Chapitre 20 - Intermezzo
"Ces jeunes..."
Edelweiss se retrouvait reléguée au second plan, mais elle en était bien heureuse. Elle a toujours voulu que Sonah s'ouvre davantage aux autres, alors constater qu'il est parti quelque part sans la prévenir à l'avance la comblait de joie. Elle se contentera d'arriver en avance à l'opéra, pour l'intercepter à temps. En assumant évidemment, qu'il ne soit pas déjà là-bas.
Elle avait d'ailleurs trouvé le cadeau d'anniversaire parfait. Le fait que le Festival Thyrsus soit le même jour n'était initialement pas prévu, et tout naturellement elle ne le comptera pas dans la surprise. Elle a envisagé la possibilité d'anéantir le 'monstre', c'est-à-dire l'aspect lycanthrope de sa personne, mais ça n'allait pas. Dans l'hypothèse où elle aurait poursuivi un tel projet, elle lui aurait donné le choix, et ce choix serait plus de la torture qu'une offre. Puis, supprimer une partie de la nature même d'un individu serait, sans surprise, dangereux.
Quelque chose qui conviendrait à Sonah serait sans doute un ensemble d'objets divers, peut-être anecdotiques. Des soins pour la peau, des pierres précieuses, quelques ouvrages pour s'instruire, des bijoux peut-être même, puis juste après, pourquoi pas un repas simple comme il les aime ? C'est-à-dire une salade de fruits réellement frais, ce qu'il mange le plus. Surprenant pour un 'monstre'.
Il préfère paraître simple, mais en vérité, Sonah est très coquet. Ce n'est pas pour rien que ses cheveux sont si soyeux, ou que sa peau est entièrement dénuée d'imperfections. Puis même malgré les tenues relativement basiques qu'il préfère, elles restent assez neutres pour être irréprochables. En vérité, tout cela, c'est parce qu'il aurait trop honte de sortir sans, dû à son image de lui-même quelque peu négative.
Sonah aime peu de choses, en apparence, mais pour quelqu'un qui le connaît depuis toujours, c'est un peu plus facile de savoir ce qu'il veut. Il aime aider, il aimerait tant voir plus de monde heureux, mais ce but paraît irréalisable, surtout en Asphodel, la terre qu'il a toujours connue. Sonah veut le meilleur pour tous, mais pas pour lui. Il a un côté rêveur éclipsé par son côté maussade constant, qui agit tel un sombre nuage qui couvre le soleil. Il faut alors donner au soleil davantage de raisons de briller, lui donner la force de transpercer ce voile sombre.
Ce que la préceptrice a préparé, c'est un sort de téléportation qui les guiderait loin d'Asphodel. Plusieurs mois de travail lui ont permis de découvrir une partie éloignée du monde, moins excentrique qu'Asphodel, et surtout où il pourrait reprendre une vie normale.
Edelweiss n'a aucune raison de rester sur ce continent non plus, alors elle compte bien partir elle-aussi, si toutefois le lycanthrope le veut. Et, une fois sur cette partie éloignée du moins, Edelweiss compte bien dévoiler le rituel à grande échelle sur lequel elle travaille depuis toujours : une distorsion de l'espace qui permettrait de s'élever en même temps que l'eau, sans se rapprocher du ciel dans la réalité. L'ultime parade contre la montée des eaux, donc.
N'oublions pas qu'elle est l'incarnation la plus complète, du moins à sa connaissance, du Déicide. Ses pouvoirs approchent le divin, et ses connaissances sont vastes. Grâce à ses précédentes recherches, elle pense approcher d'un moyen de s'immuniser face à la liquéfaction.
Quoi qu'il en soit, elle était actuellement dans une taverne, en train de profiter du bon vin de cette maudite cité. Elle remarquait, ici-et-là, que certains murs avaient une couleur et diverses caractéristiques se rapprochant de la peinture, de même pour les gens. Ce ne sont que des détails, bien sûr, mais c'est inquiétant, presque autant que le fait que nul ne semble y prêter attention.
"Eh, toi !"
"Plaît-il ?"
C'était un grand monsieur baraqué qui lui adressait la parole.
"Tu bois beaucoup. T'as des soucis ?"
"... C'est bien indiscret."
Elle avait un air taquin, et un léger sourire, ce qui suffit à libérer le rire gras de l'homme.
"Y'a pas grand monde qui boit autant. Et tu supportes vraiment bien l'alcool, toi ! T'as pris le vin l'plus fort."
"Je n'en suis qu'à douze chopes."
L'homme haussa un sourcil.
"T'as d'jà fait pire ?"
"Vingt-huit."
"Avant de t'évanouir ?"
"Non, avant d'avoir la moindre réaction. Mais pour cause de bonne mesure, je me suis arrêtée à vingt-neuf."
L'homme souria à nouveau, avant de déposer sa chope sur la table
"J'vois ! Vu qu'tu résistes à l'alcool, t'en prends pas pour oublier. Alors tout va dans ta vie ?"
"Je n'irais pas jusqu'à dire ça... Mais je ne dirais pas non plus que je ne suis pas heureuse. Finalement, j'ai juste besoin de quitter ce continent pour aller parfaitement bien."
"Quelque chose m'dit que t'es pas de ce plateau là."
"Absolument pas. Théoriquement, je viens d'ailleurs. Mais ! Changeons un peu le court de la conversation... Toi, je suis presque certaine que tu bois pour oublier."
