CHAPITRE 3 : PREMIER CONTACT

Au début, à l'est du terrain, une certaine agitation commençait à gagner deux équipes de joueurs de boules se mesurant entre elles sur l'emplacement qui leur était réservé. Puis, comme une clameur se propageant de haies en bosquets, un tumulte de cris atteignit l'aire de pique-nique. Joanie leva les yeux vers Breval. Ce dernier braquait son regard vers le nord.

Soudain, des hurlements stridents et des pleurs s'élevèrent au-dessus des buissons situés au centre du modeste jardin public. Les vêtements sales et les visages égratignés, des enfants complètement bouleversés traversèrent les arbustes à quatre pattes. Ils se lancèrent dans une course éperdue sur l'allée de graviers. Un son étrange, à faire frémir, semblait poursuivre les footballeurs en herbe.

— Maudites bestioles ! rugit le colosse. Écartez-vous tous !

L'homme bascula la table comme on renverse son verre : d'un regrettable et brusque revers de la main. Il se précipita sur les deux autres et les arracha de leurs socles. Ensuite, il les appuya contre la première, de chaque côté, dressant une espèce de barricade. Reconnaissant Lucas, Joanie voulut s'élancer à son secours, mais Breval la stoppa net en l'agrippant à l'épaule. Il lui intima l'ordre de rester derrière le barrage et déclara qu'il était le seul à pouvoir lui ramener son fils sain et sauf.

Le colosse fonça sur le groupe d'enfants. Il prit Lucas dans ses bras puis enjoignit à ses camarades de se tenir à l'écart. Quelque chose tomba littéralement du ciel. De la taille d'un pigeon, un monstrueux insecte se mit en vol stationnaire, lui coupant la retraite. Il ressemblait à un frelon au corps entièrement noir et le puissant bourdonnement de ses ailes diffusait une terrifiante menace autour de lui. La créature fixait Breval de ses globuleux yeux jaunes.

— Rondache ! cria celui-ci.

Un halo le nimba d'une douce lueur bleutée. Ensuite, un disque azuré et vaporeux se forma au-dessus de son avant-bras. La magie du guerrier devait rassurer Lucas, car les tremblements de ce dernier devinrent moins violents.

— Écoute-moi, gronda le colosse. Au cas où ton maître nous observerait, qu'il soit informé de son prochain retour dans la fange qui l'a vu naître.

Breval simula une attaque en avançant brusquement d'un pas. Le frelon chargea. Le bouclier s'agrandit aussitôt et les volutes bleutées qu'il répandit troublèrent la vision de l'insecte. Celui-ci rata son premier assaut en piquant dans le vide. Il refit plusieurs tentatives, mais lorsque son dard touchait enfin une matière, c'était pour rebondir sur l'impénétrable substance circulaire. Un ultime contact avec celle-ci perturba grandement l'hyménoptère. Le guerrier saisit sa chance. Utilisant son disque comme une arme, il le propulsa violemment sur son adversaire. La tête du monstre explosa sous l'impact, éjectant des gouttes d'un liquide blanc et poisseux sur le groupe. Pouah ! Ça pue toujours autant. Breval emmena les enfants derrière la barricade.

— C'était quoi, cette monstruosité ! lâcha Joanie en s'emparant de Lucas.

— Un effreyon. Je connais bien ces bestioles. Il y en avait quelques nids dans la forêt qui bordait mon village.

Un même frémissement d'horreur secoua les jeunes filles. Breval leur fit signe de se taire. Scrutant l'horizon de ses yeux, il remarqua trois corps allongés sur le sol du terrain de boules. Non loin de son duel avec la créature, quelques paires de petites semelles dépassaient des buissons. Immobiles. Tragiques.

— Je suis désolé de vous le dire, murmura-t-il, mais il y a des victimes. Surtout, ne vous laissez pas piquer. Leur venin ne pardonne pas.

Un bruit continu attira leur attention. Des bourdonnements entremêlés se rapprochaient rapidement de leur position. Soudain, trois effreyons apparurent dans l'allée centrale. Ils filèrent droit sur le groupe, contournèrent les tables et se mirent en vol stationnaire. Les adolescentes poussèrent des cris hystériques, entraînant les enfants dans leur terreur.

— Calmez-vous ! hurla Joanie en bousculant les jeunes filles. Ne les provoquez surtout pas.

— Si seulement j'avais mes armes, grogna Breval d'une voix qui trahissait sa colère et son angoisse.

