Chapitre 8 - Mon talon d'Achille -
[Chapitre Florie]
Ce petit con disait vrai. Ou tout au moins, Google confirme son historiette à deux balles : le doyen vient de se remarier. Si la porte de ma chambre n'était pas si proche de mon lit, j'aurais déjà balancé mon portable à travers la pièce.
Mais ce type n'en vaut pas la peine. Je renonce à enfiler mes tennis et quitte pieds nus ce placard qui s'obstine à me refuser le sommeil.
La vérité, c'est que je suis vexée. Quand je lui ai demandé à qui faisait référence Jacky en parlant de la dernière fille qu'il avait trimballée dans ce bouge, je m'attendais à tout. Ou plutôt à n'importe qui. Mais pas à sa nouvelle belle-mère plus rebootée que toute la bibliothèque Marvel. Encore que. Pourquoi pas dans une relation pseudo incestueuse. En revanche, je n'avais pas vu venir le coup du mec qui, tout en soutenant à 100 % sa mère trompée, faisait l'effort de socialiser avec sa marâtre écervelée. Un dîner après un cours de Pilates, lorsque le doyen n'est pas là pour la sortir. Quel sens de l'abnégation. Qui accepterait ça, sérieux ? Ce type est bien trop parfait pour être honnête.
Mais dans mon envie de le coincer, c'est moi qui suis passée pour une emmerdeuse, avant de me barrer au prétexte d'une excuse bidon. Si seulement j'avais bu autre chose qu'un soft, j'aurais été moins chiante. Je me suis piégée toute seule, en suggérant que je ne pouvais pas picoler. Depuis quand se prétendre addict fait de moi une fille cool ? Et depuis quand je veux avoir l'air cool, d'ailleurs ? C'est officiel, je le déteste, et j'ai besoin d'une bière avant que le soleil se lève et que j'aille honorer ma promesse auprès de Marbelle.
Sur ce campus comme n'importe quel autre, l'alcool n'est jamais loin. En ouvrant la porte extérieure de notre bâtiment, je pressens que la soirée mexicaine de la résidence d'en face ne me décevra pas. Je m'avance pieds nus sur la pelouse si fraîchement coupée que je sais maintenant où passent mes frais de scolarité. Lorsque j'arrive à la conclusion qu'il y a sans doute ici plus de jardiniers que de profs, mon talon gauche oublie l'herbe sèche pour m'offrir une sensation bien plus champêtre. Visqueuse. Gluante. Faites que ce soit une limace... Mais tout comme mon portable m'échappe des mains pour s'écraser à côté du cadavre, le couperet tombe. Sous l'effet de la surprise, voilà que je me mets à parler toute seule.
— Ahh ! Punaise ! Un crapaud !
Dans une danse de la pluie des plus convaincantes, je frotte résolument mon pied sur l'herbe, lorsqu'une voix désormais bien connue me lance d'un ton théâtral :
— Achille, c'est toi !? Par pitié, Achille, dis quelque chose, réponds-moi !
Ethan. Dommage que je n'aie pas déjà récupéré ma bière, je lui aurais balancé à la tête. Consignée ou non.
— On peut savoir ce que tu fous là ? Pourquoi j'ai l'impression que tu es toujours aux premières loges quand il s'agit de me voir me ridiculiser ?
Un peu plus et sa fossette brillerait dans la pénombre, quand il commence à se marrer.
— Faut dire que t'y mets un peu du tien, non ?
Pas faux. En revanche, il y a un truc qui ne colle pas.
— Comment tu sais qu'il s'appelle Achille, d'abord ?
— Tu me l'as dit tout à l'heure, non ?
— Du tout. Pas plus que je ne t'ai dit qu'il s'agissait d'un crapaud.
— Tu aurais lu l'histoire de cette illustre institution, tu saurais que ces nuisibles sont ici depuis des siècles. Un ancien marécage. Tu as statistiquement plus de chances de croiser des batraciens que des élèves, surtout en te promenant pieds nus au clair de lune. Tu ne croyais quand même pas que le Batafun sortait de nulle part, non ?
— Donc, tu connais Marbelle. On va gagner du temps et zapper le choix entre Action et Vérité. Ce sera Vérité : pourquoi as-tu accepté de m'accompagner à l'enterrement d'Achille, demain ? Si c'est pour faire de Marbelle ton souffre-douleur du jour, on va éviter, tu peux rester chez toi.
