Partie 1

Le vent autour de moi portait en lui une forte fragrance d'hémoglobine.

Je me tenais sur le point culminant de ce champ de bataille, observant non pas les terrains gagnés comme tout amiral, mais les pertes que mon équipe et celles de mes pairs avaient endurées.

A ma taille, plus précisément à ma ceinture, le poids presque insoutenable de cette arme responsable de tant de sang versé pendait, me menaçant de m'attirer vers le bas. Vers le sol. Vers les enfers.

Pourtant, mes pieds solidement ancrés dans la terre rougeâtre gardaient d'une main de maître mes jambes aussi droites qu'elles ne le seraient jamais plus. Mes paupières, quant à elles, refusaient de se clore, me forçant à observer ce funeste spectacle inanimé.

Quand du mouvement se fit entendre à mes côtés, mon port de tête s'ajusta, adoptant une posture professionnelle avant que mes jambes ne me conduisent d'elles-mêmes au lieu de l'incident.

— Que se passe-t-il ? m'entendis-je demander d'une voix grave.

Le monde se figea devant moi. Au milieu des soldats blessés, un homme, bien trop meurtri pour que je puisse le supporter, était allongé. Le sang en masse couvrait son visage et ses membres flasques reposaient mollement autour de son corps.

— Que se passe-t-il ? répétai-je d'une voix plus autoritaire.

Un de mes hommes s'avança vers moi. Il s'agissait de mon bras droit et meilleur ami, Kim Seokjin. Mais, sur le terrain, il n'était rien d'autres qu'un homme sous mes ordres, ce fut pourquoi il prit une posture respectueuse.

— Un espion du camp ennemi, monsieur.

Voilà qui n'était pas joli à entendre.

— Que devons-nous faire de lui, monsieur ? poursuivit-il.

— Vous, rien. Allez vous reposer. Je m'en charge.

Et tous désertèrent.

Je me retrouvais seul devant cette figure défigurée.

Il n'y aurait pas de morts supplémentaires aujourd'hui, quoique cela m'en coûte.

L'homme, si je me fiais au qualificatif qu'avait utilisé Seokjin pour le désigner, était étendu sur le ventre. Une plaie béante était visible au niveau de ses côtes droites.

Il allait mourir si je ne faisais rien.

Je me dépêchais et fus à ses côtés en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire.

Quand j'inspirai, seule une odeur métallique entrait dans mes narines, faisant remonter dans mes tripes un acide désagréable. Je relevais alors mon col roulé sur le nez et soulevais le jeune homme dans mes bras.

Je marchais tout en faisant des grands pas vers les tranchées. Là où mes hommes se reposaient et me rendis dans ma chambre avant de poser ce corps presque inerte sur le lit.

Il lui fallait des soins.

Je rinçais mes mains pleine du sang de cet inconnu sous le jet du lavabo. Le travail n'avait pas été parfaitement exécuté, bien que le désinfectant ne manquait pas, l'opéré ne coopérait pas, dû au manque d'antidouleurs.

Mais au moins, il était hors de danger, maintenant.

Je levais les yeux pour observer mon visage dans la glace. Mes pupilles brunes manquaient d'éclats et d'opacité tandis que mes cernes profonds renforçaient leur aspect terne et vide.

J'étais fatigué.

Je passais mes mains, que je venais tout juste de frotter contre un torchon prévu à cet effet, sur mon visage. Je sentais chaque ridule qui apparaitrait, chaque grain, chaque marque de sécheresse.

Rabattant d'un geste brusque mes coudes sur le rebord du lavabo dans un dernier geste las, je soupirai bruyamment dans mes paumes.

J'en avais marre.

Toutes ces pertes inutiles, ce sang versé dans l'unique but de marquer sa supériorité. Je ressentais comme un bafouement des terres, une atteinte à l'espèce humaine.

Pourquoi cette envie, ce besoin de toujours répandre le mal ? Alors que le bien était bien plus simple d'accès ?

Pourquoi ?

