Chapitre 3. Fuir.

  "Dans la vie, pour attirer la réussite, on doit commencer par donner l'impression de réussir" - American Beauty, Sam Mendes.


Point de vue de Daria.

Le vacarme assourdissant d'une alarme stridente ne tarde pas à me tirer des bras de Morphée. Fichu réveil. Ma main encore alourdie s'efforce d'attraper mon téléphone criard pour mettre fin à tout ce raffut. La luminosité de l'écran m'aveugle durant de longues secondes tandis que je grogne un peu. Je négocie avec moi-même pour retarder un peu le réveil, mais ma raison l'emporte. Je jette mon téléphone comme un malpropre à l'autre bout du lit avant de me lever, enfin.

Une fois sous la douche, j'en profite pour faire le point, comme à chaque fois que je me retrouve entre ces murs étroits. L'eau brûlante dégouline sur toute l'entièreté de mon corps endormi pendant que mon regard fixe les gouttelettes qui ruissellent sur la porte coulissante. Trois jours se sont passés depuis notre premier cours sur l'histoire du cinéma. Les journées s'enchaînent et se ressemblent toutes, comme une mélodie en boucle. Malgré ma haine viscérale pour la routine, je dois avouer que ce petit train-train me permet de souffler un peu.

— Quelle chaleur là-dedans ... Daria sors de là, tu vas finir par fondre ! s'écrit Camila de l'autre côté de la porte de douche.

— Une minute !

À travers la vite embuée, j'aperçois la silhouette floutée de ma colocataire qui s'agite à vitesse grand V, visiblement dans une forme olympique. Je ne tarde donc pas à sortir de cet espace exigu pour me placer face au miroir perché au-dessus du lavabo. Je suis restée si longtemps sous l'eau chaude que mon corps est intégralement teinté de plaques rougeâtres, ce qui me fait grimacer.

Camila enclenche un fond musical funky pendant que nous entamons nos éternels préparatifs routiniers dans une bonne humeur aussi agréable qu'un bon film de Spielberg.

*

Les chaises grincent, les murmures s'estompent et le professeur patiente ; le cours débute. Le regard du fameux Álvaro vagabonde sur nos mines d'étudiants curieux. Il relève ensuite doucement la manche de sa veste de costume noire pour apercevoir l'heure qu'indique sa montre. Il nous offre son deuxième cours, visiblement sur la même lancée que le premier.

— Bon, j'ai bien lu toutes vos rédactions. Ma foi, elles étaient plutôt intéressantes, alors comme tout travail mérite salaire ...

Quel suspense.

Il avance vers le premier rang armé d'une pile de copies dans ses deux mains viriles. Visiblement, il a bien étudié notre trombinoscope puisqu'il n'a aucunement besoin de faire l'appel pour déposer une copie à son bon propriétaire.

— J'ai noté vos écrits pour rattraper mon retard de notation. Rassurez-vous immédiatement, l'ensemble est très bon.

J'envoie une mine rassurée en direction que Camila, assise au premier rang. Visiblement, cette dernière a décidé de jouer les lèche-bottes avec Monsieur grand brun ténébreux. D'ailleurs, c'est bien l'unique cours où toutes les demoiselles de la classe font un silence religieux, alors il peut s'estimer heureux.

Mes yeux se figent sur le professeur bien concentré dans sa distribution. J'observe les mimiques de son visage et ses lèvres qui dansent lorsqu'il murmure les noms des élèves. Son allure est férocement élégante, j'ai même l'intime impression qu'il contrôle le moindre de ses faits et gestes pour paraître si parfait.

— Daria Flores ...

Son ton de voix est presque susurré lorsqu'il s'adresse à moi en déposant ma copie bien à plat sur ma table. Mes doigts viennent délicatement frôler les siens pendant que j'attrape ma rédaction. Je surprends un sourire se dessiner sur le coin de ses lèvres avant qu'il ne me tourne le dos. Son mouvement nonchalant m'envoie le vent de son délicat parfum qui ne tarde pas à gagner mes narines. C'est à la fois boisé, épicé et sucré. Malgré moi, mes joues se réchauffent doucement. Un petit paragraphe manuscrit rouge présent sur ma feuille alerte immédiatement mon attention.

