CHAPITRE 6 : LA SOUILLURE
Le lendemain, en début d'après-midi, tous s'étaient réunis chez les Gillac. Bien que d'aspect modeste, la demeure familiale semblait mieux résister aux Pluies corrosives que celles de ses voisins immédiats. Assis sur le sofa, entre ses parents adoptifs, Adanhael appuyait sa tête contre le bras de Joanie. Les yeux mi-clos, il paraissait somnoler. Les évènements de la veille ayant été rudes, le garçon devait en subir le contrecoup. Lucas grimpa sur les genoux de sa mère en gémissant : le petit ressentait la tension qui régnait dans la pièce. Face à eux, le mage et Breval avaient opté pour le canapé rouge, un meuble étroit et fatigué. Quant à Emma et Chloé, elles se partageaient le gros fauteuil du salon. La maîtresse de maison désigna d'un signe de la main les tasses de café posées sur la table basse. Maelrhys hocha la tête et prit la plus proche de lui. Avant de la porter à ses lèvres, il fit un énigmatique geste enveloppant autour du récipient en murmurant des mots incompréhensibles. Intriguée, Chloé se pencha vers lui.
— C'est quoi votre truc ? Vous essayez de conjurer le mauvais sort.
Breval et Joanie la fusillèrent du regard. Le mage reposa calmement sa boisson sur le plateau et se tourna vers l'adolescente. Chloé s'enfonça dans le siège, écrasant le bras d'Emma par la même occasion. Aïe !
— Tu ne manques pas d'impertinence, jeune fille. Cependant, je te donne l'explication pour que tu ne restes pas dans ton ignorance. Le sucre nuit gravement à ma santé. Or, il se trouve que j'adore cette substance. Donc, avec ce petit enchantement, mon café en a le goût, mais pas les effets néfastes.
La jeune fille bredouilla une excuse en se serrant contre son amie. Aïe ! Le mage écarta les mains et fixa Pierre Gillac.
— Je suppose que Joanie t'a informé de ce que j'envisage pour Adanhael.
Le père opina du menton. Maelrhys se pencha en avant : « Adanhael devait s'éloigner du Rideau, parce que le Mal sentait sa présence ». Pierre répondit qu'il attendait ce « Mal » de pied ferme. Breval se redressa subitement puis se frappa les cuisses de colère.
— Pierre ! Les créatures qui nous ont agressées dans le parc Marceau ne s'y trouvaient pas par hasard. Ce matin, j'ai rendu visite à la mairie. Vingt-sept morts ! Et cela en moins de deux heures.
— Ce que tu dois comprendre coupa le mage, c'est que ces terribles insectes ne sont pas venus de leur plein gré.
— Ouvre bien tes oreilles, grogna le colosse. Si les effreyons attaquaient tout le monde, ils ont également informé leur maître de la présence d'Adanhael. Ils ont guidé la myria jusqu'au petit.
— Breval a raison, reprit Maelrhys. S'ils l'avaient pu, ils auraient eux-mêmes tué l'enfant. Alors que la myria n'avait pas d'autre objectif.
Un silence de plomb s'abattit sur la famille. Les affirmations des deux amis avaient suscité une terrible angoisse chez les Gillac. Emma dirigea un regard affolé vers ses parents. On voulait assassiner son frère adoptif.
Le vieil enchanteur déclara qu'Adanhael avait fait preuve d'un sang-froid hors du commun, mais il n'était pas un enfant ordinaire. Il trempa ses lèvres dans son café et donna un coup de coude à son compagnon. Ce dernier lui jeta un regard oblique avant de s'emparer de sa tasse et d'avaler la boisson cul sec. L'homme goûtait fort peu ces petites réunions autour de ridicules récipients remplis d'une infusion de graines brûlées.
— Adan, grogna Joanie. Tiens-toi un peu mieux.
La tête d'Adanhael glissa sur la poitrine de la mère puis se logea derrière le dos de Lucas.
— Il a de la fièvre, s'alarma-t-elle, une main posée sur le front du garçon.
Maelrhys contourna précipitamment la table basse et appliqua ses doigts sur les tempes d'Adanhael. Il ferma les yeux en marmonnant dans sa barbe. Depuis quelques instants, il nourrissait un doute. Il se lia mentalement à l'enfant, car il devait ressentir sa défaillance. Oooh... Je sens une légère altération de son être comme... Il rouvrit les paupières et grimaça affreusement.
— Que les dieux nous viennent en aide, se lamenta-t-il. Le Mal a introduit sa souillure dans son corps.
Le colosse regarda les adolescentes. Il leur demanda si Adanhael avait touché la myria. Emma hocha la tête négativement. Elle assura qu'aucun monstre n'était entré en contact avec son frère. À part que... Les regards convergèrent dans sa direction. Adanhael avait retiré la glande venimeuse d'un frelon et s'en était servi pour empoisonner le mille-pattes.
Ces derniers mots firent sursauter Maelrhys. Il braqua les yeux sur Emma et réclama toute son attention. Comment le garçon avait-il procédé ?
— Euh... Adan a remué l'insecte avec son pied pour être certain de sa mort. Ensuite, à l'aide d'une fléchette, il a enlevé la glande à venin de son derrière. Il a ouvert cet organe et trempé un mouchoir jetable dedans.
— A-t-il touché la substance ?
— Adan a enfoncé ses doigts à l'intérieur pour bien imprégner le papier du poison.