Je me passais un dernier jet d'eau froide sur le visage et sans prendre le temps de le sécher, je retournais à ma chambre, me vêtant au passage de mon masque impassible.

Et que la comédie reprenne.

L'inconnu couchait toujours dans mes draps. Prenant cette place qui était pourtant la mienne. Et alors que je ne l'avais jamais cédée à quiconque, je décidais tout de même de m'installer à mon bureau pour y laisser une trace de cette sombre journée.

Caché dans le double fond de mon bureau, mon journal aux allures vintages veillait sur tous mes secrets. Je l'ouvris à une page vierge et me saisis de ma plume afin d'y inscrire, de manière indélébile, les événements d'aujourd'hui.

Cher journal,
Nous voici aujourd'hui au 1392e jour de guerre. Ou plus précisément le 18 novembre 1952.
Je ne saurais t'annoncer une bonne nouvelle, le crépuscule de cette guerre semble refuser de pointer le bout de son nez.
Je viens de sauver la vie d'un ennemi. Oui, je sais, le but est de les éliminer.
Mais, pour ma défense, il semblait si jeune. Si tu avais vu son visage poupin sous les couches de sang, tu aurais été d'accord avec moi.
Enfin, le mal est fait, qu'importe ton avis. J'ai sauvé cet espion. Il restera sous ma responsabilité, mais ne mourra pas.
Voilà pour les petites nouvelles !

Je rangeais précipitamment ce bloc de papier à la couverture en cuir comme si quelqu'un m'épiait par-dessus mon épaule. J'en sentais même un souffle dans ma nuque.

C'était là le résultat d'années passées à écrire dans le silence de la nuit, au milieu du salon familial, dans une discrétion approximative.

Une fois le journal de retour dans le double fond du bureau, je me retournai vers le lit. L'inconnu avait bougé. La fine couverture ne le couvrait plus correctement, alors j'y remédiais avant de sortir de la chambre.

J'avais faim.

Je me dirigeais alors vers la cuisine. L'avantage d'avoir passé tant de temps dans cet endroit c'était que durant toutes les pauses durant lesquelles nous ne faisions pas grand chose, nous pouvions aménager ce lieu.

Je pris un bout de pain qui avait eu le temps de durcir et fis chauffer approximativement une soupe dans le micro-onde de fortune. Avec cela, je me servis un bol de fruits secs mélangés à une poignée de noix.

Cela faisait partie des avantages que mon statut de général me conférait.

Je m'étais assoupi sur mon fauteuil. Des bruits gênants avaient perturbé mon sommeil et m'en avaient extirpé. Je me redressai prestement pour étirer mon dos et ma nuque restés trop de temps dans cette position peu confortable.

Pivotant légèrement vers la source de ces sons, je me souvenais soudainement de la présence de cet espion sur mon lit. En tailleur, le bol de vivres que j'avais prévu pour lui entre les jambes, il mangeait avec ses doigts.

Je grimaçais.

— Tes points risquent de sauter si tu restes ainsi.

Il leva les yeux vers moi, puis d'un simple haussement d'épaules, il retourna à sa précédente tâche. Comme si cette blessure par balle ne représentait rien pour lui.

— Comme tu veux, dis-je finalement.

Je continuais à l'analyser. Il ne portait plus que la tunique que je lui avais fait enfiler. Ses cheveux, d'un noir corbeau contrastait fortement avec sa carnation de peau, proche du porcelaine. Ses lèvres sans être trop gourmandes enfermaient les aliments en leur sein.

— Je m'appelle Jungkook.

— Je sais.

Je l'ignorai.

— Et toi ? tenta-t-il au bout d'une éternité.

Je ne répondis pas. A la place, je sortis de la chambre, le laissant seul avec ses ruminations.

Avant de passer le pas de la porte, je crus l'entendre dire « qu'importe, je le découvrirai avec ou sans ton  aide, crevard ».

Je préférai rejoindre Yoongi et Seokjin. Eux sauraient me renseigner sur cet individu.

