Chapitre 8. Chassez le naturel, il revient au galop.
" Avec l'insomnie, plus rien n'est réel. Tout devient lointain. Tout est une copie, d'une copie, d'une copie. " - Fight Club, David Fincher.
Point de vue de Álvaro.
Quel con, mais quel con.
Dans une colère incontrôlable, j'envoie valser l'intégralité du contenu de la table basse d'un vif coup de pied. La mâchoire crispée, le poing serré, je m'insulte intérieurement des pires injures. Comment ai-je pu être aussi faible ? Le sevrage est visiblement beaucoup trop envahissant pour que je puisse résister à la tentation. Même si le fait d'avoir retrouvé Sergio m'a fait un bien fou, cela m'a également administré une baffe monumentale. Un paradoxe que j'ai bien du mal à interpréter.
Si seulement il ne m'avait pas parlé de mon père, de l'alcool et de sa future progéniture. Pourquoi a-t-il fallu que j'évoque ma mère face à mon élève ? Tous ces éléments ont fait accroître la tentation en moi. J'ai opté pour la facilité, celle qui consiste à choisir le whisky, à défaut de me contenter d'un soda.
Foutu pour foutu.
Je me rue en direction des étagères de la cuisine, ne tardant pas à les ouvrir une à une à la recherche de mon médicament favori. Sous l'impatience, j'envoie valser les tasses, les flûtes et les assiettes, de ma main tremblante. La bouteille me saute enfin aux yeux comme si elle était éclairée par le Saint-Esprit, tandis que je ne perds pas une seule seconde pour l'attraper. Le bouchon en liège frappe le parquet, j'apporte le goulot à mes lèvres et je me délecte. Les gorgées brûlantes s'enchaînent dans ma gorge pendant que je ferme les yeux sous la douleur et la satisfaction.
***
Trois jours sont passés depuis ma rechute. Soixante-douze heures que chaque soir, je campe dans mon canapé, aux bras de mon Jack Daniel's Single Barrel. Les nuits que je passe sont moins solitaires et pourtant, j'ai tendance à croire qu'il vaut parfois mieux être seul que mal accompagné. J'ai beau parfaitement connaître ce fichu dicton, je m'obstine à le contredire.
Le cours que je suis présentement en train de donner est une véritable catastrophe. Je bafouille, baille et cherche mes mots, face à des élèves interloqués. Je les imite en surveillant la pendule toutes les cinq minutes, maudissant cette fichue aiguille de ne pas tourner suffisamment vite.
— Bon, je propose qu'on comble la fin de ce cours différemment. Mettez vous chacun avec votre duo et planifiez ensemble l'élaboration de votre futur court-métrage.
Dans un chahut insupportable, les étudiants se ruent les uns vers les autres. Les pieds de chaise grincent dans un bruit insoutenable en accentuant ma gueule de bois. J'effectue des points de pression aléatoires sur mon front, comme si cela allait changer la donne.
— Et en silence, par pitié, soufflé-je.
À cet instant précis, j'ai le sentiment de ressembler à ces vieux professeurs grincheux et barbants. Je me déçois moi-même, jamais je n'ai été un aussi mauvais enseignant.
Mes fesses se plaquent contre la chaise et j'accompagne ce mouvement d'un long soupir. Je suis épuisé et je suis même prêt à parier que cela doit aisément se lire sur mon visage. Dans le but de faire passer les dernières minutes restantes, je griffonne sur une feuille quelques idées vagues et certaines notes hasardeuses. Aujourd'hui, je n'ai ni le temps ni même l'envie d'analyser mes élèves, comme je le fais habituellement. Je préfère jouer le professeur lambda, celui qui se fiche de son oratoire et qui se contente d'assurer un cours, sans se poser de questions. Cependant, je m'efforce d'espérer que ce n'est que temporaire.
— Déposez vos plans avant de sortir s'il vous plaît ! J'étudierai chacun d'eux pour vous noter mes impressions et vous donner mon feu vert.
Ils ne m'écoutent qu'à moitié. Mes étudiants s'échappent en déposant leurs feuilles sur le bord de mon bureau en m'envoyant quelques salutations polies à la volée. Je ne réponds que d'un hochement de tête sec et froid avant de poser mon entière attention sur leurs fameuses copies que je tente de mettre en ordre.
— Excusez-moi, je n'ai pas très bien saisi le sens de la dernière question. Doit-on vous donner le dénouement de notre intrigue ?
