CHAPITRE 5 : FACE À FACE

 Le visage posé sur l'épaule de sa mère, Emma sanglotait convulsivement. À ses côtés, les enfants versaient des pleurs incessants qui détonnaient avec le mutisme assourdissant de Chloé. À genoux sur le sol, Adanhael grattait la terre avec la pointe d'une fléchette. Sa vue se brouillait un peu... Une larme perla sous ses cils.

Malgré l'effroyable menace qui guettait son heure, tapie sous la barricade, tous avaient les yeux rivés au petit corps sans vie. Un instant à jamais gravé dans leur mémoire. Une douleur diffuse et légèrement salée comme son doux prénom. Marina.

Le regard livide, presque fou, Chloé ramassa sa moitié de planche et la tapota nerveusement contre la paume de sa main. Scrutant le barrage, la bouche tordue par une affreuse grimace, elle s'avança en silence.

— Chloé ! cria Emma. Tu fais quoi, là ?

— Mais qu'est-ce qu'il te prend ? pesta la mère. Le mille-pattes va te piquer.

Inflexible, la jeune fille continua de se rapprocher des meubles renversés. Joanie se leva en pointant son morceau de bois vers l'avant. Les jambes flageolantes, elle osa quelques pas. Chloé l'arrêta d'un geste de la main. La bestiole cauchemardesque, qui se trouvait quelque part sous la table, risquait de s'en prendre à une Joanie bien trop morte de peur pour réagir efficacement.

Se tenant le dos courbé, Emma rassembla les petits puis les mena derrière Adanhael. Ce dernier observait avec inquiétude le moindre recoin entre les plateaux. Quelque chose attira son attention. Il se mit à genoux et fixa du regard un point bien précis situé à la base du barrage.

— Méfiez-vous, murmura le garçon. Il est sous une longue pierre plate.

— Toi, grommela Chloé. Il va falloir que tu m'expliques comment tu fais pour voir mieux que tout le monde.

Adanhael poussa le seau de sable vers les enfants et chuchota avec les plus grands. Ensuite, il se positionna de façon à avoir la cachette du monstre bien en vue. Joanie frappa le sol, espérant susciter l'intérêt du mille-pattes. Chloé se mit à brasser l'air devant elle avec son bout de bois. Rien ne se passa. Agacée, elle s'avança d'un pas supplémentaire puis cogna la barricade.

Au moment où l'arthropode émergeait de son trou, un choc le déstabilisa : une fléchette venait de rebondir brutalement sur sa carapace. Tandis que l'animal se dressait, prêt à mordre, il reçut plusieurs poignées de sable sur la tête. Appliquant les recommandations d'Adanhael, les enfants le déconcentraient avec le contenu de leur seau. Joanie voulut frapper, mais les puissants crochets l'en empêchèrent en se refermant sur sa moitié de planche. Entraînée de gauche à droite par la vigueur de la scolopendre, la femme pleurait de rage devant son manque de force physique.

Chloé réussit à étourdir la créature d'un coup de bâton bien placé. Ensuite, son arme de fortune calée sous sa gueule, elle la bloqua contre le panneau en employant toute son énergie. Ayant repris le contrôle de son morceau de bois, la mère le coinça entre les deux premiers segments du corps de l'arthropode. Elle repoussa celui-ci en s'aidant de son propre poids.

— Qu'est-ce qui va se passer, maintenant ? se lamenta Joanie.

La scolopendre se tortillait et sifflait de fureur tandis qu'elle essayait de mordre ses entraves.

— J'en sais rien ! tempêta son équipière. Adan ! Sors-toi les doigts du derrière !

Vexé, Adanhael fit crier l'adolescente en lui lançant sa gourde sur le postérieur. Le sourire qu'esquissait le garçon s'effaça aussitôt. Une pensée lui traversa l'esprit. Se tournant sur lui-même, il repéra ce qu'il convoitait au premier coup d'œil. L'enfant s'approcha du cadavre d'un effreyon. Avec quelques hésitations, il posa son pied sur le thorax de l'hyménoptère puis le remua afin de s'assurer de sa mort. Son angoisse apaisée, Adanhael fit glisser sa chaussure de sport sur le ventre de la créature et le pressa en se penchant en avant : un long aiguillon sortit au bout de la partie postérieure.

Tétanisés par la peur, les petits ne perdaient rien de l'opération. Prenant le plus jeune dans ses bras, Emma ferma les yeux et laissa échapper un faible gémissement. Son frère se mit à genoux et creusa dans l'extrémité de l'abdomen en utilisant une fléchette comme un poignard. Arborant une grimace de dégoût, il en extirpa le système venimeux et déchira doucement le sac à venin avec la pointe de son projectile.

— Adan ! lâcha brusquement Chloé. On n'en peut plus. Mais ? Qu'est-ce que tu fais ?

Fébrile, l'enfant fouilla dans ses vêtements. Trouvant dans la poche arrière de son jean un morceau d'essuie-tout, il le plongea dans la glande en l'enfonçant avec son index et son majeur. Une fois le papier absorbant imprégné du poison, il l'enroula soigneusement autour de l'extrémité de sa fléchette. Ses doigts ruisselaient d'une substance limpide.