— Oui, mais comment ça se fait qu'il ait été simple à attraper ? leur demandais-je alors qu'ils m'expliquait que ce jeune homme qui répondait au nom de Jeon Jungkook avait été touché d'une facilité déconcertante. Je pense que vous vous trompez de gars, c'est pas possible que ce soit lui.

Je ne leur avais pas dit que j'avais eu l'occasion de converser avec lui ce matin, si nous pouvions ainsi nommer cet échange.

— Oui mais Tae, si on part du principe que ce soit lui, sa localisation collerait à son statut. Et expliquerait le fait qu'il soit si proche de la frontière. Juste, fais attention à toi quand tu es proche de lui, ou alors confie le à quelqu'un d'autre.

— Je suis d'accord avec Seokjin, tu devrais pas traîner si proche d'un individu potentiellement dangereux.

— Les gars, je sais pas ce que je fais mais je peux pas le laisser crever, vous comprenez ? Ils hochèrent la tête. Si vous révélez sa présence à qui que ce soit, je vous jure que vous le paierez cher.

Je n'avais pas l'habitude de les menacer de la sorte, mais les circonstances l'exigeaient. Je ne savais pour quelle raison, je ne voulais plus voir de sang couler, tout du moins, je ne voulais pas voir son sang couler.

Je n'avais jamais eu l'intention de voir la moindre goutte de sang couler de ma main. Pourtant, c'était ce crime allant à l'encontre de chacune de mes valeurs qui était valorisé ici.

Dans ses écrits de combats, Georges Bernanos affirmait que les notions de bien et de mal étaient rendues confuses en temps de guerre. Pourtant, je gardais les pieds sur terre. Je savais que verser ce sang était inutilement vain.

Alors pourquoi portais-je cette arme à la ceinture en permanence.

Maman, papa, pourquoi m'avoir envoyé ici si longtemps ? Je parviens à peine à supporter le reflet de mes mains face à mes iris meurtrières.

Fut un temps, je fondais en excuses chaque nuit, pleurais ces êtres disparus à cause de moi.

— Bien, entrevue terminée. Allez-vous reposer. Qui sait ce qui se passera demain, finis-je par dire pour avoir l'occasion d'enfin m'isoler.

— Ils pensent qu'une petite chose comme toi arriverait à me tuer ? rouspétai-je en entrant dans ma chambre. Tu t'es vu ? Par rapport à moi ? Ridicule.

Je sortis de nouveau mon journal.

Cher journal, oui, c'est de nouveau moi,
Je sais, t'as pas l'habitude de me voir si souvent, ma figure te fait peut-être peur ? Ou est-ce la tienne qui m'effraie ? Je n'en ai pas la moindre idée.
En tout cas, j'ai besoin de parler aujourd'hui.
On m'a fait, enfin Yoongi et Seokjin m'ont dit, parvenir que le jeune espion serait Jeon Jungkook, un gars plutôt doué. Mais bon, dois-je réellement te dire que je n'y crois pas du tout ?
Tu sais quoi ? Oublions cette histoire ridicule.
La prochaine fois que je t'écris, je t'annoncerai peut-être enfin une bonne nouvelle, qui sait ?

J'entendis des bruissements dans mon dos. La marmotte sortait-elle enfin de son hibernation ? Je ne me retournais pas, pas tout de suite. Je faillis partir dans un fou rire quand j'entendis mon invité grogner de mécontentement comme un grand-père qu'on extirpait de son sommeil.

— Putain de merde.

Là, je ne tins pas. Je laissais alors un petit ricanement s'échapper d'entre mes lèvres.

— Putain de merde en guise de bonjour ? C'est original, lui fis-je remarquer en me retournant face au lit.

J'avais raison quand j'avais l'impression de sentir son regard tranchant sur ma peau, s'il y avait des lames à la place de ses pupilles, je serais déjà mort et enterré.

— On est pas du matin, on dirait.

Je quittais ma chaise, enlevant de cette manière la poussière imaginaire de mon postérieur.

— J'ai dormi combien de temps ? me questionna-t-il sans se préoccuper de ma précédente interrogation.

