Chapitre 22 - Bel Canto

Sonah et Edelweiss s'étaient finalement rejoints peu après.

"Oh-... Alors, qu'est-ce que tu penses de lui..?"

"Bien peu de choses. Pourquoi cette question..?"

"Par... Par hasard."

"Hm-hm."

Sonah regarda ailleurs, il savait bien qu'il n'allait pas obtenir la réponse qu'il voulait. Edelweiss, elle, avait l'impression de se retrouver dans la position d'un parent qui subissait les questions de son enfant paniqué, qui voulait savoir si son partenaire était suffisant. Et cela la dérangeait autant que cela ne l'amusait. D'un côté le rôle de mère semble honorifique, de l'autre elle ne serait pas prête à l'assumer. De plus, son 'quelque chose d'unique' avec Sonah lui convient.

"Quoi qu'il en soit, es-tu prêt ?"

"Je dois me... préparer ?"

"Non. Es-tu prêt à devoir supporter une foule ?"

"Oh... Non, absolument pas. Je me dis juste que nos places sont en retrait. C'est réconfortant."

"C'est très... Très Sonah de ta part."

Il haussa un sourcil, alors que la préceptrice commença sa route en direction des places désignées. Il lui emboîta le pas, pour aller s'asseoir lui aussi. Les deux étaient sur un balcon du flanc gauche de la grande salle, sans personne d'autre sur ce même balcon malgré la présence d'autres sièges. Les rideaux couvrent la vue de chaque côté, et ainsi, ils ne peuvent être vus, en revanche, eux, ont une vue sur l'audience. Edelweiss disposait de la position qui offrait la meilleure vue, naturellement. Il s'agit simplement de la place des invités de marque, qui offre une vue sans pareil sur la scène. Le plafond de cette salle imite une voûte céleste décorée de constellations vermeilles, représentant vaguement des lances, tout cela donnait l'impression de voir un second univers, qui semble presque être en mouvement.

Edelweiss entendait que la salle se remplissait. Elle était quelque peu impatiente et enthousiaste vis-à-vis de ce qui allait suivre. Le dernier opéra qu'elle a vu date déjà d'il y a une vingtaine d'années, et, ironiquement, c'est la mère de Clymene qui avait le rôle principal. Aujourd'hui, son assassin, son propre fils, allait jouer dans deux opéras, puis chanter deux fois, avec la promesse d'altérer ce monde lui-même. C'était absurde, mais elle voulait malgré tout assister à ses prestations, tant qu'elle en oubliait presque cet affreux rituel à grande échelle.

Sonah, lui, essayait de se relaxer, via une méthode qu'il a appris de son ami : lentement inspirer, puis doucement expirer sans un bruit. Cela fonctionnait presque, mais il était bien conscient qu'il n'avait pas de raison réelle de se sentir ainsi.

Quoiqu'il en soit, la nuit commençait à prendre place, et donc, les représentations allaient commencer. En principe, un organisateur ou autre aurait dû prendre la parole, mais c'est Clymene qui s'adressait au public.

"Peuple d'Eleutherius, peuple d'autres plateaux, peuple d'au-delà l'océan. Votre présence à tous nous honore, moi ainsi que chaque personne qui participera au spectacle de cette nuit."

Ici, se faire passer avant les autres n'était pas un symbole d'impolitesse, mais bien au contraire, une forme d'étiquette. Quiconque est supérieur doit l'assumer, le montrer au grand jour, et au grand jamais le cacher. Les autres participants sont tous au second plan.

"Ici-même, nous témoignerons de notre amour. De notre amour pour tant d'êtres, pour tant de personnes. Nous vous offrons évidemment la liberté d'interprétation. Souhaitez-vous que cet amour vous soit dédié ? Et bien il le sera. Qu'il soit dédié aux autres ? Qu'il en soit ainsi ! Nul mensonge, nulle vérité, ce que nous voulons vous offrir n'est ni plus ni moins que la liberté."

Ce discours n'était pas particulièrement travaillé, mais le naturel était l'un des aspects que le public appréciait. Puis, leur addiction malsaine à Clymene suffisait pour les charmer.

"Peut-être que ces mots sont controversés. Peut-être que ma liste d'ennemis s'allongera. Je sais pertinemment que ce monde ne veut en aucun cas me partager. C'est pour cela que...

Il souria, l'air confiant.

"Pour y remédier, pour montrer ma gratitude, ma confiance, ma sincérité, mon amour et à quel point chaque vie ici-même compte pour moi... Je remet mon existence entre vos mains. Si, lors de mes performances, l'inconfort, le malaise, le mécontentement se font ressentir... Si qui que ce soit, par le biais d'un quelconque mouvement brusque, exprime un quelconque ressentiment ! Alors, mille et unes lances venues de la voûte au-dessus de la scène me transperceront de toutes parts. Car après tout, quitte à trépasser, il faut le faire avec panache."

Sans que le duo ne comprenne pourquoi, un tonnerre d'applaudissements se fit entendre des suites de ce discours glaçant.