Il posa ses larges mains sur le bord d'un plateau et, malgré une épaisseur de quatre centimètres, enfonça ses doigts dans le bois et en arracha un long morceau. Un insecte commença à tourner autour d'eux puis les deux autres firent de même. Formant une ronde infernale, ils ne lâchaient pas leurs proies des yeux.

Les enfants les plus jeunes s'étaient recroquevillés au pied d'un recoin de la barricade. Les filles agrippées à ses épaules, Joanie avait adopté une posture protectrice en écartant les bras devant les petits. Un hyménoptère s'approcha tout doucement de la mère. Rassemblant le reste de son courage, Chloé passa devant cette dernière et, telle une pale d'hélicoptère, fit tournoyer son sac à main en l'air. La créature recula.

Suivant d'obscures directives, les deux autres insectes décidèrent de s'en prendre au seul homme du groupe. Peine perdue, car celui-ci les repoussa à coup de disque azuré.

Le monstre précédent avança brusquement vers Chloé. Surprise, l'adolescente se replia sur Joanie et, dans sa précipitation, trébucha sur le pied d'un enfant. Chutant lourdement sur le postérieur, elle jeta un hurlement d'effroi. Derrière elle, la présence de la véritable cible de cette incarnation du Mal se révéla : l'élastique de son lance-pierre tendu à fond, Adanhael visait la créature. Un sifflement caoutchouté... Poc ! Grièvement blessé, l'effreyon se mit à tourbillonner dans la poussière.

Dressée sur les genoux, Chloé grimaçait de douleur et se frottait les fesses avec ses mains. Lorsqu'elle se releva, la jeune fille ne remarqua pas le vieux clou qui dépassait d'une planche. La pointe rouillée toucha le haut de sa cuisse et provoqua une déchirure de plus de dix centimètres dans son pantalon.

— Hi, hi, hi ! ricana Adanhael. On aperçoit un bout de ton derrière.

L'adolescente se retourna brusquement et le menaça de son poing.

— Avec Emma, vous mettez tout le temps des culottes à grands trous. Si tu en avais une normale, personne ne verrait ton derrière.

Surprise, Chloé leva des sourcils interrogateurs. Des culottes à grands trous ?

— Ben, oui. Un de chaque côté.

— Espèce d'ignare. Ça... Ça s'appelle un string, lui susurra-t-elle à l'oreille en lançant un regard furtif vers Breval.

Exaspérée, Chloé fit volte-face et observa l'effreyon qui tournait lamentablement sur lui-même. Prise d'une furieuse colère, elle attrapa la gourde d'Adanhael par sa sangle et l'abattit de toutes ses forces sur l'insecte. Le thorax défoncé, celui-ci exécuta son ultime battement d'ailes.

Les volutes bleutées du bouclier de Breval avaient entrepris leurs manœuvres de déstabilisation sur ses adversaires. L'un d'entre eux, virevoltant maladroitement, se rapprocha du groupe. Le colosse écarta subitement son disque puis coupa la créature en deux, d'un magistral coup de son épée de fortune. Le dernier hyménoptère se rua sur le guerrier. Il rebondit brutalement sur le bouclier. Accablé par la magie du lapis-lazuli, le monstrueux frelon dut reculer. Épuisé, il perdit de la hauteur et se posa sur le sol. Breval se saisit de l'opportunité et l'écrasa en lui sautant dessus à pieds joints. Tout en s'essuyant les bottes dans une grosse touffe d'herbe, il annonça qu'il devait mettre la main sur le porteur.

Les autres écoutant ses propos d'un air dubitatif, le colosse dut s'expliquer. « Le porteur est un Déchu, un non-mort, qui transporte une caisse sur son dos enfermant sa prisonnière, la reine des effreyons. Tant qu'elle y restera, son armée de larbins ne les lâchera pas. Et toute personne présente dans un rayon de cent toises sera impitoyablement pourchassée. »

— Un... Un non-mort ? bredouilla la mère.

— Oooh, gémit Emma. Un mort-vivant, Maman. Souviens-toi quand tu regardais The Walking Dead avec nous.

Chloé poussa un grognement rauque en posant des doigts crochus sur l'épaule de Joanie. Breval lui fit les gros yeux puis se pencha pour mieux voir ce que faisait Adanhael. L'enfant banda le caoutchouc de son jouet. Poc ! Un effreyon tomba la tête la première sur les cailloux de l'allée centrale. L'homme ébouriffa les cheveux de ce dernier en souriant de satisfaction. Il est bien ce petit. Il s'approcha d'Emma.

— Si je ne tue pas le porteur, tout le monde y laissera sa peau.