Elle disait cela avec un sourire, et l'homme souriait lui aussi.
"C'est le cas ! J'ai perdu ma carrière d'artiste, j'ai voulu passer à des boulots pour grand baraqués, mais j'ai échoué. Au final c'est ma gamine qui bosse, elle vend des journaux, fait la livreuse et arnaque les plus idiots."
"Ta fille..?"
"Ouais, c'est irresponsable d'ma part. N'importe quel parent normal me détesterais pour ça. C'ton cas aussi, j'imagine."
Elle haussa un sourcil, avant de vaguement rire, non sans cacher un certain dédain.
"Je ne suis pas mère."
"Mon intuition me dit que si."
"Les faits disent que non. Je suis même loin d'apparaître comme une figure maternelle pour mon... disciple."
Elle ne parlait pas de Celes, mais bien évidemment de Sonah. L'homme haussa un sourcil à son tour, mais Edelweiss continua à parler
"Un grand gaillard tel que toi manquerait de force physique..?"
Edelweiss était assez perplexe par le discours de son vis-à-vis, qui pourtant avait l'air honnête.
"J'suis modifié par magie. C'est pas des changements qui s'annulent, alors je suis coincé comme ça. Et coincé ici ! Ceux dont le corps a été modifié peuvent pas quitter Eleutherius."
Edelweiss resta impassible, mais elle n'avait pas pensé à cette éventualité, et à en juger par le ton employé par ce grand monsieur, ce n'est pas le seul mauvais côté de la chose.
"Et je présume que la force physique est inutile, ici."
"Pas vraiment. L'autre soucis c'est que le corps n'est plus celui d'origine, et je ne sais pas pourquoi, mais le mien est défaillant. Tous ceux qui ont subi un changement comme le mien aussi. On est juste jetés pour cacher les coins sales de cette cité."
Elle ne savait pas ce qu'il voulait dire par 'défaillant', en revanche elle avait de nombreuses idées sur ce que cela supposait.
Et, en vérité, après un petit tour rapide dans le monde intérieur du baraqué, Edelweiss a pu constater qu'il semble avoir perdu toute notion de libre arbitre. Semblerait-il qu'il soit coincé, et pour toujours, avec le même but : se morfondre sur son incapacité à servir, et regretter son glorieux passé d'artiste frêle.
"J'ai entendu dire que cette célébrité, Clymene... Son corps également a été modifié par magie."
"Pas de la même façon qu'moi, c'est sûr ! C'est un cas, ce type... Pour lui, tout baigne. D'ailleurs c'est le seul de sa famille qui a l'air d'aller bien, mais eh... Je connais quelques potins intéressants."
"J'ose espérer que vous comptez les partager."
Edelweiss se contenta de sourire. L'homme se leva péniblement, en saisissant un grand bout de bois, faisant signe à la préceptrice de le suivre, et ce, jusqu'à une rue étonnamment vide.
"Il vient d'une famille maudite ! Sa sœur s'est immolée, son père s'est suicidé, et sa mère, apparemment insatisfaite de son gosse, a essayé de le tuer, mais est morte."
"Fort réjouissant, tout cela. Je présume que le père voyait son propre fils comme un mauvais augure... ou autre fantaisie ?"
"C'est ça."
"Et comment êtes-vous au courant..?"
"Grâce à ma gamine. Elle me ramène toutes les informations. Aujourd'hui même elle a vu Clymene avec un type louche aux yeux vairons. Mais bref... La vérité dans tout ça..."
Edelweiss poussa un soupir. L'homme semblait quelque peu paniqué, et hésitant, et tout naturellement, Edelweiss s'était assurée que sa présence paraissait plus oppressante qu'avant. Elle savait exactement ce qu'il voulait, mais aussi elle savait que tout ce qu'il disait était vrai. Pouvoir pénétrer dans l'esprit des gens épargne bien des peines.
"C'est Clymene le responsable. Il a brûlé sa sœur, il a poussé son père au suicide, et tué sa propre mère. Ce type est fou ! C'est pas seulement parce qu'il est bon qu'on dit qu'il représente parfaitement Eleutherius. C'est parce que son corps a été modifié pour plaire à tous, et parce qu'il est complètement fou qu'on dit ça !"
"Mh... Ma foi, pourquoi pas. Sinon, quand comptes-tu essayer de m'attaquer..? Ou bien tu as réalisé ton erreur... trop tard ?"
Cet homme espérait en effet éliminer Edelweiss d'un coup sec, pour nul ne sait quelle raison personnelle, mais elle avait déjà compris ça.
"Peu m'importe ton histoire ou tout ce que tu as pu me dire... Ceux qui me gênent, je les élimine. Adieu."
Un fil venu tout droit du sol traversa le crâne du malheureux, laissant une cavité béante dans celui-ci. Et Edelweiss tourna les talons.
En parallèle de sa discussion, elle a continué l'exploration du monde intérieur de cet homme étrange. Quand bien même il tenait beaucoup à sa fille, il voulait vendre des individus de qualité à divers artistes macabres afin de payer une nouvelle modification intégrale de son corps.
Quoi qu'il en soit, Edelweiss avait un mauvais pressentiment concernant Clymene, et elle espérait pouvoir s'entretenir avec celui-ci en privé. L'heure de l'opéra approchait à grand pas.
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