Chapitre 33 - Réalité
Le soleil se levait à peine.
Sonah avait décidé de veiller toute la nuit, n'ayant plus particulièrement envie de dormir. Il ressentait quelque chose d'étrange dans ce village paradisiaque. Une longue heure passa et, étrangement, malgré tout le bien que Solis a pu dire, chaque habitant s'occupait de lui-même, et de tâches précises dans un ordre précis, très machinalement. Ils ne semblent pas considérer les alentours, comme s'ils ne savaient pas qu'il existe.
Sans trop y faire attention, Sonah remarqua que l'un des habitants passait à côté de lui. Il détailla celle-ci du coin de l'œil. Une jeune femme banale, avec absolument impassible sur le visage, les yeux grands ouverts, sans cligner avec ceux-ci, sans regarder ailleurs. A bien y regarder, sa façon de marcher était très calculée également, presque militaire. Mais c'était réellement ses grands yeux vides dénués de lumière qui étaient marquants. Mal à l'aise, Sonah décida de détourner le regard.
Edelweiss avait fait le même constat, mais étant expérimentée, elle y voyait plus clair. Ce village n'est qu'une illusion, elle en était désormais certaine. A dire vrai, la préceptrice a quitté le village pendant la nuit, pour visiter le reste du troisième plateau. Chaque être vivant est dans cet état, piégé dans une routine d'actions répétées machinalement, incapables d'exprimer quoi que ce soit.
A l'évidence, si tout ce qu'il se passe sur ce plateau est une illusion, c'est soit que son but est d'être découvert, soit que sa source de pouvoir est en baisse, d'où la perte flagrante de réalisme et qualité. Pour la préceptrice, il est évident que la source de l'illusion est l'épée gardée par Vitalina, il s'agit bien du seul objet capable de telles prouesses.
Quoi qu'il en soit, le lycanthrope ne tarda pas à retrouver Edelweiss.
"Edel..."
"Mh, semblerait-il que l'on soit arrivés trop tard pour profiter des lieux."
"Trop tard..?"
"Le temps passe à chaque instant. Peut-être qu'ailleurs, dans le monde, d'autres catastrophes ont lieu en ce moment même... Ce n'est pas parce que tu ne le vois pas que quelque chose n'arrive pas."
"Hmph... J'imagine."
Il est bien loin d'être un héros sur lequel le monde entier dépend comme dans tous ces bouquins de seconde zone : ici, arriver après les faits est chose courante. Certes, c'est peut-être frustrant, mais le monde est ainsi fait.
"Quoiqu'il en soit... Ce plateau a toujours eu une réputation étrange. Qu'il plonge ses résidents dans une illusion ne m'étonnerait pas, et cela expliquerait que peu d'habitants en sortent."
"Mais nous ?"
"L'illusion est faible, d'où le manque d'humanité des résidents. Tout compte fait... Nous sommes arrivés au bon moment."
"Et celle qui aurait créé ça serait... Vita ?"
"Elle a décidé de créer ce village dédié à ses esprits vengeurs par pure culpabilité, et pour se 'repentir'. Le comble de l'hypocrisie, mais il s'agit toutefois de son excuse."
Edelweiss en savait bien plus que ce qu'elle ne voulait révéler, mais tout allait être révélé tôt ou tard. L'esprit de Sonah fonctionnait à plein régime.
Il avait compris la chose ainsi : l'ensemble du troisième plateau est plongé dans une illusion depuis possiblement plusieurs années. Toutefois, avec le temps, cette illusion se serait affaiblie, et autre chose l'aurait réduite à son état actuel. Le fait que Vitalina soit pleinement consciente et insensible aux changements dans cette illusion indique qu'elle en est la créatrice. Mais alors, qu'en est-il de Solis ?
"Le garçon avec lequel j'ai passé la journée hier est normal... Enfin, je ne l'ai pas vu aujourd'hui, pour l'instant."
"Plus pour longtemps."
"Que-..."
Edelweiss leva légèrement la main, faisant signe à Sonah de se taire. Elle pointa du doigt la caverne de Vitalina, dont sortait Solis... Avec l'épée entre les mains. Une lame, tâchée de sang. Edelweiss avança calmement, suivi d'un Sonah particulièrement confus.
A dire vrai, lorsque SOnah était parti visiter le village, Vitalina lui avait tout expliqué sur ce lieu et Solis, qui s'avère bien plus dangereux qu'escompté.
"S-sonah, et-...Dame Edelweiss..?"
"Et bien ! Qu'as-tu vu... ou fait, dans cette caverne ?"
"Je... Je me sentais bizarre, donc j'ai voulu aller en parler à Vita, mais..."
"Mais elle est morte ?"