— Adan ! cria Chloé. Ça glisse !

Solidement dressé sur ses deux jambes, le garçon fixa la scolopendre des yeux : celle-ci se démenait comme une folle. Sa libération n'étant plus qu'une question de secondes, Adanhael devait faire vite. Au moment où d'abominables crochets venimeux s'ouvraient devant une adolescente hurlant d'épouvante, un projectile se planta dans la gueule de l'arthropode. Hoquetant et frissonnant, il se pencha en avant tandis qu'un gargouillis de bave ensanglantée s'écoulait de son appareil buccal. Arc-boutées sur leurs moitiés de planche, Chloé et Joanie se regardèrent, le cœur rempli d'espoir.

Soudain, la monstrueuse créature se débattit furieusement en émettant un sifflement suraigu. Les doigts de Joanie ne purent retenir son morceau de bois plus longtemps. Ce dernier lui rentra brutalement dans le ventre. Le souffle coupé, elle s'affaissa sur les genoux en gémissant de douleur. L'un des crochets de la scolopendre passa sous le bâton de Chloé : s'accrochant à son arme de fortune, la jeune fille décolla brusquement du sol en hurlant et retomba de l'autre côté du barrage.

Le mille-pattes frappa sa tête contre la table à plusieurs reprises. Il réussit à se débarrasser du projectile empoisonné en le recrachant furieusement par terre. L'arthropode s'approcha d'Adanhael puis, se dressant subitement en l'air, ouvrit en grand ses organes venimeux. Ceux-ci se refermèrent sur le seau que l'enfant exhibait devant lui. L'objet fut écrasé comme s'il s'agissait d'un simple gobelet en plastique.

Sa dernière fléchette en main, le jeune garçon se campa courageusement sur ses jambes.

— Levez-vous ! ordonna Emma aux petits. On passe derrière la barricade. Viens avec nous, Adan.

— Allez-y sans moi. Si je bouge, la bête me piquera.

Les deux adversaires s'observaient silencieusement, attendant un mystérieux signal pour s'affronter. La gueule de la scolopendre écumait si abondamment que de longs filets de bave blanchâtre ruisselaient sur son corps annelé. Ses appendices sensoriels pendant mollement, elle commença à osciller d'avant en arrière. Adanhael fit un pas sur sa gauche. L'autre ne le suivit pas du regard. Intrigué, il marcha lentement en crabe vers la droite. L'animal restait immobile. Tentant le tout pour le tout, l'enfant inspira profondément et, à une vitesse stupéfiante, se lança à l'assaut de son ennemi. L'arthropode réagit faiblement lorsque la pointe de la fléchette s'enfonça dans la jonction d'un anneau avec sa tête. Ses pattes se mirent à trembler nerveusement puis il s'allongea sur le sol. Finalement, les crochets du monstre se refermèrent pour toujours.

Adanhael s'empressa de retrouver les autres en contournant les tables. Joanie inspectait l'épaule de Chloé en écartant deux grands lambeaux de son chemisier. Elle signala à l'adolescente qu'un bel hématome trônait sur le haut de son bras. Chloé sursauta en entendant des cailloux crisser derrière son dos.

— Hé ! Tu m'as fait peur, Adan. Mate mon état... J'suis trop dègue.

— Tu m'étonnes, gémit-il. Tu n'es pas très présentable comme ça.

Chloé baissa les paupières en grommelant quelques mots.

Adanhael alla se blottir dans les bras de Joanie, bousculant Lucas qui s'y trouvait déjà. Sa sœur lui demanda si la créature était...

— Elle est carrément morte, répondit-il en plongeant ses yeux dans ceux de sa mère.

Cette dernière lui bombarda le visage de baisers avant d'éclater en pleurs.

— Adan, hoqueta-t-elle en essuyant ses larmes du revers de la main. Tu... Tu es notre petit héros.

Les frondaisons des arbres alentour s'emplirent d'un immense bourdonnement. Les effreyons traversèrent à toute vitesse les branches qui jaillissaient au-dessus des têtes et prirent la direction du nord. De nombreuses feuilles arrachées aux rameaux plurent sur le groupe en virevoltant comme des papillons.

Cinq policiers municipaux franchirent l'entrée principale en courant. Ils se portèrent au secours des boulistes. Entraîné dans leur sillage, un vieil homme s'arrêta dans son élan et s'agrippa à l'imposante grille métallique du parc Marceau. Retrouvant son souffle, il emprunta l'allée centrale en jetant des regards inquiets dans tous les sens. Un regain d'intérêt dans les yeux, l'individu se mit à trottiner en direction de la zone de pique-nique. Il accéléra son pas lorsqu'il remarqua un groupe de personnes assises devant un encombrement de tables renversées. Une femme se leva en agitant une main en l'air.

— Maelrhys !