— Le sang et le venin sont de loin ce qui abrite le plus sûrement le Mal.
Pierre posa une main tremblante sur l'épaule du vieil enchanteur. Comprenant l'angoisse du père adoptif, ce dernier affirma qu'il pouvait considérablement retarder la progression de la souillure. Pierre proposa d'emmener l'enfant à l'hôpital.
— Vos médecins ne pourront rien pour lui, déclara Maelrhys. Le corps du garçon lutte contre un ennemi surnaturel. On doit l'emporter chez moi.
Laissant le mage passer devant, Pierre prit délicatement Adanhael dans ses bras puis lui emboita le pas. Breval, d'un geste enveloppant, invita les autres à les suivre.
~~~
Une fois entré dans l'humble maison de la rue Formigé, tout le monde se retrouva dans le cabinet de travail de Maelrhys. Pierre allongea le petit sur la méridienne qui faisait face au secrétaire du mage. Celui-ci déboucha un flacon en cristal et versa quelques gouttes violâtres sur les lèvres entrouvertes de l'enfant. Un élixir facilitant l'éveil, assura-t-il. Le vieil enchanteur passa derrière son bureau et entreprit de consulter un gros livre noir portant une inscription rouge sombre : TENEBRÆ.
Les jeunes filles emmenèrent Lucas dans la cuisine pour le faire goûter et la mère s'en alla dans la salle de bain.
Le mage feuilletait nerveusement son grimoire lorsqu'il tomba sur un chapitre intitulé Dilemma. Il parcourut le premier paragraphe, le doigt effleurant rapidement les phrases. Joanie entra dans la pièce, quelques articles de toilette entre les mains. Elle glissa une serviette sous la tête d'Adanhael et lui tapota le front avec un gant mouillé.
— C'est compliqué, maugréa Maelrhys. Il lui faut des infusions d'une plante qui ne pousse pas sur votre monde : la ravanelis medica. Cela le préparera aux incantations d'un druide-guérisseur.
— Un druide-guérisseur répéta le père. Vous plaisantez ?
— Hélas non. Adanhael est un sang-mêlé.
La porte grinça sur ses gonds. Appuyée contre l'huisserie, Chloé fronçait les sourcils. Le mage lui demanda d'aller chercher Emma, car l'heure des explications avait sonné. Une minute plus tard, le bureau contenait la famille au grand complet.
Maelrhys commença par leur faire remarquer la forme particulière des oreilles du garçon. Chloé rétorqua que ce n'était qu'une petite malformation de rien du tout. Surtout si l'on ne lui coupait pas les cheveux trop courts. Emma intervint à son tour en révélant qu'à l'école, certains élèves l'ennuyaient avec l'un des personnages de Star Trek : ils le surnommaient monsieur Spock. Maelrhys déclara que cela ne constituait pas une imperfection physique. Adanhael était né d'un père humain et d'une mère légèrement différente. Comme on pouvait l'être lorsqu'on était une... elfe.
— J'hallucine ! s'exclama Chloé. Des frelons élevés aux stéroïdes, le mille-pattes du siècle et maintenant des elfes. On nage en pleine Fantasy. Dites ? Vous ne connaîtriez pas Gandalf, par hasard ?
— Je ne plaisante pas ! tonna Maelrhys. Avec Breval, nous devons ramener le petit dans son village. Seule la médecine elfique de leur guérisseur saura le sauver. Je prie pour que des feuilles de ravanelis soient en sa possession. Si l'on ne le soigne pas, le Mal l'asservira ou le détruira.
— Il se réveille, gémit la mère en caressant les cheveux de l'enfant.
Adanhael se redressa sur la méridienne puis regarda Joanie d'un air étonné. Elle le prit dans ses bras et lui essuya le visage avec la serviette de bain.
Pierre demanda au mage comment il comptait faire pour se rendre dans un village de conte de fées. Celui-ci lui apprit que la terrible catastrophe qui s'était abattue sur les contrées de ce monde n'avait pas enclavé que Bordeaux. On pouvait également y ajouter les villes de Rennes, Paris, London, Roma et bien d'autres encore de par le continent... Un secteur se situant derrière le Rideau avait accueilli le village en question. Là-bas, des forces luttaient les unes contre les autres. Par bonheur, quelques endroits connaissaient une certaine quiétude, comme la zone où vit la petite communauté d'elfes.
— Comment pouvez-vous être aussi affirmatif ? lâcha Pierre.
— Mais parce que j'en venais quand je vous ai confié l'enfant, mon ami.
Un long silence accompagna la sidération des Gillac. Peu de gens savaient ce qui se passait dans l'Enclave. D'ailleurs, le désiraient-ils vraiment ? D'insidieuses rumeurs se répandaient comme une brume malveillante. De plus, les récits des incursions d'êtres particulièrement repoussants aux abords des villes les plus proches du Rideau avaient de quoi glacer le sang.
— Moi aussi, murmura le colosse. À l'époque, Hywela nous avait confié son fils pour lui trouver un abri de ce côté-ci du Rideau.
— Nous devons nous préparer pour le voyage, déclara Maelrhys.
Les discussions reprirent de plus belle entre les membres de la famille et les deux protecteurs de l'enfant. Le mage dut argumenter jusqu'à une heure avancée de la nuit pour convaincre les parents de lui remettre Adanhael.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top