Le ton d'Edelweiss était accusateur, et malicieux. Elle savait ce qu'il se passait. Cela dit, elle essayait avant tout de ne pas perdre la face, car peu importe à quel point elle forçait, elle était incapable de pénétrer dans le monde intérieur du garçon. Il est pourtant sensible, vulnérable, et plus important encore ; jeune, ce qui rend la tâche ridiculement facile. Mais elle ne pouvait pas.
"Je suis arrivé, et... Le vide. Puis... Quand j'ai rouvert les yeux, j'avais l'épée dans les mains, et-.."
Il secoua la tête avant d'approcher la préceptrice. Il tendit la lame aux allures d'os à celle-ci, de ses mains tremblantes.
"P-prenez la !"
Edelweiss ne se fit pas prier, et récupéra la lame. Elle était légère, et de celle-ci émanait une aura comme aucune autre. Elle était taillée avec soin, ce qui toutefois ne la rendait pas dangereuse pour autant. Après tout, elle est faite d'os ! Non, le danger c'est le pouvoir corrupteur de la troisième Itération qui l'habite. Ce pouvoir, c'est celui de la décomposition. Tout ce qui touche sa lame ne tardera pas à faner en quelques secondes.
Solis s'éloigna de quelques pas, sous le regard soucieux de Sonah, qui lui, ne tarda pas à remarquer quelques mèches immaculées dans les cheveux de l'esprit. Ses ailes étaient plus claires qu'avant également.
"J'ai... l'impression d'entendre des gens, et-.."
Il se frottait l'avant bras droit frénétiquement, quitte à se couper avec ses ongles. Il haletait.
"Mon corps brûle-... Mes yeux aussi..!"
Il tourna la tête, vers la préceptrice, qui remarqua sans mal les yeux injectés de sang de son vis-à-vis.
"C'est parce que... Cet endroit va disparaître, hein ? Je disparais aussi ?"
"Donc, cet endroit est bel et bien une illusion ?"
"Non, c'est un rêve ! Grâce à Vita et l'épée, tout le monde était heureux, mais-... mais maintenant?"
"Heureux..?"
"Pas de maladie, pas de dangers, pas de morts... Tout à portée de main, pas de difficultés... Il suffit juste de vouloir quelque chose pour que ça devienne réalité ! Tout le monde était heureux ici !"
Edelweiss souffla. A l'évidence, voir ce 'rêve' se dégrader sous ses yeux a progressivement dégradé la santé mentale de Solis, en plus de ses propres problèmes personnels.
"Vitalina m'a parlé de toi, Solis. Le fait que tu désires retrouver ton frère plus que tout, ce que tu aimes, ce que tu détestes, tes envies, ton passé... Elle m'a aussi tout dit de ce lieu, ce 'rêve'."
Sonah regarda la préceptrice du coin de l'œil. Evidemment, elle avait encore une longueur d'avance. Elle enchaîna.
"Ce 'rêve' n'était à l'origine dédié uniquement aux esprits. Il y a quelques mois, Vitalina a décidé de l'étendre à l'entièreté du plateau, après avoir réalisé qu'elle ne pourrait plus exploiter le pouvoir brut de cette lame encore bien longtemps. Chaque nouvelle âme piégée dans le rêve sera alors une nouvelle source de pouvoir, pour prolonger le rêve. Toutefois, la liquéfaction a fait que certaines âmes ont disparu, ce qui a affaibli le rêve, lentement... Un incident récent a grandement accéléré les liquéfactions, et donc, ce 'rêve' s'en est d'autant plus dégradé."
Plutôt que des larmes, c'était du sang qui coulait des yeux de Solis, alors que ses ailes semblaient blanchir d'autant plus, et des marques de brûlures apparaissent, tant sur ses avant-bras que ses jambes. Néanmoins, Edelweiss restait impassible.
"Concrètement, ce rêve avait comme but premier d'offrir une vie parfaite à tous, mais était, comme chaque fable grotesque de ce type, dédié à échouer. Quant à toi, Solis... Si tu es le seul encore conscient ici, c'est simplement parce que tu n'es plus un simple esprit."
"Hein..?"
Les sens de Sonah ne sont pas infaillibles, mais il compte beaucoup sur eux. Et il savait que la préceptrice avait raison, mais il décida de rester silencieux. Solis, lui, se cachait les yeux, essayant tant bien que mal d'écouter Edelweiss.
"Un monde sans accrocs, où seul le bonheur existe, va strictement à l'encontre des valeurs de La Créatrice. Sa Divinité est belliqueuse, une femme pour laquelle seules les valeurs guerrières comptent. Peut-être que tu ne le sais pas, mais... Un monde d'oisiveté, où il n'y a que bonheur, dans un paysage enchanteur, entouré d'amis heureux, sans difficultés, sans surprise... Une telle boucle, dénuée d'action, un tel territoire paisible... Il s'agit, au sens religieux, de ce que l'on appelle l'enfer."
