Chapitre 7 - Un Amour de batracien -

[Chapitre Valérie]


Abasourdie, je suis abasourdie. À cette demande plus qu'indiscrète, je sens le rouge monter à mes joues. On se connaît à peine depuis deux jours et voilà qu'il me demande de lui livrer l'un de mes secrets les plus intimes !

— On ne joue plus à action ou vérité, là ? demandé-je en haussant le ton.

— Je crois pas, non. Excuse-moi, je ne voulais pas me montrer indiscret.

Pourtant, de son regard d'azur, il m'encourage à continuer. 

Un pervers, tu le savais ! 

Et lorsqu'il ajoute innocemment sa fossette ravageuse à ce doux tableau, je sens mes défenses baisser d'un cran.

— Peut-être un jour, quand on se connaîtra mieux, je réponds, évasive, pour ne pas craquer lamentablement comme une vieille chaussette.

— Tu n'as pas confiance en moi ?

À nouveau, je sens le mer d'Édom noyer mon visage. Mais, cette fois, c'est un sentiment d'exaspération qui s'empare de moi.

— En fait, j'ai commencé à boire à l'âge de huit ans et j'en suis à ma troisième cure de désintoxication.

Je le dévisage par-dessus mon menu, un sourire narquois aux lèvres. Je le vois ouvrir la bouche, puis la refermer sans qu'aucun son ne puisse en sortir. Au bout de quelques longues secondes, il retrouve enfin l'usage de la parole, mais l'éclat dans ses yeux n'annonce rien de bon.

— Qu'est-ce que je vais manger, moi ? lance-t-il sur un ton enjoué, en se plongeant dans la carte, sans même faire allusion à mes propos. Mmm, un « Gomorrhe Glouton » me tenterait assez, ce soir. C'est mon préféré, ajoute-t-il dans un clin d'œil.

Frustrée, j'envie sa capacité de réaction. Si la situation était inversée, j'aurais mis au moins deux mois à m'en remettre. Ou alors, j'ai vraiment été une piètre comédienne.

Aaron, le beau gosse tatoué, se présente à notre table, un carnet et un crayon à la main.

— Et pour les tourtereaux, ce sera... ?

— Comme d'hab', réponds Ethan dans un sourire en refermant le carton. Accompagné d'une belle blonde mousseuse !

Aaron me fixe ensuite, le crayon dressé.

— Heu... un « Tarzan Baraqué », articulé-je en accrochant le premier nom sur lequel mes yeux se posent.

— Mademoiselle est impétueuse, à ce que je vois. Très bon choix !

Impétueuse ?

— Et pour boire ? continue-t-il.

— De l'eau, merci, dis-je en tentant de faire fi du regard moqueur d'Ethan.

Le serveur s'en retourne vers les cuisines avec nos commandes et j'aperçois, imprimé au dos de son Levi's noir, un dessin de belles fesses appétissantes et musclées.

Allez, Jane ! Ne fais pas ta prude coincée du cul, on va croire que tu es une jeune vierge effarouchée ! songé-je en regardant par la fenêtre pour masquer mon trouble.

En apercevant mon reflet dans la vitre, je remarque avec effroi que des traces de maquillages persistent le long de mes cheveux et autour de mes yeux. On dirait un panda triste et esseulé. Avec mes iris vert marais-qui-pue-la-vase, c'est du plus bel effet.

Je programme une petite visite aux toilettes lorsque, sans crier gare, une fille maquillée de vert, jaune et orange se précipite à notre table, bousculant tout sur son passage.

— Jane, oh Jane ! Achille est mort ! sanglote-t-elle en s'agrippant à moi de toutes ses forces.

Non, pas elle ! Mais qu'est-ce que t'as fait pour toujours attirer les échappés de l'asile, toi ?

Ethan m'interroge du menton.

— Je te présente Marbelle, une copine amoureuse des batraciens et fondatrice du club Batrafun, murmuré-je dans un sourire crispé.

Une copine ? Tu n'as quand même pas dit ça ?

Je me foutrais des claques si tout le monde ne nous observait pas à la dérobée. Je me retiens. Je n'ai nulle envie d'aller partager sa chambre chez les fous.

Ethan lève un regard amusé sur cette fille improbable. Les larmes de Marbelle imprègnent mon chemisier jadis blanc et, à chacun de ses gémissements, elle déverse une tonne de paillettes multicolores sur moi.

Ça complétera admirablement les nénuphars de Monet qui restent accrochés à ta figure, tiens ! Mais quelle idée as-tu eue de vouloir ressembler à Amber ! Ce n'est pas toi, comme l'a si bien observé Ethan.

— Si tu le permets, je vais aller consoler ma copine dans l'antre mystérieuse des filles, là où même les tigres n'osent pas aller.

