Chapitre 5. Les fugitives.

" Tu ne connais pas le sens de la perte, parce qu'on ne peut le comprendre que lorsqu'on aime quelqu'un plus que soi-même. " - Will Hunting, Gus Van Sant.


Point de vue d'Álvaro.


Mes doigts farfouillent dans ma collection de vinyles à la quête du fameux Saint Graal. L'unique mélodie qui accompagne mon âme solitaire dans d'éternelles valses enivrantes. Celle qui n'a de cesse de me bercer sans aucune lassitude. Dieu seul sait à quel point j'ai usé le disque de mes nombreuses écoutes. L'album Otis Blue de Otis Redding. L'immortelle bande-sonore de ma vie laissée en ultime héritage par ma défunte mère. La musique s'enclenche dans un délicieux crépitement avant de s'émaner des hauts parleurs, pour le plus grand plaisir de mes oreilles mélomanes.

La soif me gagne et la tentation ne cesse d'accroître. L'appel du whisky retentit en moi comme une alarme stridente que j'ai bien du mal à mettre en sourdine. Les tremblements habituels se manifestent dans ma main droite. Je lutte contre le fidèle compagnon de mes angoisses nocturnes depuis des mois entiers. Cependant, ce dernier continue d'imposer sa présence dans mon esprit, malgré mes réprimandes. Ma motivation me guide et pourtant, à cet instant précis, l'hésitation s'empare de moi.

Résiste, ça passera. Ça passe toujours.

Subitement, trois coups de sonnette retentissent dans mon appartement, venant signaler la fin de ce combat. Sans connaître l'identité de la personne qui se trouve derrière la porte, je m'avance vers cette dernière.

- Sergio ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Je te croyais à Madrid, m'exclamé-je dans une bonne humeur frappante.

- Nous sommes venus voir de la famille avec Esperanza, je me suis donc dit que ce serait génial si je passais faire une surprise à mon grand copain Álvaro, m'explique-t-il sur un ton ravi.

Nous nous enlaçons durant de longues secondes avant que je ne le laisse entrer. La joie se lit aisément sur ma mine enjouée. Manifestement, le grand brun partage la même sensation puisqu'un sourire communicatif persiste sur ses lèvres. Sa présence m'administre une piqûre de souvenirs qui tombe à pic.

- Comment as-tu eu mon adresse ?

- J'ai mis ta sœur dans la confidence. D'ailleurs, ça marche bien pour elle, vous vous voyez toujours autant ?

- Nous nous sommes croisés en coup de vent dernièrement, balbutié-je.

Ma sœur aînée, celle qui a fuit le bateau familial en plein naufrage pour s'engager dans une fuite traîtresse. Paraît-il qu'elle n'a jamais supporté le changement d'attitude de mon patriarche suite à la mort de ma mère. Moi non plus et pourtant, je suis resté jusqu'à mes dix-huit ans. Alors que je repose mon attention sur Sergio, je surprends ses grands yeux noisette analyser l'intégralité de mon salon.

- Je t'offre quelque chose à boire ? proposé-je pour changer de sujet.

- À vrai dire, je pensais que nous irions dans un bar, histoire que je puisse découvrir les comptoirs de Séville par la même occasion.

- Oui, bien sûr, bonne idée ! Je connais un endroit qui pourrait te plaire, conseillé-je en plissant les yeux.

*

Il est vingt-deux heures lorsque nous arrivons aux abords du bar Antojo après quelques minutes de marche. Le chahut des rires et des verres qui trinquent nous informent immédiatement que le lieu est bondé. Rien d'étonnant, la superbe façade jaune sublimée d'ardoise a le don d'attirer les touristes curieux. Nous tentons tant bien que mal de nous frayer un chemin jusqu'à la petite table en bois vers laquelle je me dirige systématiquement lors de mes venues. Elle est isolée, perdue entre d'immenses fleurs tropicales qui jonchent les murs. L'établissement est rustique et moderne ; tout ce qu'il faut pour me détendre et m'inspirer.

- Je vais prendre un mojito s'il vous plaît, exige Sergio au serveur planté devant nous.