Elle marqua une pause, avant de reprendre.
"A contrario, un monde infini, ravagé par une guerre éternelle, où le seul plaisir est celui guerrier, où le triomphe est récompensé par toujours plus de pouvoir... C'est ce que l'on appelle le Paradis. Aux yeux de Caelestis, les âmes méritantes doivent être récompensées, et elles sont donc envoyées dans sa guerre éternelle. Un royaume où il n'y a que le plaisir guerrier. Chaque victoire te rend plus fort. Chaque défaite te renvoie à la case départ, avec le désir naturel de recommencer. Une barbarie, sans fin, mais approuvée de tous, tel est l'idéal de La Créatrice."
Est-ce surprenant ? Peut-être bien que non. Il s'agit, toutefois, d'une réalité bien difficile à accepter. Caelestis méprise l'oisiveté, alors tout naturellement, elle offre son exact opposé à ceux qui le méritent.
"Tu as eu le malheur d'attirer son attention, pour avoir ainsi profité de ce rêve dénué de tout, pour avoir profité de ce royaume de néant."
Solis serra un poing sur sa poitrine, avant de relever la tête, pour regarder Edelweiss droit dans les yeux. Il avait désormais un anneau noir dans chacune de ses iris couleur améthyste. Ses avant-bras ainsi que la moitié de chacune de ses jambes étaient désormais de plusieurs couleurs, imitant un ciel nocturne parsemé d'étoiles, formant un contraste drastique avec le teint de peau pâle du reste de son corps. Ses cheveux étaient immaculés, de même pour ses ailes.
Ses caractéristiques sont partagées par un groupe précis d'individus, il s'agit là du plus grand honneur : devenir l'un des émissaires de La Créatrice, devenir l'une de ses Itérations.
Un pouvoir avec comme seule limite l'imagination, voilà ce que la divinité suprême offre à ses élus, une puissance que, tous jusqu'à maintenant ont utilisé pour 'changer'.
Elle a aussi révélé à Sonah le secret derrière la naissance de chaque Itération, en quelques mots glaçants.
"Comment devenir une Itération ? Et bien, j'ai ajouté une règle simple à la majorité de mes mondes. Curieux ? La voici : Chaque future itération doit réaliser sa propre inutilité, sa propre faiblesse. Regretter sa naissance, ne plus vouloir exister, désirer... n'être rien. Il faut nécessairement perdre tout désir de résister-, pas seulement le prétendre. Aucun espoir ne doit rester, la mort ne doit pas non plus être une issue, ce qui reste aux heureux élus, c'est le vide, ils n'ont plus rien, ni pour eux, ni où que ce soit où aller. A ce moment là, alors l'individu devient une Itération. Mais ce n'est pas tout ! Le mieux, c'est la dernière partie de la règle : Quoiqu'il arrive, jamais rien ne changera pour l'émissaire. Sa vie restera pathétique. L'objet des désirs d'autres restera un outil, l'esseulé restera seul, l'esclave restera esclave, le désespéré tombera toujours plus bas, celui égaré ne trouvera jamais d'issue... Ce pouvoir sans limites, si craint par les chiens qui peuplent ce monde... Ne sert à rien. Ceux qui en bénéficient ne changeront jamais, et ne réussiront jamais rien. Voilà les conditions à réunir. Original, non ?"
C'est ainsi que les Itérations voient le jour. Des êtres qui ne sont simplement plus que des cadavres qui respirent, qui, même avec un pouvoir divin, ne changeront jamais leur statut, qui jamais n'évolueront. Après avoir entendu ce discours glaçant, Sonah était convaincu d'avoir face à ses yeux le mal en personne. Et pourtant, celle qu'il avait rencontré n'était qu'une apparition, pas la divinité elle-même.
Il peut toujours y avoir pire, mais le sommet que nul ne peut dépasser, c'est bien La Créatrice elle-même.
Quoiqu'il en soit...
Toutes les conditions étaient réunies. Sous les yeux de la préceptrice et du lycanthrope se trouvait la cinquième Itération. Solis regarda Edelweiss, serrant le poing, toujours posé au niveau de son cœur. Il prononça alors un bref discours, d'une voix faible et hésitante au départ, pour au final, au final des mots, gagner en confiance et détermination. Ses intentions ne pourraient pas être plus claires.
"Ce... Ce royaume de néant... Je m'en moque si les autres le détestent. Ma vie est vide de sens..? Sans rebondissement, sans intérêt..? Soit ! Mais c'est comme ça que je l'aime, et que je la veux pour mon frère et moi. Les autres... Vous méritez tous de mourir."
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