"Cher tous ! Ici ce soir, je vous offre ma vie ! Si vos attentes ne sont pas satisfaites, alors les lances de la honte et de l'incompétence me guideront vers Notre Créatrice ! Sachez-le, je changerais votre monde, je vous ferai vivre mille rêves en un instant ! Moi, Clymene d'Orpheus, vous souhaite la bienvenue à l'Opéra Helena !"

Et le spectacle commença.

Le premier opéra était l'histoire de deux employeurs et leurs servants. Des employeurs perfides, et deux servants cherchant à se marier l'un à l'autre. En utilisant la dette de l'un des deux larbins, le bourgeois le poussa à se marier à sa famille. Graduellement, il lui ajouta plus de chaînes, encore et encore, jusqu'à le réduire à un esclave, un outil. Un rôle peu flatteur pour l'illustre Clymene. Mais ce larbin avait pour thème la 'liberté', et en conséquence, après chaque scène de maltraitance de la part de l'employeur, il retournait voir celui qu'il lui était destiné, montrant un caractère intrépide et rebelle, anormal et audacieux, surtout pour un servant appartenant à l'infâme espèce des lycanthropes. L'audience n'appréciait cependant pas le personnage, mais seulement son acteur. Non, le personnage favoris était celle à laquelle le servant dû se marier pour satisfaire le plaisir sadique de l'employeur, et évidemment l'employeur lui-même.

Edelweiss appréciait le spectacle, et les capacités de chaque acteur, bien qu'à son grand regret, la performance de Clymene était loin devant toutes les autres.                                                         Sonah, lui, avait la sensation qu'il prenait certains passages de l'histoire très personnellement. Notamment la romance centrale, malgré l'absence de quelconque scène impliquant une trop grande proximité, il se sentait quelque peu... dérangé. Jaloux..? N'ayant jamais eu l'occasion de goûter à ce sentiment auparavant, il ne le voyait pas comme tel. Donc ce n'était peut-être pas ça. Ou peut-être que si. Le lycanthrope n'a pas de réponse à ses propres questions.

Le second était à propos d'un amour interdit. Un amant, joué par Clymene, attendait son exécution, après que sa relation secrète avec un autre individu fut dévoilée à tous, et pour avoir aidé des prisonniers à s'échapper. Sur la fin, cet amant se remémore certains moments de sa vie, et son amour. Il le chante, et fait part de son désespoir sur le chemin vers son exécution. Et avant que la lame ne frappe son cou, il déclare son amour à la vie, ô combien il voulait vivre.                       Edelweiss avait beaucoup apprécié ce spectacle, notamment parce que l'auteur n'avait pas ajouté de lycanthrope pour plaire à une audience qui la dérangeait personnellement.                        Sonah n'avait, par ailleurs, pas subis cette représentation comme la précédente. Au contraire, il se sentait bizarrement ciblé. A la fin de la scène, il aurait juré que Clymene avait souri tendrement dans sa direction.

Et là, arrivait le moment que tous attendaient.

Clymene était seul sur scène, toujours sourire aux lèvres, et la tête haute. Personne dans le public ne parlait, ils étaient tous ensorcelés.

Hormis Edelweiss et Sonah qui eux, certes n'avaient pas encore remarqué ce qu'il se passait, mais ils échappaient tous deux au maléfice connu sous le nom "d'obsession". Mais n'y avait-il réellement que ça ?

"L'amour, l'amour !                                                                                                                                                         Oui, son ardeur a troublé tout mon être !"

C'était la voix naturelle de Clymene, il n'y avait aucune trace de modification. Un son pur, cristallin, qui semble tout droit venu des rêves les plus fantasmatiques. En revanche, le duo ressentait clairement une forme de magie qui accompagnait chacun des mots, chacun des gestes.

"Mais quelle soudaine clarté                                                                                                                         Resplendit à cette fenêtre ?                                                                                                                                     C'est là que dans la nuit rayonne sa beauté !"

Cela n'avait rien d'une chanson, à l'évidence. C'était presque comme si elle n'était pas à sa place, et pourtant, personne dans le public ne se posait de question, non, tous étaient en admiration, suspendus aux lèvres de Clymene, qui lui, continuait ses mouvements délicats qui accompagnaient sa voix angélique.

Bien que Sonah avait remarqué un afflux en magie partout dans l'opéra, et même bien au-delà, il n'en savait pas plus. Edelweiss, en revanche, ressentait clairement que quelque chose se préparait ici-même sur la scène, et que ce "chant" n'est qu'une diversion. Elle souhaitait intervenir, mais la possibilité que tout ce discours à propos de lances venues de la voûte soit vraie la hantait. Ce n'était pas une offre de la part de Clymene, simplement un gage de sa confiance absolue en ses capacités d'artiste. Nul n'allait être déçu, et elle était sans doute la seule qui hésitait à bouger. Si ces lances sont bien réelles, et si la star de ce soir venait à mourir sur scène, dieu seul sait ce qu'il adviendrait de cette cité peuplée de fous. Ce qui l'inquiétait était celui à ses côtés, comment pourrait-il réagir ? Et est-ce que la magie serait comptabilisée comme mouvement brusque ? Et, cet afflux en magie avait-il réellement quelque chose de mauvais ?