Les tigres ? Tu n'as pas prononcé ces mots, si ?

Je me lève avec cette limace gluante collée à moi et la traîne aux toilettes sans oser lever le nez sur des visages que j'imagine consternés ou pire, amusés. Vaille que vaille, j'avance entre les tables noires en prenant garde de ne pas m'étaler, perchée sur mes bottines à talons, avec ce gros gastéropode qui ne cesse de me déséquilibrer. J'évite de justesse le ficus à côté du bar.

— Les toilettes ? demandé-je à Jacky, le barman à la larme noire qui astique ses verres toujours avec le même entrain.

— Au fond à droite, m'indique-t-il de la tête, dans un sourire.

Sitôt la porte des toilettes refermée, Marbelle s'écroule sur le carrelage noir et froid. D'instinct, je regarde sous les portes pour voir si nous sommes seules et si la conversation qui va suivre, folklorique à n'en pas douter, ne risque pas d'être retranscrite, pour la postérité, dans les annales de l'université.

— Y a plus d'PQ ! lance une voix derrière la troisième porte de bois.

Dans les premières latrines, je m'empare d'un rouleau et l'envoie valser sous la porte.

— Merci ! crie la voix inconnue, dans un soupir de soulagement.

Patiemment, j'attends que la donzelle ait fini de s'essuyer, en m'agenouillant et en caressant doucement le dos de Marbelle qui n'en finit pas de pleurer. Je me demande bien ce qui est arrivé à ce malheureux Achille.

Mais ça va pas la tête ? Cette fois, tu es bonne pour la camisole de force, ma pauvre fille !

Après s'être lavé les mains, remis du rouge sur ses lèvres et secoué ses cheveux d'or, la tête vers le bas, la fille pousse enfin la porte pour s'en aller rejoindre la civilisation. Enfin seules, je soulève le visage trempé de Marbelle. Toutes les couleurs se sont mélangées.

Ce n'est pas de l'impressionnisme, mais plutôt de l'art nouveau, apprécié-je, d'un œil connaisseur. Chouette ! On va pouvoir ouvrir notre galerie de peinture !

— Raconte-moi ce qui s'est passé, Marbelle.

— Je... je...

À cette vitesse-là, on n'est pas prêt d'arriver ! Et ce n'est pas comme si tu n'avais rien sur le feu, ma grande.

D'un regard soutenu, je l'encourage à continuer.

— Il... il est..., continue-t-elle de bafouiller.

— ... mort, je sais. Tu l'as déjà dit.

Les écluses s'ouvrent à nouveau brusquement. Tout de suite, je m'en veux de mon manque de tact et de compassion. Elle devait vraiment l'aimer, ce bestiau. Je tente de la calmer.

— Il est au paradis des grenouilles, dis-je, des trémolos dans la voix, avec toute l'émotion dont je suis capable.

— Tu... tu crois ?

— Bien sûr ! Il était gentil, n'est-ce pas ?

— Oh oui ! C'était le plus gentil !

— Et le plus courageux !

— Oui ! Il était très courageux ! Et fort, en plus ! C'est pour ça qu'il...

Bardaf ! 

Je me disais aussi que c'était trop beau pour durer. J'arrache un morceau de papier au rouleau et lui tend pour qu'elle puisse essuyer la morve qui coule de son nez.

— C'était un brave, l'encouragé-je, en pensant à ma soirée avec Ethan qui commence à prendre une drôle de tournure.

— Oui, mais il était si imprudent... Il a sauté par la fenêtre du cinquième.

Ne ris pas, Jane ! Ne ris pas !

— Oh, le pauvre...

— Je n'ai même pas eu le courage d'aller voir. Tu... tu...

Pitié ! Non !

— Tu veux que j'aille à la recherche d'Achille ? coassé-je, blafarde.

— S'il te plaît... supplie-t-elle.

— Écoute, voilà ce que nous allons faire. Demain, à la lumière du jour, j'irai le chercher et nous pourrons l'enterrer comme il le mérite. Mais pour l'heure, rentre chez toi faire un câlin à ses frères qui doivent se sentir bien seuls, à présent.

Elle acquiesce avant de rajouter :

— Tu promets ?

Non ! Non ! Non !

— Oui, je te le promets, je réponds en soupirant.

Pauvre fille faible et stupide ! lance cette petite voix dans ma tête qui ne perd jamais une occasion de me harceler.

Marbelle enfin partie, je me dépêche de passer de l'eau fraîche sur mon visage et frotte avec vigueur ma peau pour me rendre figure humaine, même si c'est quand même moins pire que ce que j'avais vu dans le vitre. Ethan doit se demander ce que je fabrique et mon ventre gargouillant me rappelle pourquoi nous sommes ici.

