Chapitre 4 - Eye of the Tiger -


[Chapitre d'Olivia]

Mes mains tremblent et mon iPhone avec. Je manque d'envoyer le SMS par mégarde. Mes paumes deviennent moites et mon myocarde s'emballe de plus belle.

Quel enfer !

Je repose le téléphone l'écran contre la table et inspire profondément. Je suis pathétique, ça m'agace. C'est simple : depuis que j'ai mis les pieds à l'université, je me conduis comme une imbécile.

Si je n'étais pas au milieu du réfectoire, je crois que je me serais collée une ou deux baffes.

Réfléchis, ma pauvre fille. Va-t-on se laisser manger par le premier redoublant venu ?

Ce n'est pas le « premier redoublant venu », me chuchote une voix mielleuse. C'est le beau gosse de la fac, le fils du proviseur ! Si tu vivais au Moyen-Âge, ce serait le prince, et toi... la fille du boucher, peut-être ?

Contrariée, j'entortille une mèche brune autour de mon index. Je fixe mon repas froid avec une colère dont il n'est que la conséquence. Mes spaghettis me font l'effet d'un sac de vers gluants trempés dans une mixture pas moins dégueulasse. Je n'ai plus faim.

Je fourre mon téléphone dans la poche arrière de mon jean et j'attrape mon plateau. Une employée me jette un regard mi agacé, mi compatissant face à mon assiette à peine touchée, que je pose dans un charriot à son intention. Le stress, doit-elle supposer.

Cette pensée me met les nerfs en pelote. Faut-il que la fille du boucher soit systématiquement la nunuche naïve et sans défense face au rebelle de l'histoire ?

Je trottine pour mettre de la distance entre les remugles de féculents insipides et mes narines palpitantes.

La question a beau être rhétorique, je me sens piégée. Ethan sait qu'il me plaît, c'est une évidence : il n'a pas pu passer à côté des mille signaux d'intérêt envoyés par mon corps, ce traître sans morale ni pudeur.

Et maintenant que je suis dans le pétrin, il me faut choisir entre la peste et le choléra.

Si je vais à ce rendez-vous, je joue le jeu malsain d'Ethan. Si je n'y vais pas, je passe pour une fille faible et craintive.

Vaut-il mieux être une idiote ou une dégonflée ?

C'est sans compter les ennuis que me vaudrait le fait de poser un lapin au fils du directeur. Est-il susceptible, comme tant de ses pairs masculins ? Se remettrait-il d'être éconduit par une nana quelconque qu'il voulait probablement ajouter à son tableau de chasse par pur défi ?

Et surtout, Ethan me le ferait-il payer ?

Cette pensée me fait frémir. Peut-être aurais-je dû accepter l'invitation du club des marsupilamis sauteurs, ou encore celle de Marbelle, l'adoratrice de crapauds.

Je ricane en songeant au fait que ni les siens, ni le mien ne se transformera en prince charmant. Baiser, fellation ou pas, d'ailleurs.

Sans m'en rendre compte, mes pas m'ont reconduite dans mon placard à balais. Alors que je claque la porte à grand fracas, une idée surprenante me traverse l'esprit.

Mes yeux s'écarquillent. Je croise le reflet de mes iris vert marais dans le miroir piqueté suspendu devant moi. Derrière l'éclat d'étang nauséabond que je déteste, l'idée trace son chemin. S'accroche à mes méninges, embrasse ma matière grise, fusionne avec mes neurones en ébullition.

Putain de merde.

Un sourire étire les lèvres charnues. Je sais ce que je dois faire.

Fébrile, j'attrape mon téléphone et tape quelques mots. Envoyer. Message vu par Ethan.

À mon tour de jouer.

***

Il est dix-neuf heures. Il m'a fallu exactement quarante-cinq minutes pour choisir une tenue et un make-up adaptés à l'occasion – la difficulté étant évidemment que les vêtements et le maquillage, ce n'est pas mon truc.

À peine sortie de cours, j'ai sauté sur ma voisine de couloir pour lui demander quelques conseils. Fardée comme Néfertiti, elle n'a été que trop heureuse de dépanner la noob que je suis assurément à ses yeux aveuglés par six kilos de mascara et d'eye-liner. Je crois même m'être fait une amie.

Cette journée n'est décidément pas comme les autres !

Derrière le miroir et moi, Amber détaille son chef-d'œuvre, incertaine.

— Tu es sûre que je ne t'en ai pas trop mis ? s'inquiète-elle.

Une fois de plus, j'examine le résultat. Il y a plus de noir sur mes paupières que dans tout le dressing de Voldemort. Mes cils me font l'effet de longues pattes d'araignée et mes sourcils assombris se détachent inhabituellement de mon teint blafard.

— C'est parfait, assuré-je en ravalant un ricanement nerveux.