Le colosse brisa une planche en deux dans le sens de la longueur et tendit les morceaux aux filles. En son absence, les créatures devaient être maintenues à bonne distance d'Adanhael. Ensuite, il traversa l'allée à grandes enjambées et remonta le chemin gravillonné qui menait au milieu du parc. Il s'arrêta subitement et pivota sur ses talons. Son regard passa de l'aire de pique-nique à une horde de monstrueux frelons voltigeant alentour. Le guerrier brandit haut son bout de bois.

— Hé ! lança-t-il. Par ici, les bestioles !

Les insectes virèrent brusquement et foncèrent sur le provocateur. Ce dernier grimpa sur une vieille souche puis bondit dans les buissons.

~~~

Du côté de la barricade, on se préparait au pire. Adanhael cherchait des munitions en grattant le sol et sa sœur arc-boutait les bancs contre les tables.

Joanie examina la nouvelle blessure de Chloé au travers de la désastreuse déchirure de son pantalon. L'écorchure partait de la naissance de la fesse et remontait jusqu'au milieu de celle-ci.

— Purée ! lâcha l'adolescente. Et maintenant, je récolte une cicatrice.

— Pas sûr, répondit la mère. La coupure est minuscule. Et puis, ce n'est pas la partie de ton corps que tu montres le plus. Ton... Ton futur mari trouvera peut-être que cela te rajoute un petit air rebelle.

Chloé lui jeta un regard sombre. Un léger sourire naquit sur les lèvres de Joanie.

— Ou pas.

Son arme de prédilection à la main, Adanhael s'éleva au-dessus des tables en montant sur le pied de l'une d'entre elles. Derrière lui, sa sœur se lamentait du départ de Breval. Un effreyon traversa un buisson. Le garçon tira une bille : l'insecte l'évita de justesse. Emma exprima sa déception en soupirant amèrement. Adanhael tendit à fond l'élastique de son lance-pierre puis, bloquant sa respiration, se concentra sur sa cible. Poc ! L'effreyon tomba lourdement sur l'herbe, la tête transpercée par le projectile. La jeune fille aida son frère à descendre de son poste d'observation puis, le serrant dans ses bras, l'embrassa sur le front.

— Emma. Il ne me reste plus que ça.

Adanhael allongea une main fermée vers sa sœur et l'ouvrit doucement. Ses dernières munitions, deux cailloux ronds, consternèrent l'adolescente. Il demanda à celle-ci de l'attendre un instant en levant l'index et détala comme un lapin. Il rejoignit l'endroit où les mauvais garçons lançaient leurs dards dans un panneau de bois. Les trois fléchettes, toujours solidement plantées au centre de la cible, furent arrachées de haute lutte. Il repartit sur-le-champ avec de nouveaux projectiles dans ses poches.

Par moment, un terrible fracas mêlé de hurlements de fureur leur parvenait de l'autre partie du parc : Breval prenait soin d'attirer l'attention d'un maximum de créatures en provoquant un horrible vacarme.

Tandis qu'Adanhael, qui s'était mélangé aux enfants, semblait jouer avec un seau de sable, Joanie et les filles n'en menaient pas large. Les yeux au-dessus de la barricade de fortune, elles scrutaient l'horizon. Elles craignaient l'apparition d'une nouvelle menace et celle-ci ne se fit pas attendre. Dans un immense bourdonnement, une poignée d'effreyons filait droit sur eux. Soudain, les monstrueux hyménoptères s'élevèrent si haut qu'ils disparurent dans le feuillage des grands arbres. Ne présageant rien de bon, un silence de plomb s'abattit sur l'aire de pique-nique.

Tout le monde braquait des yeux horrifiés sur les rameaux. Le regard fixé sur les vigoureuses frondaisons, Adanhael se balançait d'un pied à l'autre. Pourquoi attendent-ils comme ça ? s'interrogea-t-il. Chloé se pencha vers le garçon en esquissant une moue dubitative. Ce dernier recula d'un pas. Une lueur espiègle brilla dans ses pupilles :

— Ne te tourne pas. Ils veulent peut-être voir ton derrière avant de le piquer.

— Très drôle ! s'exclama-t-elle en lui donnant une claque sur la tête.

Joanie leur demanda d'arrêter leurs chamailleries : les sales bestioles devaient préparer un mauvais coup. Assis par terre, les enfants les plus jeunes se serrèrent les uns contre les autres en se nichant derrière les jambes des plus grands. Chloé s'étonna qu'Adanhael puisse apercevoir les créatures embusquées dans un tel feuillage. Celui-ci prétexta que ses yeux n'étaient pas aussi usés que ceux de la jeune fille. Avec Emma, elles regardent tout le temps des vidéos.