Arrivée à notre table, je vois Ethan qui lève le doigt pour signaler mon retour à Aaron afin que celui-ci puisse apporter les plats. Je me précipite sur mon verre d'eau et en avale une pleine gorgée. Avec soulagement, je n'aperçois nulle part cette drôle de Marbelle.

— Ça va, ta copine ?

— Oui, elle survivra. Elle a juste perdu un être cher à son cœur.

Ethan me dévisage, le front plissé.

— Quelqu'un de proche ?

— Ouais, de très proche même.

C'est toi qui es perverse, sur ce coup-là, ma chère !

— Tu n'es pas très affectée par le chagrin de ton amie, on dirait.

— Ce n'est pas vraiment mon amie, je la connais à peine. Action ou vérité ? je demande soudain.

Désarçonné par ma question, Ethan hésite un instant.

— Action !

— Pas trop tôt ! Demain, tu m'accompagneras à l'enterrement. Tu pourras réconforter Marbelle bien mieux que moi, apparemment.

— D'ac. Même si cette fille est un peu bizarre, elle mérite d'être entourée durant cette difficile épreuve.

Je me demande comment il va réagir quand je lui annoncerai qu'avant les funérailles, il va devoir m'aider à trouver un cadavre écrabouillé sur le sol.

Arrête de sourire comme une idiote !

Ethan me fixe des ses yeux pénétrants. À nouveau, le doute m'assaille. Il semble lire en moi comme dans un livre ouvert. Et ce n'est pas forcément une belle histoire qu'il peut y trouver. Mon passé héberge quelques démons qu'il vaut mieux ne pas réveiller.

— On pourra peut-être récupérer une patte, dit-il dans un sourire énigmatique.

— Pardon ?

Il laisse ma question en suspens. Il connaît peut-être cette fille chelou et la perte de son batracien. J'ai l'impression que je me suis fait avoir, une nouvelle fois. Curieuse, cette façon qu'il a de toujours reprendre la main.

Je veux pousser plus loin mes investigations, mais les plats arrivent à notre table. Le merveilleux fumet qui les accompagne est divin et me fait monter l'eau à la bouche.

— Un GG pour toi, Ethan. Et un TB pour vous, divine enfant ! lance le serveur en déposant les assiettes devant nous. J'apporte les frites tout de suite.

Ethan se frotte les mains, prêt à attaquer son hamburger : un monstre débordant de sauces de différentes couleurs, de viande, de salade verte, d'oignons, de lard et d'autres éléments non identifiables.

Quant à moi, mon assiette arbore trois burgers : deux ronds et un plus long. Le tout formant...

What ?

Devant ma surprise, Ethan se met à pouffer, manquant de s'étouffer sur un morceau de haché. Aaron revient avec un grand plat de frites et un tube de mayonnaise. Il trace un trait sur la faïence sombre de mon assiette, qui part de l'extrémité du sandwich le plus long et se dirige vers le bord.

Plus subtil, y a pas !

Sans rien ajouter, à part un petit sourire en coin, il se retourne pour continuer son service. Ethan tend alors le bras et lui envoie une tape sur son beau fessier. Aaron tourne la tête en grognant de plaisir et lui envoie un baiser du bout des doigts.

C'est quoi, ça ?

Je viens à peine de me remettre de l'aspect de mes burgers que ce geste me fait replonger dans le doute. Gay, bi ? Mais qui est vraiment Ethan Holl ?

— Tu n'attaques pas ?

— Si, si, je vais commencer par la bi..., heu le burger allongé, dis-je sur un air faussement enjoué.

J'ai l'impression que tout le restaurant m'observe, mais non, ils parlent et rient dans une joyeuse cacophonie.

— Alors, tu en penses quoi ?

— Ça arrache un peu, mais c'est très bon, baragouiné-je, la bouche pleine.

— Je trouve que tu as bien choisi.

— C'est-à-dire ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Quel vicieux, celui-là ! Qu'est-ce qu'il croit, que tu es une fille facile ? Une Marie-couche-toi-là ?

— Ben, Tarzan... et Jane.

— Oh, je n'avais pas pensé à ça.

— Tu croyais quoi ?

— Rien du tout.

Ma gêne semble l'amuser au plus haut point. Sa magnifique fossette se dessine sur sa joue. Je ne peux m'empêcher de la contempler. Il faut que je reprenne l'avantage et vite, car sinon, je vais me perdre pour toujours dans ces yeux lumineux comme une belle journée de printemps.

Allez, Jane ! Ne te laisse pas démonter !

— Quand on est arrivés, Jacky a lancé, je le cite : « Très jolie... plus que la dernière ». Qu'a-t-il voulu dire par là ? demandé-je, les paupières étrécies. Tu peux expliquer ? ajouté-je, des couteaux dans les yeux, prêts à être envoyés sur ma cible.

[Chapitre suivant : Florie]

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