CHAPITRE 1 : LE REPAS

Le soleil voilé ne diffusait qu'une lumière blafarde à travers les épais nuages qui tapissaient le ciel. Depuis quelques jours, le temps se rafraîchissait, l'air s'humidifiait, annonçant la venue d'un automne maussade et frileux. Dans le centre de la ville, non loin du presbytère Sainte-Clotilde, quelqu'un passait et repassait continuellement sur l'un des trottoirs de la rue Formigé. Ses cheveux bruns lui tombant sur les épaules, l'homme de forte carrure commençait à perdre patience. Il visa du regard l'un des trois bancs en métal se trouvant au milieu d'une petite place. Il lâcha un soupir de lassitude et se dirigea vers le siège.

La soixantaine déjà bien engagée, un individu portant la barbe cheminait tranquillement sur le parvis de l'église. Remarquant le colosse, il s'empressa de lui faire signe de la main. Malgré un cabas bien arrondi, il traversa la rue d'un pas leste.

— Je t'ai fait attendre, mon ami.

— Tu sais que je n'aime pas ça, Maelrhys.

— Reçois mes très humbles excuses, mon bon seigneur.

Le costaud le fixa un instant, les yeux plissés, avant de le gratifier de son accolade habituelle. Ils marchèrent une dizaine de minutes puis s'arrêtèrent devant une construction en fort mauvais état. Comme toutes les autres maisons, celle-ci subissait les redoutables Pluies corrosives qui sévissaient sur la ville. Maelrhys déverrouilla la porte et dut la pousser rudement afin qu'elle s'ouvre assez pour permettre à son monumental invité de pénétrer dans l'habitation.

L'intérieur de cette dernière contrastait avec ce que l'on pouvait voir de sa façade : planchers propres, meubles laqués et objets sans poussière. D'ailleurs, il y régnait une douce odeur de verveine. Le maître de maison posa son cabas sur la table de la cuisine et commença à étaler ses achats. Il défit un emballage portant le nom de Boucherie de la patte-d'oie. Deux belles entrecôtes s'offrirent au regard du colosse. Breval paraissait hypnotisé par la viande. Maelrhys s'empressa de déplacer les tranches de bœuf vers le plan de travail, près des plaques de cuisson.

— Elles ont dû coûter cher, murmura son ami en prenant une chaise.

L'autre esquissa un sourire et hocha la tête négativement.

— Ah ! tu as utilisé l'un de tes tours. Va-t-il marcher, ton appareil ?

— En principe, nous disposons de quatre heures d'électricité par jour. Deux heures, à partir de maintenant. Le reste à la tombée de la nuit.

Le maître de maison vint s'asseoir près de Breval, amenant un petit filet de pommes de terre avec lui. Il l'ouvrit puis le souleva, laissant rouler une douzaine de boules jaunâtres sur le plateau de bois. Il posa deux couteaux sur la table et en poussa un devant son invité : celui-ci fronça les sourcils. Le vieux hocha la tête en arborant un sourire malicieux. De mauvaise grâce, l'homme aida son ami à éplucher les tubercules. L'opération ne dura que le temps d'un échange sur les qualités gustatives des viandes de la région. Un peu plus tard, le gratin cuisant dans le four, Maelrhys s'éclipsa un instant et refit son apparition avec une bouteille à la main. Il annonça, en bombant le torse, qu'ils allaient prendre « l'apéritif ».

— Afin d'aiguiser leur appétit, les gens d'ici dégustent un alcool en grignotant des fruits secs ou des petits gâteaux salés.

Sous le regard intrigué de son ami, le maître de maison vida une poche de cacahuètes dans un bol et versa sa boisson dans deux verres à liqueur. Breval déclara adorer le goût des graines. Son visage se rembrunit subitement. Mais qui boit dans des godets aussi ridicules ? Maelrhys poussa l'un des verres vers le seigneur et l'informa que le breuvage lui semblait impétueux.

— Cela ressemble à la couleur d'une potion. Tu n'aurais quand même pas l'audace...

— Allons, Breval. Ils l'appellent whisky.

Le colosse mouilla ses lèvres dans l'eau-de-vie en grimaçant. Il affirma que la boisson piquait comme certains remèdes de chez lui, mais cela ne lui déplaisait pas. Comme pour conforter ses dires, il avala d'un trait le contenu du verre.

Au travers du panneau vitré de la pièce, Maelrhys observait la forme des nuages. Ces derniers glissaient lentement sur le ciel. Parfois, certains d'entre eux prenaient vaguement l'aspect d'un visage. Si des dieux œuvrent dans l'ombre, songea-t-il, j'aimerais bien savoir lesquels ? Maelrhys commençait à se perdre dans ses pensées et remuait la tête machinalement. Il se redressa subitement en plissant les yeux.

— Comment se porte notre petite moitié d'elfe ?