" Quelle plume excellente et pertinente. Superbe analyse de ce chef-d'oeuvre, bien plus intéressante que ton intervention orale. Au plaisir de te lire de nouveau sur différents films. Dix-neuf sur vingt (la perfection n'existe guère, n'est-ce pas ?) "

Sans que je ne commande quoi que ce soit à mon cerveau, je me mets à sourire comme une enfant satisfaite à qui on aurait donné une sucrerie. C'est bien l'unique fois qu'un professionnel me félicite de la sorte et je ressens une réelle fierté prendre possession de moi. Je relève mon visage vers mes camarades, visiblement ils sont aussi ravis que moi.

Álvaro, laissez-moi vous dire que vous remontez dans mon estime.

Le vidéo projecteur se met en marche et les lumières s'éteignent. Un film dont j'ignore l'existence se dresse sous nos yeux pendant que Monsieur Delgado commente l'intégralité des scènes projetées. Je me perds un peu dans son charabia, mais je rédige minutieusement ses remarques dans mon carnet usé. Je me surprends moi-même à être aussi appliquée dans cette matière qui ne m'inspirait pas réellement confiance avant aujourd'hui. Il faut croire que les choses évoluent plutôt rapidement.

Mon téléphone se met à vibrer dans la poche de mon pantalon. Ma curiosité l'emporte alors sur mon application puisque je décide d'y jeter un coup d'œil sous la table. La lumière tamisée m'aide à rester discrète, tandis que je m'assure que le professeur soit bien trop occupé pour me surprendre.

" Daria, reviens à la maison ... "

Ce message vient de mon père. Je souris, attendrie par ce message qui me réchauffe le cœur. Mes doigts pianotent à vive allure faisant claquer mes ongles manucurés contre l'écran.

" Vous me manquez aussi papa. Je te promets que je viendrais lors des prochaines vacances, j'ai hâte. "

Ma famille me manque et cet échange de messages me fait l'effet d'une gigantesque gifle nostalgique. J'ai réclamé de nombreuses fois ce besoin d'indépendance et maintenant que je l'ai obtenu je me surprends à regretter cette époque bénie où je vivais encore dans ma chambre d'enfant. L'innocente et l'insouciante gamine que j'étais me parait être à des millénaires.

" Je suis sérieux chérie. C'est maman, elle rechute. "

Mon visage se crispe sur mon téléphone déposé sur mes genoux tremblants. Ce n'est plus une gifle, mais un coup de poignard. Je suffoque. Il faut que je sorte d'ici, j'ai besoin de prendre l'air. Je pense à ma mère, à ce pauvre petit bout de femme que j'imagine au bord du gouffre. Sans réfléchir, je rassemble mes affaires avant de me lever de ma chaise en manquant de vaciller. Je suis aussi discrète et délicate qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Excuse-moi, mais si mon cours te déplaît il te suffit simplement de le dire, pas besoin de t'échapper comme ça, intervient ironiquement mon professeur.

— Il faut que je sorte. J'ai un problème familial, bégayé-je.

Le silence s'installe et je prends cela pour une approbation. Je me dirige alors rapidement vers la sortie en affrontant les regards interloqués de mes camarades.

Bon sang ce que je déteste me faire remarquer de la sorte.

— Non mais attend, il ne me semble pas t'avoir donné l'autorisation de sortir. Alors tu retournes à ta place et tu attends sagement la fin du cours. Les problèmes personnels et familiaux restent à la porte.

Je sers le poing. Il est en train de jouer avec mes nerfs et ce n'est clairement pas le moment propice pour ça. Je pivote pour lui faire face tandis qu'il s'approche de moi, les bras croisés contre la poitrine. Il arbore un air bien trop sérieux à mon goût. Son regard se fige dans le mien pendant que je lutte pour ne pas éclater en sanglots.

— Les problèmes restent à la porte ? répété-je en fronçant le regard.

— Parfaitement, répond-il d'un ton ferme dans lequel je perçois une once d'arrogance.