- Un coca-cola pour ma part, ce sera très bien.

Le garçon de café gribouille nos exigences sur un bout de papier et ne tarde pas à rejoindre le comptoir d'un pas lourd. Mon ami d'enfance scrute les alentours puis approche son visage du mien, s'assurant de ne pas être entendu

- Tu as enfin cessé de boire ? Ce n'est pas trop délicat ? s'inquiète-t-il dans un chuchotement.

Il grimace, visiblement soucieux de mon état de santé. L'alcool a guidé mes journées durant de nombreuses années avant que je ne prenne la décision de changer cette vilaine habitude, il y a quelques mois de cela. Être l'enfant d'un ivrogne et souffrir de ses vices ne m'a pas empêché de sombrer dans cette déviance. Une coïncidence paradoxale dont je me serais pourtant bien passée.

- Ma foi, ce n'est pas évident tous les jours, comme tu peux l'imaginer, mais avec un peu d'efforts j'y arrive, assuré-je en soulevant les épaules.

Nous remercions en chœur le serveur lorsqu'il dépose nos consommations face à nous. Je ne tarde pas à porter le verre à mes lèvres dans le but d'étancher ma soif et une féroce envie de sucre.

- Tiens bon, je suis certain que cette putain d'addiction finira par te foutre la paix, me rassure-t-il. Alors, dis-moi tout. La nouvelle vie que tu as choisie, ça donne quoi ? Tu ne peux pas savoir à quel point, je suis rassuré de te voir enfin remonter la pente.

- Ça se passe plutôt bien et c'est surtout réellement enrichissant. J'avais besoin de ça, affirmé-je d'un hochement de tête. Et toi, comment vas-tu ? Tu n'es pas venu avec Esperanza ? Moi qui pensais qu'il était impossible de vous voir l'un sans l'autre.

Sergio arbore un sourire en coin. Il me cache quelque chose, je le vois à ses yeux espiègles. Je l'interroge alors du regard. Dans un élan de motivation, il frappe sur la table, faisant trembler nos verres et la coupelle de biscuits apéritifs qui n'en demandaient pas tant.

- Je vais être papa figure-toi ! Voilà pourquoi nous sommes à Séville. Esperanza voulait annoncer la nouvelle à sa famille, s'écrit-il avec un soupçon de larmes aux yeux.

- Irène et maintenant Esperanza ! Décidément, je vais finir par croire que toutes les Madrilènes décident de tomber enceinte en même temps ! plaisanté-je. Félicitations mon pote, je suis très heureux pour vous.

- Oublie cette garce d'Irène ! Qu'elle reste avec son abruti qui lui sert de porte-monnaie, ironise-t-il en prenant ma défense. Je suis tellement comblé, tu ne peux pas imaginer à quel point.

Nous nous mettons à rire en cadence. Le bouclé m'explique qu'il s'agit d'un garçon, qu'ils ont également pensé au prénom, à la couleur de sa chambre et sa future peluche. Un sourire se plaque sur mes lèvres à l'entendre, mais je ne l'écoute plus. Cette nouvelle me fait l'effet d'une douche glaciale. Je suis encore resté sur l'idée qu'Irène puisse avoir une progéniture avec un autre, après avoir pourtant refusé de m'offrir ce joyau. Cela me tord les tripes et martèle mon âme déjà suffisamment fragile. Sergio est rayonnant et malgré lui, il me renvoie mon passé tumultueux en plein visage. Ce qu'il vit, je l'ai frôlé du bout des doigts.

- Tu as des nouvelles de ton père ? demande-t-il en manquant de me faire cracher mon soda.

- Non, aucune et c'est très bien comme ça.

- Je le croise souvent au fameux troquet du centre-ville. Il me réclame constamment de tes nouvelles. Ce serait plutôt une bonne chose que tu le vois, non ? Vous avez très certainement des tas de choses à vous dire, propose-t-il en tentant visiblement une approche.

- Je viens de te dire que non, répliqué-je sèchement. D'ailleurs, à l'avenir, j'aimerai que tu ne lui parles plus de moi.