Son interlocuteur courba le dos comme si un énorme poids venait de s'abattre sur lui. Il grommela un juron en hochant le menton.

— Donc, il va bien. Mais j'entrevois de l'anxiété dans ton grognement.

Breval fit tourner son verre entre ses paumes. Il plongea son regard dans celui de son ami puis retroussa le nez.

— Toi qui es un mage, ne ressens-tu rien d'inhabituel ?

— Non. À part le Rideau, bien sûr. Dans ce monde, le surnaturel s'avère extrêmement complexe. Je fais ce que je peux. Et toi ?

Breval l'informa que d'immondes choses avaient fait une incursion sur le bourg de Bègles. Cela s'était terminé en carnage. La semaine précédente, des êtres étranges déambulaient sur les quais du côté de Bacalan. Le vieil enchanteur gémit en passant la main dans ses cheveux. Ces événements n'avaient rien d'anodin et il s'en préoccupa grandement. De sombres manifestations qui annonçaient, à n'en pas douter, la venue de grands tourments.

Une odeur de brûlé commença à se répandre dans la cuisine. Les yeux du colosse se braquèrent sur la porte du four : quelques volutes de fumée s'en échappaient. Maelrhys se précipita sur l'appareil et, les doigts protégés par un torchon, sortit le gratin du fourneau. Ensuite, il aéra la pièce en ouvrant le panneau vitré qui donnait sur le jardin.

— J'avais la tête ailleurs, mon ami. C'est encore mangeable. Je dois juste gratter la surface.

Le mage posa une poêle sur une plaque de cuisson, versa un peu d'huile à l'intérieur et y disposa les entrecôtes. Le Mal se rapproche, songea-t-il en jetant un regard inquiet à son interlocuteur.

— La sécurité d'Adanhael est compromise, Breval. Cet après-midi, tu iras discuter de cela avec la famille Gillac. Il faut que le petit change de bourg...

— Mais comment ces créatures malfaisantes se débrouillent-elles pour traverser le Rideau ?

Maelrhys soupira tristement en haussant les épaules. Il glissa une assiette devant le colosse, y déposa l'entrecôte la plus épaisse, et rapprocha le gratin de pommes de terre. Il l'engagea à se servir copieusement en prétextant un manque d'appétit qui ne lui permettrait pas de faire honneur au repas. Les yeux rivés sur la viande, Breval opina machinalement du chef en se pinçant les lèvres. En cette époque de privations, voilà qu'il faisait face à un morceau de choix. Ce seigneur d'un autre temps y avait droit, ne serait-ce que par son rang, même s'il préférait se repaître d'une grosse volaille arrosée d'une sauce au verjus. (Verjus : jus acide extrait des raisins encore verts et servant d'assaisonnement des plats de viande ou de poisson au moyen âge.)

Vers la fin du repas, tandis que Maelrhys versait du café moulu dans une machine, quelques coups retentirent dans le couloir. Il se dirigea prestement vers la porte d'entrée. Lorsqu'il l'ouvrit, l'enchanteur découvrit une vieille femme accompagnée de deux petites filles : elles étaient la réplique exacte l'une de l'autre.

— Que puis-je pour toi, Roselyne ?

Cette dernière lui déclara que les jumelles ne se sentaient pas très bien. Elle supplia le bon guérisseur qu'il était d'accepter de les recevoir. Le mage constata la pâleur des enfants et leur fit signe d'entrer chez lui. Les bras tremblant sous l'effort, une fillette lui tendait un panier d'osier coiffé d'un torchon. Maelrhys lui retira l'objet des mains avant que celui-ci lui échappe puis regarda Roselyne d'un air étonné. Une pâtisserie ? En attendant qu'elle touche ses sous, la mère des petites lui avait confectionné une tarte avec les pommes de son jardin, révéla Roselyne.

Maelrhys se pencha vers la vieille femme en arrondissant les yeux. Il la pria de ne pas prendre l'habitude de lui apporter des offrandes. Et il ne souhaitait être payé que par les sourires de ses petites patientes. Il les installa dans son bureau et revint dans la cuisine.

— Voilà le dessert, Breval. Ne mange pas tout.

— J'essaierais, grogna le colosse en humant avidement l'odeur sucrée du gâteau. Qui est là ?

Le vieil enchanteur l'informa qu'une grand-mère désirait des soins pour ses petites-filles. Celles-ci pâtissaient des Pluies corrosives. Breval s'étonna que son ami se comporte comme s'il était le guérisseur du bourg. Maelrhys avoua que la souffrance des autres et en particulier celle des plus vulnérables le touchait au cœur. La pauvreté de cette famille ne lui permettait pas d'entreprendre le long voyage qui menait à l'hôpital. Et les deux médecins des environs n'accepteraient jamais d'être payés avec de la nourriture.

— Ils finiront par avoir la vie des gens de chez nous.

Le mage lui tapota l'épaule en soupirant puis s'en alla retrouver ses petites patientes.

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