Au moins son petit sourire s'évanouit, lorsqu'il se raidit à cette évocation.
— Whaouh ! C'est assez impressionnant, en fait. Tu tiens vraiment à m'affubler de tous les attributs du gros con, c'est ça ?
— Peut-être. Mais donne-moi une seule bonne raison de penser que j'ai tort pour Marbelle.
— Vérité : quoi que je te dise, ça ne te conviendra pas. Donc on se voit demain, comme prévu, pour l'enfouissement d'Achille. Et n'aie crainte, ajoute-t-il en me tournant déjà le dos, ce n'est pas lui que tu viens d'écraser. On l'a ramassé tout à l'heure avec Marbelle. Vu l'heure à laquelle tu m'as planté, j'ai largement eu le temps d'y consacrer ma soirée. Et pour demain, si je peux me permettre une suggestion, évite de décommander simplement pour ne pas voir ma tronche. Pour je ne sais quelle raison, Marbelle veut absolument que tu sois là. Alors, à demain.
*
Bière mexicaine 1 — Jane 0.
À une heure avancée de la nuit, j'avais pourtant fait le pari qu'un débit strictement limité à une pinte par heure de sommeil perdu, me permettrait de rester au-dessus de la ligne de flottaison. J'aurais sans doute dû ajouter quelques nachos dans l'équation, puis multiplier le tout par la racine carrée de mon âge canonique, lui-même divisé par la distance entre les toilettes et mon placard. Mais ce matin, mon réveil n'est pas dupe et met autant d'enthousiasme dans son troisième rappel que la cloche de Notre-Dame le 24 août 44.
Quant au reflet sans pitié du miroir, ce n'est rien à côté de la pose de mon premier orteil à terre. Le gauche, qui me renvoie à ma triste condition. Je ne suis plus la fille dont le lino est aussi poisseux que la hotte d'une friterie. Je suis celle dont la voute plantaire meurtrière vient souiller le sol vintage avec les vestiges de son forfait. Punaise. Je ne me suis même pas lavé les pieds en rentrant. Dans quel état de débauche avancée ai-je bien pu me vautrer pour avoir omis cette opération ? Le simple fait de n'en avoir même pas eu l'idée me déprime au plus haut point, mais a le mérite de me ramener à l'objectif de ma matinée : Marbelle ; Achille dans une boîte ; et pour une raison que je ne m'explique toujours pas : Ethan.
Mon mal de crâne ne met pas pour autant ma défiance en sourdine. Et à mon corps défendant, celui qui n'était qu'un insignifiant bellâtre se mue peu à peu en une énigme aussi pénible que fascinante. Comment ce type connaît-il Marbelle ? Lui avait-il seulement déjà adressé la parole avant cette nuit ? Et surtout, pourquoi se donne-t-il tant de mal à passer pour un gars bien ? Il a forcément quelque chose à y gagner. J'ai beau avoir un minimum de confiance en moi, je n'aurais pas l'outrecuidance de me considérer comme le gros lot, ne fût-ce que celui d'un soir. Alors, quoi et pourquoi ?
Étonnamment, je dois aussi avouer que je m'inquiète pour Marbelle. Sans le vouloir, je l'ai mise dans les griffes d'Ethan. Reste à savoir si elle souhaite que je l'en délivre. À la façon dont ils arrivent ensemble à notre point de rendez-vous, devisant gaiement, la réponse semble assez univoque. Dans quelle galère ai-je embarqué cette fille ? Le regard débordant de reconnaissance qu'elle me lance ne fait qu'accentuer mon malaise, et accessoirement mon envie de vomir. Il faut que je la sorte de là.
— Jane, merci. Merci d'être là ! Je suis tellement heureuse que tu aies pu venir malgré ce qui t'ait arrivé hier. Ethan vient de me raconter. Heureusement qu'il était là pour te soutenir ! J'aurais fait pareil que toi. Oui, c'est sûr, moi aussi je serais tombée dans les pommes si j'avais écrasé une famille entière de crapauds. Avec deux enfants, en plus. C'est terrible, vraiment. D'ailleurs, tu as une mine affreuse, tu sais ?
Plutôt que de lancer une insulte bien sentie à Ethan, je gratifie Marbelle de mon plus beau sourire.
— C'est vrai que j'ai été un peu éprouvée par tout ça. Heureusement qu'Ethan était là, tu as raison. Si seulement, il ne m'avait pas fait croire que c'était Achille et sa petite tribu que je venais d'écraser... Mais ce n'est rien, tout est oublié, une blague de potache sans conséquence. Hein, Ethan ?