Je m'efforce de ne pas trop réfléchir. Je me sens à la fois ridicule et parfaitement fondue dans le décor. Lorsqu'Amber et moi sortons de ma chambre, je ne croise aucun visage décontenancé par mon changement de look. Au pire, on m'ignore, au mieux, j'ai droit à quelques coups d'œil vaguement flatteurs.

Au milieu des bimbos plus ou moins assumées, mes choix esthétiques semblent s'apparenter à des peintures de guerre reconnaissables par les initiés.

Tant mieux. Juchée sur des bottines à talons, les seules que je possède, je me sens soudain pousser des ailes. Mes boucles d'oreilles battent contre mon cou à chaque pas, percussions annonçant l'imminence d'une bataille.

La fille du boucher vient de trouver une épée.

Hélas, ma nouvelle assurance s'effrite bien vite. À mesure que je m'éloigne du campus et que j'approche du bar où Ethan m'a donné rendez-vous, mon cœur tente à chaque battement de s'échapper de ma poitrine. Je serre la bandoulière de mon sac entre mes paumes moites pour trouver le courage qui me manque.

Ce n'est pas le moment de te dégonfler, ma fille !

Je sens ma queue de cheval se balancer comme un pendule infernal, effleurant ma nuque à intervalles réguliers, au même rythme que ma respiration saccadée. Elle se coupe tout à fait quand j'aperçois l'enseigne du Macao.

Le rez-de-chaussée est bondé : les gens s'entassent entre les vitres et le bar pris d'assaut par les cohortes d'étudiants venus arroser la rentrée. Leurs beuglements couvrent tout juste la musique : le vacarme m'arrache un grincement de dents.

J'ai horreur du bruit.

Heureusement pour moi, le Macao dispose d'une large terrasse hérissée de tonneaux et de tabourets rouge vif. La densité de population y demeure largement plus acceptable pour l'asociale que je me sens devenir.

Ma gorge se serre en apercevant Ethan me faire un signe de la main. Je déglutis et lui rends son sourire, en bien moins éclatant que le sien.

Je contracte tous mes muscles pour tenter de contrôler les tremblements qui menacent de s'emparer de moi. Je me concentre sur mon objectif : éviter que la soirée ne tourne au désastre.

Sauver l'honneur. Parvenir à un statu quo.

— Jane Lanster ! me lance Ethan, appréciateur. Nouveau style ?

Il m'examine de la tête aux pieds et s'arrête particulièrement sur mon maquillage. Je me sens rougir.

Gloire à toi, Néfertiti, toi qui m'as convaincue d'utiliser un fond de teint.

Rassurée par le bouclier poudré qui me permet de sauver la face, je m'autorise un petit rire étranglé.

— Ethan Wilson. En effet, ça se pourrait bien !

Je m'assieds face à lui. Il claque la langue, désapprobateur.

— J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? m'alarmé-je.

Il se pince la lèvre inférieure et maugrée :

— Wilson. Je n'aime pas qu'on utilise ce nom.

— Ce n'est pas ton nom ?

Il soupire. Intriguée, j'en oublie presque la raison de ma présence.

— J'utilise celui de ma mère depuis plusieurs années, avoue-t-il.

Je hausse les sourcils.

— Tes parents sont séparés ?

— Je n'aime pas trop parler de ça, lâche-t-il en me lançant un regard encore plus noir que le mien.

J'esquisse une moue désolée.

— Je comprends, minaudé-je. La famille, c'est compliqué !

— À qui le dis-tu !

Une serveuse nous aboie dessus pour que nous commandions. Ethan n'hésite pas un seul instant et réclame une pinte de blonde. Je me sens devenir nulle alors que je pépie « un coca, s'il vous plaît ».

Ethan s'esclaffe :

— Tu ne bois pas ?

À mon tour de le remettre à sa place.

— C'est compliqué. La famille...

Il lève ses mains en signe de reddition. Profitant d'avoir repris l'avantage, je m'enquiers d'une voix de crécelle :

— Du coup, ton nom de famille préféré, c'est quoi ?

Ses iris pétillent. La fossette qui creuse sa joue déformée par un rictus en coin est absolument adorable. Mon estomac chavire.

Jane, putain !

Je bats des cils pour ne pas perdre pied. Mon champ de vision est temporairement haché de lignes sombres, mais cela fonctionne.

— Holl, révèle-t-il avec une note de mélancolie.

J'incline légèrement la tête sur le côté. Amber le fait et je trouve ça très mignon.

Je me sens bête, mais il est trop tard pour faire machine arrière.

— Eh bien, enchantée, Ethan Holl ! glapis-je avec beaucoup trop d'entrain.

— Moi de même, charmante Jane ! susurre-t-il.

La serveuse interrompt cet instant ô combien gênant en posant nos verres sur la table. Avant même que je n'aie le temps de dégainer mon portefeuille, Ethan brandit un billet et le lui tend.