Elle tomba dans les bras du mage et pleura de soulagement. Gêné, ce dernier réconforta Joanie en la pressant légèrement contre lui. Il observa avec inquiétude les cadavres d'effreyons.

— Mais regarde ces créatures cauchemardesques ! On n'a jamais vu ça !

— Calme-toi, Joanie. C'est terminé. Ces... Ces insectes ne devraient pas se trouver là. Ils... Ils ne sont pas de ce monde.

Le vieil enchanteur s'approcha d'Adanhael et lui frotta les cheveux avec ses doigts. Quoiqu'un peu pâlot, le garçon semblait en bonne santé. Un exploit au vu des derniers événements.

Au loin, un homme de grande stature arrivait en toute hâte. Remarquant les mines défaites, il ralentit fortement puis reprit sa course avant de s'arrêter devant Joanie. Un sourire triomphant se dessina sur la figure du colosse lorsqu'il la souleva vers le ciel.

— J'ai réglé le problème, ricana-t-il. Le Déchu n'est plus.

Ressentant une vive lassitude, Maelrhys s'accouda à une table et se lissa la barbe. Un non-mort, songea-t-il avec angoisse.

Debout, mais cramponnées à la barricade, Emma et Chloé se maintenaient immobiles. Leurs visages, aux traits figés tels des statues de cire, regardaient de l'autre côté. Intrigués, le mage et Breval s'approchèrent. Derrière le barrage, la figure recouverte d'une veste en dentelle, le corps d'une petite fille leur glaça le cœur. Maelrhys ne put retenir un amer gémissement en baissant les yeux.

— Qu'est-ce que cette maudite myria fiche ici ? lâcha le guerrier.

Il contourna la barricade et se jeta sur le cadavre de la scolopendre. Saisie d'une indescriptible fureur, le colosse attrapa l'un de ses couteaux et trancha la tête de l'arthropode. Ensuite, il s'acharna sur chaque segment de son organisme.

Le vieil enchanteur inspira profondément puis expira tout l'air de ses poumons en hochant le menton avec tristesse. Il se redressa subitement et tapota les épaules des adolescentes avec ses doigts. Prenant Joanie par la main, le mage les entraîna dans l'allée principale.

— Veuillez l'excuser. Ce qui est advenu à cette fillette l'a révolté. Cela lui a rappelé l'un des pires moments de sa vie.

Leur curiosité piquée, les jeunes filles échangèrent des regards troublés. Les doigts de la mère pressèrent ceux de Maelrhys et, malgré les cailloux crissant sous les petits pieds des enfants qui arrivaient, celui-ci décida de continuer son explication. Joanie le fixait en se mordant les lèvres, car elle se sentait très proche de Breval et nourrissait à son égard des sentiments quelque peu ambigus.

Cela s'était produit au cœur de l'été. Les chasseurs avaient persuadé la poignée de guerriers qui vivait au village de les accompagner en forêt. Ils voulaient leur apprendre les rudiments de la traque d'un cervidé. Même Breval s'était laissé convaincre. Pourtant, là ne se trouvait pas sa place. « Un Gardien ne parcourt pas les bois en courant derrière un animal, fût-il un gibier. »

— Un Gardien ? répéta Chloé d'un air étonné. Il garde quoi ?

— Un Gardien représente une sorte de sentinelle. Il repère toute incursion du Mal sur le territoire qui lui a été confié. Sa formation spéciale lui permet l'utilisation d'objets et d'armes hors du commun.

— Comme le saphir de son bracelet ?

— C'est un lapis-lazuli. Une pierre de protection possédée par un puissant esprit.

— Et... le pire moment de sa vie ? murmura Joanie.

Maelrhys reprit son récit...

Les femmes avaient emmené les enfants jouer dans la plaine, près de la forêt. Trop près. « On a seulement retrouvé quelques os sous un grand chêne. » Le garçon venait de fêter ses sept ans...

— D'abord..., la myria sylvestre vous empoisonne. Mais la voracité de cette bête est telle qu'elle vous dévore de la tête aux pieds sans même attendre que vous succombiez à son redoutable venin. Il s'appelait Gaël et je vous laisse deviner de qui il était le fils.

Les yeux emplis de larmes, Joanie posa sa joue sur l'épaule du mage. Alors qu'ils approchaient du grand portail, le colosse les rejoignit avec un petit corps entre ses bras.

— Les policiers font le nécessaire pour les victimes, soupira-t-il, la mine défaite. Les secours arrivent.

Comme pour confirmer ses dires, des sirènes hurlèrent au loin. Un instant plus tard, des fourgons rouges s'arrêtèrent brusquement le long du trottoir. Les suivant dans leur sillage, une noria d'ambulances franchit l'entrée puis s'enfonça dans le parc : celles-ci diffusèrent leurs tristes éclats de lumière bleutée dans tout le jardin. Breval remit aux sapeurs-pompiers la dépouille de Marina et le mage leur présenta une explication succincte de l'attaque des monstrueuses créatures.

Le groupe quitta à jamais ce lieu, remontant l'avenue de Tivoli dans un douloureux silence.

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