Je relève doucement le visage vers la voix féminine qui m'interpelle. Les yeux perçants de la jolie brune se figent immédiatement dans les miens, à la manière d'aimants inséparables. J'ai du mal à distinguer la véritable teinte de ses iris. Marron clair ou vert foncé ? C'est bien trop subtil pour être défini d'une simple couleur.
L'intéressée se penche vers moi en désignant la fâcheuse question de son doigt fin et impeccablement manucuré. Malgré elle, sa posture m'offre une vue imprenable sur son décolleté échancré. Je prends une grande inspiration, dans le but de contrôler mes yeux baladeurs et mon impatience.
— Tes camarades ont parfaitement su répondre Daria. Fais en sorte d'y réfléchir davantage.
Elle émet un rire étouffé par la surprise, visiblement, elle n'attendait pas une telle réponse de ma part. Nerveusement, la jeune femme entremêle ses doigts dans ses longs cheveux foncés, sans me lâcher du regard.
— L'agréable Álvaro que j'ai croisé au bar est bien différent de cet Álvaro d'aujourd'hui à ce que je vois, ironise-t-elle dans un rictus.
— Monsieur Delgado, corrigé-je sèchement.
Le silence s'empare de la situation et cette fois-ci, les yeux de Daria me foudroient. Ma manière d'agir lui déplaît, je le perçois à sa mine déçue. Dans un geste brusque, elle dépose sa copie sur mon bureau, faisant vaciller le pot à crayons.
— Très bien, passez une bonne journée, Monsieur Delgado, lance-t-elle en insistant sur mon nom de famille.
J'y suis sûrement allé un peu fort. Il est tout à fait exclu que je me mette cette élève à dos, je ne peux pas. Même si je la juge coupable de m'avoir autant fait parler, je dois bien admettre que j'ai passé un agréable moment à ses côtés. Ma mauvaise foi ne me mènera nulle part, si ce n'est dans le mur.
— Attends Daria, excuse-moi, je suis un peu fatigué, soupiré-je. Dis-moi, que veux-tu savoir ?
— Comme je viens de vous le dire, doit-on vous donner le dénouement de l'intrigue ? répète-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Pas nécessairement. D'ailleurs, je préfère ne pas le connaître. Alors, surprenez-moi.
— Parfait, c'est tout ce que je voulais savoir.
Nous nous échangeons enfin notre premier sourire de la journée. Il est fébrile et léger. De mes yeux attentifs, j'observe la ravissante fugitive se rendre en direction de la porte. Sa démarche langoureuse fait plisser son chemisier ivoire contre sa vertigineuse chute de reins. Je dois admettre que la vue qu'elle m'offre n'est absolument pas désagréable, bien au contraire.
— Juste une chose, soufflé-je.
Au rythme d'une allure nonchalante, je la rejoins sur le seuil. Son regard malicieux se plante automatiquement dans le mien. Daria est joueuse, je le ressens parfaitement. Je me reconnais tout à fait dans cette façon qu'elle a de paraître désintéressée et faussement assurée.
— Il est très difficile de me surprendre, sois consciente de ça. En règle générale, c'est moi qui fais les surprises. Alors, si ton but est de créer un dénouement inattendu, je te souhaite bien du courage. Je risque de deviner la fin dès le départ.
— Je prends le pari que ce sera le contraire.
Dans le but de sceller un pacte, nous nous serrons doucement la main. Je lui envoie un large sourire, tandis qu'elle ne tarde pas à me répondre de la même manière. J'ai bien l'intention de m'amuser un peu avec ses nerfs et de voir jusqu'où elle est capable d'aller dans l'unique but de m'impressionner.
*
Avachi dans mon canapé, je fige mon entière attention sur la télévision face à moi. Pour ma plus grande joie, la chaîne nationale diffuse Roméo + Juliette. Ce soir, je ne boude pas mon plaisir face à ce film, malgré mes nombreux visionnages effectués à son égard. Sans scrupule, je ponctue les grandes tirades de DiCaprio de gigantesques gorgées d'eau-de-vie.
Mon téléphone se met à sonner, déclarant la fin de cet instant de répit, pourtant bien mérité. J'attrape le fauteur de troubles à la hâte avant de lever les yeux vers le plafond face au nom du contact affiché sur l'écran.
— Allô ?
— Arrête de boire Álvaro.
Hein ?
Dans un bond, je me redresse, cherchant du regard d'éventuelles caméras planquées dans les recoins de mon salon. Je déglutis, sans comprendre l'aplomb de mon interlocutrice.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je t'ai croisé aujourd'hui. Je suis prête à parier mon salaire que tu as replongé !