Marbelle nous regarde de façon interdite, accrochée comme à une bouée de sauvetage à la boîte qui contient sans doute Achille.
— Merci de ta très grande mansuétude, Jane. Je suis heureux que tout soit oublié, me lance l'homme à la fossette. Je me suis permis de dire à Marbelle que le discours que tu avais prévu pour aujourd'hui m'avait beaucoup ému et que...
— Oh oui, Jane, ce serait tellement bien ! l'interrompt Marbelle d'une voix stridente. Ce serait formidable que tu puisses nous le lire pendant qu'on creuse. Qu'en penses-tu ?
À l'instant même où je suis en passe de déterminer celui qui méritera le premier coup de pelle dans la tronche, quatre grands galapiats sortis de je ne sais quel bâtiment fondent sur nous. Le mâle alpha de la meute s'arroge le droit à la parole, l'air aussi étonné que je le suis de voir Ethan aux côtés de Marbelle, une pelle à la main, à huit heures du matin :
— Eh, gros, qu'est-ce que tu fous là ? Tu vas enterrer laquelle des deux ? Commence par celle fringuée comme Mireille l'Abeille, l'autre est potable. Sérieux, qu'est-ce que tu branles ici ? Depuis quand tu fais dans l'humanitaire ?
Trop occupée à gratifier Ethan d'un regard meurtrier, j'en oublie Marbelle qui vient se planter devant ce type, dont l'étrange implantation capillaire me provoque un léger strabisme :
— Je ne te permets pas, Jean-Étoile, c'est ça ? L'engagement humanitaire est une noble cause, mais ce que nous faisons ici, n'a rien à voir. Ce sont des funérailles, tu comprends ?
Le concert de rires gras et d'insultes qui suit est à la hauteur de ma sidération.
— Tu m'as appelé comment, là ? Jean-Étoile ?? Mais, t'es qui, toi d'abord ? Punaise, mec, qu'est-ce que tu fous avec ces meufs ? Sans déconner, c'est quoi, le plan ?
Alors que je m'apprête à lui poser strictement la même question, Ethan lui adresse un clin d'œil outrancier :
— J'arrive les gars ! Vous y allez et vous me gardez un truc à bouffer. Et surtout, « Jean-Etoile », les mecs, c'est pas grandiose, ça ? Allez, dégagez, ou à midi on y est encore !
Les quatre Grâces hors champ, je remets la pelle dans les mains de Marbelle et l'enjoins à creuser. Puis, j'attrape Ethan par la manche de sa chemise, l'entraine hors du champ de vision de la nouvelle meilleure amie de Jean-Étoile et tente de maîtriser au mieux le volume sonore de mon agacement :
— Punaise, tu m'expliques, là ? C'est quoi ce bordel ? Tu avais aussi prévu l'arrivée totalement inopinée de ta clique ? Tu veux prouver que tu peux pourrir la vie d'une fille à qui personne n'adresse déjà la parole ? Si tu as envie de régler tes comptes avec moi, tu la laisses de côté, ok ?
Son petit sourire en coin a disparu et je jurerais avoir vu passer une ombre dans son regard, avant qu'il ne reprenne sa contenance habituelle.
— Tout juste, Jane, me glisse-t-il à mi-voix. Si TU as envie de régler tes comptes avec moi, tu la laisses de côté. Que tu manques à ce point de confiance en toi pour penser que c'est ultra louche que je m'intéresse à toi, passe encore. Mais que tu juges totalement hors de propos que je m'abaisse à adresser la parole à Marbelle, en dit long sur ce que tu penses d'elle. Je te laisse le soin de lui expliquer pourquoi je me barre. Quant à l'opinion que tu as de moi, je lâche l'affaire. Ton frère avait raison, c'était couru d'avance. Je ne sais même pas comment j'ai pu penser que tu te rappellerais de moi...
Au regard appuyé qu'il me lance, j'imagine qu'il me laisse une dernière chance pour convoquer je ne sais quel souvenir. Mais rien. Le désert de Gobi. Et même si j'avais la moindre idée de ce dont il parle, je ne lui ferais pas le plaisir de dire quoi que ce soit. Après tout, Achille m'attend. Puis, ce sera au tour de mon frère. Avec un peu de chance, Marbelle me laissera la pelle.
[Prochain Chapitre Camille]
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