Joanie lâcha un cri d'épouvante.

Le corps démesurément long, une cauchemardesque scolopendre empruntait l'allée centrale et s'approchait rapidement. Mué par une multitude de pattes jaunes, l'arthropode au corps cuivré serpentait entre les creux et les bosses du terrain. Submergée par l'émotion, Emma perdit connaissance dans les bras de sa mère.

— C'est quoi ce jardin des horreurs ? gémit Chloé. Ça n'existe pas un monstre pareil.

Joanie essaya de réanimer sa fille en lui tapotant les joues. Adepte des traitements de choc, Chloé vida la gourde d'Adanhael sur sa tête. Emma se réveilla en sursaut. Elle regarda son amie avec des yeux exorbités puis lui tira brutalement les cheveux. Chloé l'attrapa par les poignets.

— Reprends-toi ! Et garde les paupières grandes ouvertes. Crois-moi, cela vaut mieux par les temps qui courent... Ou les mille-pattes.

L'animal s'arrêta subitement. Il se dressa d'un tiers de sa taille, c'est-à-dire d'un mètre, et agita ses filiformes antennes en l'air. Après avoir détecté ce qu'elle cherchait, l'affreuse créature se reposa sur le sol et avança prudemment vers l'aire de pique-nique. Vingt secondes plus tard, elle se présenta au pied du barrage et commença à gravir le plateau de bois.

Lorsque les appendices sensoriels de la scolopendre émergèrent au-dessus de la table, la panique s'installa dans le groupe. Emma et Chloé bondirent en arrière. Devant les abominables crochets venimeux situés de part et d'autre de la gueule du monstre, les adolescentes hurlèrent comme des possédées et entraînèrent les enfants avec elles. Joanie s'empara du long bout de planche d'Emma en lui arrachant des doigts. Elle frappa l'arthropode sur la tête de toutes ses forces. Ce dernier poussa un effroyable cri strident et disparut derrière la barricade.

Tous se tenaient à bonne distance du barrage. Tous, sauf une petite fille de l'âge d'Adanhael. Celle-ci restait blottie contre le plateau.

— Viens, murmura Joanie en lui tendant la main.

Paralysée par la peur, l'enfant tremblait de tout son être.

— Comment t'appelles-tu ? demanda Chloé.

— Ma... Marina, répondit-elle d'une voix à peine audible.

— Je fais la moitié du chemin et tu me rejoins.

Marina hocha tout doucement la tête. Elle se mit à quatre pattes, frissonnant de tous ses membres.

Deux des tables de la barricade s'écartèrent brusquement. La scolopendre se rua sur l'une des chevilles de la petite en poussant un horrible sifflement. Elle monta sur son dos puis, en la tenant fermement avec ses pattes, enfonça ses crochets dans ses reins. Les cris de terreur du groupe couvrirent les hurlements de l'enfant. Le cœur révolté, Joanie bondit de colère en brandissant sa moitié de planche. L'arthropode lâcha sa proie et se dressa en l'air en arborant des organes venimeux prêts à mordre. Frappée d'effroi, la femme sentit ses jambes se dérober sous son corps.

Chloé se lança à son secours en faisant de grands moulinets avec son épée de fortune. Déstabilisée, la créature repassa derrière les plateaux de bois. L'adolescente prit Marina sous les bras et la tira jusqu'au groupe tandis que la mère se traînait sur les genoux. Lorsqu'elle les rejoignit, cette maman confirmée entreprit de déshabiller la fillette.

— Elle respire faiblement, s'alarma Emma.

Joanie poussa un juron en découvrant deux grosses cloques sur les flancs de la petite. Le poison inoculé par la scolopendre avait provoqué d'énormes œdèmes. Secouée, Chloé tomba sur les fesses et recula en pressant le sol avec ses talons. Elle fixa longuement Adanhael avant de lever les yeux vers le feuillage des arbres.

— Qu'est-ce qu'elles fabriquent, les abeilles ? lui demanda-t-elle.

— Ce ne sont pas des abeilles. Je crois que le mille-pattes leur fait peur.

Le garçon se figea soudainement. Suivant le regard de son interlocuteur, la jeune fille se retourna et vit Joanie recouvrir le visage de la petite avec sa remarquable veste en dentelle crochetée. Chloé s'approcha d'Emma, les yeux exorbités.

— Marina. Elle est...

Son amie hocha doucement la tête tandis que des larmes silencieuses roulaient sur les joues de Joanie.

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