— C'est pour moi ! frime-t-il en me tirant la langue.

Bon sang, tout cela devient beaucoup trop explicite.

Je me retiens d'entamer une négociation pour payer mon verre. Après tout, s'il veut payer, qu'il paye. S'il espère obtenir quoi que ce soit, je n'aurai qu'à lui rappeler que je vaux un peu plus qu'un coca à quelques dollars.

La serveuse lui rend la monnaie et marmonne un « bon dégustation » peu convaincu. Alors qu'elle s'éloigne d'un pas vif, Ethan lève sa pinte dans ma direction.

Je trinque avec lui et attrape la paille entre mes dents.

Mon rencard avale une grande gorgée de bière. Un peu de mousse s'accroche à sa moustache. Je remarque alors qu'une barbe de plusieurs jours envahit ses joues claires.

Sans se douter des réflexions désobligeantes que je me fais à son sujet pour oublier le trouble que me cause une maudite fossette, Ethan ouvre la bouche pour commencer à dire quelque chose.

Il en est hors de question.

Je le sais, je le sens : à l'instant même où il prendra la parole, il commencera à m'embobiner. J'ai la sensation d'être devant la cage d'un fauve et d'attendre qu'un coup de griffe ouvre la grille.

Oui, Ethan est un tigre qui sait crocheter une serrure, en quoi est-ce improbable ?

Il ne me dévorera pas. La fille du boucher ne finira pas en steak haché.

— Tu sais... le coupé-je d'un ton hésitant.

Je lui lance un sourire contrit, espérant gagner du temps. Les mots se bousculent dans ma tête et je ne parviens pas à en faire le tri.

Merde, merde, merde !

— Je, comment dire... poursuis-je en cherchant le sens à donner à ma phrase.

— Tu... ? se moque-t-il.

— C'est un peu gênant...

Bon sang, je vais où là ?

— Je t'écoute, me presse-t-il d'une octave plus grave.

Arrête de parler comme ça !

— Voilà, je suis embêtée parce que je ne m'attendais pas à ce que tu m'invites boire un verre. D'habitude, ça ne se passe pas comme ça...débité-je à toute vitesse.

Il arque un sourcil narquois.

— Tu veux dire, d'habitude, ça ne se passe pas comme ça... avec d'autres mecs ?

Misère, qu'il est bête.

— Exactement ! confirmé-je avec un soulagement parfaitement feint.

Enfin j'espère.

Je suis une actrice. Une putain de guerrière.

Et il tombe dans le piège tête la première.

— Tant mieux, chuchote-t-il avec un ton de conspirateur. Tu peux avoir confiance en moi, Jane.

Il pose une main tiède sur mes doigts crispés autour de mon verre.

Bon, là, il s'empale véritablement sur ma lance, ça devient gênant.

Je retire ma main avec douceur. J'assène alors :

— Non Ethan, tu ne comprends pas... c'est en moi que tu ne dois pas avoir confiance.

Il fronce les sourcils.

— Écoute, reprends-je, je suis mal-à-l'aise parce que... je sens bien que tu es un mec sympa. Pas le genre à jouer avec les gens pour des raisons futiles. Le gars bien qui ne cause pas de tort aux autres.

Désormais, ses sourcils se touchent. Ne pas rire, Jane.

— Moi... écoute, ne le prends pas mal, mais j'avais fait un pari stupide avec une copine. Te séduire avant qu'elle ne séduise sa propre... « cible », si on peut dire.

Un hoquet surpris se coince dans sa gorge.

— Mais c'est hors de question, affirmé-je avec conviction. Je suis désolée d'avoir agi comme ça, Ethan, ce n'était pas correct. Je voulais que tu le saches. En tout cas, ce pari est terminé. Alors... pourrait-on devenir amis, simplement ? Je te garantis que je ne tenterai absolument rien, je veux juste de bons contacts avec des gens bien.

Si sa mâchoire avait pu se décrocher, elle aurait plongé dans sa bière.

Je me tais. J'attends qu'il prenne la parole. Mais derrière mon silence faussement penaud, la noob en moi effectue un saut périlleux.

Bigre, que j'ai été bonne !

Ethan se frotte le menton. Pris à son propre piège.

Alors que je savoure ma petite victoire en trempant mes lèvres dans mon coca, il relève la tête et me toise avec un air goguenard.

J'avale mon soda de travers. Il a l'air tellement sûr de lui que je passe en revue ma tirade pour y trouver l'élément qui m'aurait trahie.

Putain, ces foutus tremblements !

Ethan se penche vers moi.

Je n'avais jamais remarqué à quel point ses iris étaient bleus. En cet instant, ils auraient aussi bien pu être jaunes et fendus comme ceux d'un tigre.

Il me murmure de son ténor irrésistible :

—Jane... action ou vérité ?


[Chapitre suivant : Anthony Lucchini]

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