, le roi des abeilles et l'autre Cro-Magnon allez me ficher le camp d'ici. Votre chauffeur vous emmènera au point de rassemblement. Là-bas, vous pourrez casser la graine et bénéficier d'une dernière nuit de repos.
Captivé par le comportement d'Adanhael, Maelrhys le remercia d'un sourire pensif.
Le petit leva ses bras vers le ciel. Tous les insectes agglutinés sur ses membres supérieurs décollèrent sur-le-champ puis, après avoir salué le garçon en tournoyant sur eux-mêmes, retournèrent à leurs occupations...
Traversant le gazon main dans la main, Adanhael et le colosse se dirigeaient vers les véhicules lorsque Breval lâcha l'enfant : il trottina jusqu'au mage.
— As-tu vu comme l'air qu'il fredonnait a attiré les bestioles ?
— Cela m'a laissé pantois. Il connait la troisième mélodie du Chant de la nature...
— Avec les elfes, je ne m'étonne plus de rien. Cependant, je me demande s'il communiquait vraiment avec les abeilles.
Maelrhys le poussa avec son coude et pointa son pouce vers le jardin. Breval se retourna lentement puis haussa subitement les sourcils : un papillon voletait devant les yeux d'Adanhael. Celui-ci plaça ses mains de chaque côté du lépidoptère et remua ses doigts à la manière d'un pianiste caressant les touches de son clavier. L'insecte se posa sur le nez du garçon, faisant glousser celui-ci de plaisir.
— Voilà, murmura le mage, un sourire ironique sur les lèvres. Tu l'as ta réponse.
Breval secoua la tête avec une moue dubitative. Finalement, les deux hommes et l'enfant se dirigèrent vers le pick-up tandis qu'Alexeï donnait ses dernières instructions au chauffeur. Laissant derrière lui le lourd portail métallique de la propriété, le vieux Fiat s'engagea dans l'impasse en pétaradant bruyamment. Adanhael fut pris d'un irrésistible fou rire. Une poignée de secondes plus tard, le véhicule filait vers sa destination dans l'hilarité générale.
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