"Ah ! lève-toi, soleil ! fais pâlir les étoiles !                                                                                                           Qui, dans l'azur sans voiles,                                                                                                                                 Brillent au firmament,"

Les sens du lycanthrope étaient en alerte. Il ressentait le danger, et si son côté bestial avait bien un avantage, c'était le fait qu'il pouvait ressentir le danger aisément.

Edelweiss, elle, a une grande affinité avec la magie, alors elle savait que quelque chose prenait place. Sonah, qui lui était au plus proche du mur ne pouvait pas clairement le voir, mais la préceptrice, elle, voyait clairement les visages des spectateurs prendre des couleurs similaires à la peinture, et couler le long de ce qui était leur faciès. Et pourtant, tous restent conscients, suspendus aux lèvres de l'ange sur scène. Leurs corps et vêtements se liquéfient étrangement, les couleurs se déforment, prenant des formes d'art abstrait. Chaque corps est devenu un tableau abstrait, repoussant, conscient de chaque chose si ce n'est leur propre état. Et Clymene, lui, chantait.

"Ah ! lève-toi ! parais ! parais !                                                                                                                                 Astre pur et charmant !"

Le chant, jusqu'alors lent, accélera. Edelweiss était trop préoccupée par la scène macabre sous ses yeux pour écouter, de même pour Sonah qui pouvait pleinement en profiter lui aussi, maintenant que chaque membre du public subissait la même chose. Ils étaient les deux seules exceptions.

A chaque mot, chaque membre atteint par cette 'liquéfaction' grandissait et grossissait, alors que cet abject art abstrait s'étalait toujours plus sur sa surface désormais élargie. Pour certains, les couleurs dansaient, une danse répugnante qui donnerait la nausée à tous, par sa laideur, son irrégularité, par l'ignominie de ces couleurs qui se mélangent les unes aux autres pour ensuite se mélanger à d'autres à grande vitesse. Des morceaux d'os et d'organes peuvent même être aperçus sur ces horribles œuvres humanoïdes.

Et Clymene chantait, immunisé à tout cela. Sa performance touchait à sa fin. Et c'est à ce moment-là qu'Edelweiss réalisa la vérité.

"Ah ! Je n'ai rien entendu !                                                                                                                                            Mais ses yeux parlent pour lui,                                                                                                                                      Et mon cœur a répondu !                                                                                                                                                Ah ! lève-toi, soleil ! fais pâlir les étoiles,                                                                                                                   ... Viens ! parais !"

Le but de ce chant était d'accélérer le rituel à grande échelle en préparation. Désormais, il ne restait que quelques dizaines de minutes avant qu'il ne s'active enfin. Quant à toutes ces choses qui étaient autrefois une audience fidèle, ce n'est qu'un signe avant-coureur comme Edelweiss a pu en remarquer tant avant.

Elle se maudissait pour avoir fait confiance à l'artiste, et pour ne pas avoir vu clair dans son jeu, pour ne pas avoir pris toutes ses promesses au sérieux, et pour n'avoir rien révélé à Sonah, qui lui, ne savait rien de ce rituel à grande échelle. Mais l'heure n'était plus aux regrets, car l'artiste venait de quitter la scène. Et selon les règles, les mouvements étaient à nouveau autorisés.

"E-Edel..!"

"Il était bien sérieux lorsqu'il parlait de changer le monde... Hmph, il faut partir d'ici, Sonah, et vite. D'ici... moins d'une heure cette cité entière sera rayée de la carte."

"E-et Clymene..?"

Edelweiss traînait le lycanthrope par le poignet, car sinon, il n'allait pas bouger. Mais elle s'arrêta pour le dévisager. Il pensait donc toujours à lui malgré tout ?

La préceptrice restait calme malgré tout, elle était trop occupée à ressentir. Elle analysait les alentours via son affinité avec la magie. Tous ceux dans l'opéra, à l'exception de Clymene, Sonah et elle-même étaient affectés par la métamorphose constatée pendant cette abjecte performance. Quant à ceux à l'extérieur, ils montraient tous les premiers signes de la liquéfaction. En d'autres termes, si rien n'est fait, d'ici une heure, tous seront liquéfiés. Ou peut-être pire encore.

".. Il aura ce qu'il mérite en temps voulu."

"Mais-..."

Sonah ne savait que dire, mais il se souvenait des mots de l'artiste. "Ce soir même, une fois les représentations terminées, j'aimerais que tu viennes ici.". Il devait le retrouver dans ce petit salon privé. Et l'instinct du lycanthrope lui disait que Clymene avait beaucoup à lui dire. D'un mouvement plus ou moins brusque, il se libéra de l'étreinte de la préceptrice, et il haussa le ton, pour la première fois.

"Non ! Il m'attend quelque part..! Je-... Je suis désolé, mais je ne partirais pas. Pas avant de l'avoir revu une fois."

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