- Ok, ne t'inquiète pas Álva, obtempère Segio. Je ne lui dirai plus rien, je te le promets. Je voulais simplement voir comment tu visualisais la situation.

Je le remercie d'un hochement de tête avant de touiller nerveusement dans mon coca-cola. La simple idée de me remettre en esprit le faciès de mon père me rend nerveux. Je réfute son image d'une vive inspiration. Il y a bien longtemps que j'évite d'évoquer son existence. Il en est de mon bien-être psychologique.

- Tu te souviens, lorsque tu fuguais de chez toi ? Mes parents t'accueillaient toujours. Ma mère te faisait sans arrêt ce gâteau immonde en pensant te redonner le moral, se remémore-t-il dans un léger rire.

- Bien sûr que je me souviens. Ton père n'arrêtait pas de lui dire que c'était immangeable, mais elle continuait de le faire pour moi. Elle pensait que je trouvais ça à mon goût, étant donné que je ne disais jamais rien, continué-je dans un élan de nostalgie.

- Ma mère est impayable.

- Ta mère est une sainte, rectifié-je.

Alma, douce Alma.

Cette charmante femme à la crinière flamboyante a toujours mis un point d'honneur à m'aimer comme un fils. Elle en avait fait la promesse à ma mère, avant son voyage éternel. Une nouvelle fois, mon esprit s'adonne à d'innombrables rêveries mélancoliques. Je fixe mon verre, les souvenirs en tête et la vague à l'âme. Pourtant, je remarque du coin de l'œil Sergio s'agiter face à son téléphone.

- Quelque chose ne va pas ?

- Si, tout va bien. C'est seulement Esperanza. Elle a besoin de moi, soupire-t-il en se levant de sa chaise.

- Tu t'en va alors ? demandé-je avec une once de déception dans la voix.

- Les envies de femmes enceintes, tu comprends ?

Non, je ne comprends pas.

- Je vois, bon courage, lancé-je avec un regard taquin. Embrasse-la et félicite-la de ma part surtout. Je suis ravi pour vous, vous méritez d'être heureux.

- Merci Álva, je ne manquerai pas de lui dire. On essaye de se revoir avant notre départ ?

- Évidemment.

Je me lève de ma chaise pour lui offrir une accolade fraternelle. Nous nous serrons dans les bras, comme s'il s'agissait de l'ultime fois. Sergio me glisse quelques encouragements au creux de l'oreille avant de frapper vigoureusement mon dos de sa main robuste. Il quitte ensuite l'établissement, me laissant seul face à ce soda dont les glaçons n'ont pas encore fondu.

Isolé des autres clients, je fais voyager mes yeux sur l'entièreté du bar, analysant les fêtards présents. Les ivrognes se lancent dans des débats de comptoir, les gourmands grignotent quelques tapas à la hâte et les romantiques tentent de conclure dans l'obscurité. Un tableau de noctambules divers et variés se dresse face à moi. Pourtant, une silhouette solitaire me saute aux yeux en un éclair. Mon cerveau fait un arrêt sur image pendant que mon regard effectue un zoom optique vers cette vision figée. L'abandonnée tente tant bien que mal de camoufler sa mine abattue à l'aide de ses longs cheveux bruns. Elle fige le bois de sa table, ne prêtant aucune attention aux individus qui l'entourent.

Sans réfléchir, je bondis. J'avance à pas de loup pour la surprendre. Au fur et à mesure de ma progression, un sourire se dessine sur la commissure de mes lèvres. Cependant, malgré ma tentative de discrétion, elle lève son minois vers moi. Ses yeux s'écarquillent pendant que j'atteins sa table. Elle marmonne des balbutiements d'interrogation, visiblement bien surprise de me trouver ici.

- Vous êtes une fugitive dont on retrouve très facilement la trace mademoiselle Flores.

Ma voix est suave alors que j'improvise un vouvoiement ironique. J'analyse les alentours, bien étonné de ne pas la trouver avec son acolyte de toujours. Daria fait danser ses pupilles sur l'entièreté de mon visage en adoptant une attitude que je devine faussement assurée.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top