— Pour quelqu'un qui n'a pas pu assurer ses cours en début d'année pour raisons personnelles je trouve ça un peu gonflé, voyez-vous.

Il ouvre la bouche, laissant s'y échapper un léger rire surprit. Ma poitrine se soulève et se rabaisse sous le rythme de ma respiration saccadée pendant que je négocie du regard avec le professeur. Visiblement, il ne s'attendait pas à une telle repartie de ma part et étrangement je ne ressens aucune culpabilité. J'en oublie même que la totalité de mes camarades sont devenus les spectateurs de cette comédie ridicule.

Si seulement il m'avait laissé filer.

Après de longues secondes de silence, je décide enfin de quitter la salle de classe sans attendre une quelconque autorisation. J'ignore où je veux aller cependant mes jambes se dirigent à vive allure vers la sortie de l'école. De l'air, il me faut de l'air. Mon rythme cardiaque se déchaîne comme un fou et mes larmes menacent de faire leur apparition d'un moment à l'autre.

L'air extérieur me sauve enfin, comme si je venais d'enfiler un masque à oxygène. Je reste immobile quelques secondes, le temps d'apprécier le vent qui fait virevolter mes cheveux et qui caresse mes joues. J'inspire et j'expire comme si ma vie en dépendait. Je repère un banc isolé sur le côté de l'établissement avant de m'y rendre à la hâte.

Mes fesses se plaquent contre le marbre pendant que je respire bruyamment. J'entame un combat acharné contre cette folle envie de pleurer qui fait frétiller mon menton. Je fixe les arbres qui dansent au gré du vent en me mordant la lèvre inférieure pour contrôler mes émotions. Alors que je commence doucement à me calmer, des pas rapides se font entendre dans mon dos. Je frémis en priant intérieurement pour que l'individu en question ne vienne pas m'aborder.

— Tiens, tiens. Tu es donc là jeune fugitive.

Bon sang, il revient à la charge pile au moment où je combats d'éventuelles larmes. Visiblement il n'a pas dit son dernier mot concernant notre petite altercation. Pour quelqu'un qui commençait pourtant à remonter dans mon estime, le voilà désormais qui y fait une chute libre. Sans que je ne l'autorise à me rejoindre, le fameux Álvaro décide de s'asseoir à mes côtés.

— Parlons d'égal à égal. Oublions que je suis ton professeur et toi mon élève. Que se passe-t-il ?

Qu'a-t-il fait de mes camarades ? N'a-t-il pas autre chose à faire que venir m'emmerder ?

Je décide d'affronter ses yeux à travers mes mèches de cheveux qui se dressent devant mon regard noir. Mes doigts se mettent à jouer nerveusement avec les bracelets argentés qui enlacent mon poignet.

— Que je vous parle d'égal à égal, hein ?

— Tout à fait, affirme-t-il avec un hochement de tête.

— Alors fichez-moi la paix ! J'ai besoin d'être seule.

Il se racle la gorge avant de se lever du banc. Je le suis du regard et intérieurement je suis bien rassurée qu'il décide de coopérer. Il soulève ses épaules avant de lisser ses vêtements sur lui-même.

— Très bien Daria, je te laisse tranquille dans ce cas. Si jamais tu as besoin, n'hésite pas à m'en parler, sauf si bien sûr tu préfères discuter avec un autre de tes professeurs. Cependant saches que nous sommes aussi là pour ça, d'autant plus si tes problèmes impactent ton attention en cours.

Je perçois dans le ton de sa voix une forme de contrariété. Je lui envoie alors un hochement de tête en le remerciant du regard. Il me quitte, les yeux rivés sur ses chaussures, l'air frustré.

Je soupire, soulagée d'être enfin seule. Je ravale mes larmes dans ma gorge nouée. Il est tout à fait exclu que mon visage soit bouffi par le chagrin. Mon esprit s'encombre d'une immensité de doutes. Que dois-je faire ? Rester ici pour vivre mon rêve ou bien rentrer pour être auprès de ma pauvre mère ? J'ai déjà le tournis à l'idée de devoir répondre à un tel dilemme. Pourtant il le faut.

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