— Tu m'as croisé où ? Et qu'est-ce qui te fait penser que j'ai replongé ?
— À ton avis ? Ne me prends pas pour une idiote. Tes cernes parlent pour toi, tu sais.
Ma mâchoire se crispe. J'ai horreur d'être pris la main dans le sac. Au pied du mur, je décide malgré tout d'avouer mes fautes. À quoi bon nier ? Je suis démasqué désormais.
— Bon, ça va. Je prends juste un verre de temps en temps, rien de méchant, je t'assure.
— Mais merde alors, je te faisais confiance ! Arrête ça immédiatement, tu veux ? C'est hors de question que je te récupère à la petite cuillère une nouvelle fois. Ça t'a pas suffi ? Je ne serais pas toujours là Álva !
— Calme toi, s'il te plaît et ne commence pas à hurler.
— Promets-moi que tu vas cesser tout ça ?
— Je te le jure !
Moi-même, j'ai bien du mal à me convaincre de cette promesse en l'air. L'appel du whisky est trop fort, omniprésent et indélébile. C'est un combat acharné que de vouloir éliminer une tentation aussi increvable. Cette fichue mauvaise herbe, je l'arrose tous les jours de mes gorgées d'alcool malté.
— Ne me déçois pas Álvaro.
— Rassure-toi, ce n'est pas dans mes plans, soupiré-je.
— Je suis sérieuse. Le cas de papa aurait dû te servir de leçon déjà. Je ne veux pas me farcir un deuxième ivrogne dans la famille, surtout pas.
— Ouais, tu me l'as déjà dit tout ça. Est-ce que je peux passer une soirée tranquille sans recevoir un énième sermon de ta part ?
Il faut toujours qu'elle évoque notre père. Comme si imposer son image dans mon esprit finirait par provoquer chez moi un tant soit peu de dégoût. C'est le cas, mais c'est la mauvaise manière d'agir. Je me braque sans arrêt dès la simple évocation de son existence.
— Tu as besoin de mes coups de pied au cul et tu le sais. Sans ça, tu serais encore je ne sais où, dans une sacrée merde. D'ailleurs, il faut qu'on se voie, seul à seul, histoire qu'on discute de tout ça. Chez toi ou chez moi, peu importe.
— Très peu pour moi. On en a déjà discuté plusieurs fois, tu sais tout. Te croiser en coup de vent me suffit amplement, sache-le bien.
— Petit con.
Nous nous mettons à rire à l'unisson, comme au bon vieux temps. Celui qui me rend nostalgique et mélancolique.
— Je t'aime aussi et je te souhaite une agréable soirée. Ton coup de fil à enjolivé la mienne en tout cas, lâché-je dans une ironie.
— C'est ça, bonsoir Álvaro. Ah et réponds à mes mails au moins, non ?
— À la prochaine !
Je mets fin à notre discussion sans prêter attention à mon interlocutrice qui continue ses bavardages à l'autre bout du téléphone. Cette dernière finira par me rendre dingue un de ces quatre. Elle est tenace et vigoureusement obstinée dans tous les domaines possibles. Jamais elle ne lâchera, tel un véritable chien hargneux accroché à son os à moelle.
Assis à mon bureau rustique, devant l'écran de mon ordinateur, je fais défiler le nombre incalculable de mails envoyés par ma sœur. Ils se ressemblent tous et certains m'excèdent fermement. Pourquoi faut-il toujours qu'elle mette son nez dans mes affaires ?
Alors que je suis occupé à supprimer l'intégralité de ma messagerie, une alerte m'informe de l'arrivée d'un nouveau mail. Je m'empresse de l'ouvrir, tandis qu'un sourire mi-agacé, mi-amusé se dessine sur mes lèvres.
" Álva,
Ci-joint, tu trouveras un article sur les dangers de l'alcool et ses impacts sur la santé. Je compte bien t'en envoyer un tous les jours, histoire que tu te rendes compte du mal que ça peut te faire. (En espérant que je n'atterrisse pas dans tes spams).
Je suis sérieuse quand je te dis que je veux te voir seul à seul. C'est important et tu le sais. J'estime que je mérite d'en savoir plus, non ? Tu es si borné et con, quand tu t'y mets. Je ne te demande pas grand chose à ce que je sache. Tu oublies vite tes promesses. Il va falloir remédier à tout ça, je te fais confiance.
Ta sœur.
(Tu sais, celle qui a sorti ton petit cul de la merde. Celle qui pense à toi, qui t'aime et qui s'inquiète. Ne l'oublie pas.) "
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