— Trois jours, lui répondis-je avec tout le sérieux dont j'étais capable de faire preuve.

Mes yeux étaient vissés sur lui, prêts à capturer la moindre réaction. Et je ne fus pas déçu. Son corps bondit presque du matelas tandis que son expression faciale se transformait en une grimace hilarante.

— Je rigole, tu as dormi quatre heures.

— Je te déteste.

— Ca va, pas de quoi en faire un drame. Je te ferai remarquer que j'ai jamais dit que je t'aimais, Jeon Jungkook.

Il se contenta de se lever, réunissant toutes ses forces pour ne pas grimacer. Je ne bougeais pas d'un iota pour l'aider, préférant l'observer, debout face au lit, bras croisés sur la poitrine.

— T'as besoin d'aide ? le taquinais-je avec un sourire narquois collé au visage.

— Ta gueule.

S'il m'avait demandé mon aide, il aurait peut être existé une infime possibilité pour que je lui vienne en aide.

(Je l'aurais clairement aidé. Je connaissais la douleur qu'il endurait actuellement. Fasciné face à sa résistance, je me donnais pour défi de savoir jusqu'où irait son entêtement.)

— Bien, je ne serai pas loin dans le cas où tu changerais d'avis.

Je me posais mille et unes questions. Plus ou moins pertinentes, cependant. C'était toujours ainsi. Je ne savais pas pour quelle raison. Je ne connaissais l'origine de ce besoin que j'avais de toujours devoir débriefer avec moi-même à la fin d'une bataille.

Dans quel but faisions-nous cela ? Quelle était cette manière de toujours vouloir plus, plus et encore plus ? N'en avions-nous déjà pas tellement que nous ne savions pas quoi en faire ?

Plus de morts.

Plus de sang.

Plus de victimes.

Plus de familles brisées.

Que prévoyions-nous de faire avec ces os par milliers ?

Je ne savais pas.

Peut-être que je ne le saurais jamais.

Avais-je réellement envie d'avoir cette réponse à portée de main ? De cesser d'exécuter mais de poursuivre ces tueries de masse en connaissance de cause.

Avais-je envie de me trouver encore plus laid lors de chaque passage devant la glace ? De passer encore plus d'heures à tenter de nettoyer ce sang indélébile sur mes mains ?

Isolé dans la salle de bain, les fesses au bord de la douche de fortune, les coudes appuyés sur les genoux je pleurais. Je laissais mes larmes fuir la lisière de mes paupières pour s'échouer ou bon leur semblait.

Je savais qu'à quelques pas derrière cette porte se trouvait ma chambre. Mon lit. Ce lit sur lequel se trouvait un homme qui pouvait être aussi inoffensif que dangereux. Je savais qu'il était là. Ce que je ne savais pas, en revanche, c'était s'il était mieux confortablement blotti dans mes couvertures ou s'il aurait dû coucher dans ce lit de terre et de sang, avec tous les autres. 

Dans ce matelas de chair et d'os.

Voici une partie des interrogations qui me frappaient dans ces moments de solitude. Je paierais cher pour avoir de réels instants de solitude. Des moments de paix.

Mais étais-je autorisé à connaître la paix alors que je participais à l'effort de guerre ?

Quand je jugeais que c'en était assez. Que je m'étais suffisamment torturé l'esprit. Je me levais.

De toute ma hauteur.

Mais même alors que je m'étais étiré jusqu'à ce que ce ne soit pas possible de faire plus, je n'avais guère l'impression d'être plus grand et plus puissant qu'une fourmi à l'échelle humaine.

J'avais la vulgaire sensation de n'être qu'un parasite.

Un pion insignifiant sur cet échiquier géant. Un pion qu'on pouvait balayer d'une simple pichenette.

L'eau tiède sur mon corps ne me fit absolument rien. Pas le moindre bien escompté. Je ne savais plus quoi faire pour passer aussi dessus de cette opacité hermétique.

Maman, papa, je vous aime mais je vous déteste.

Maman, papa, j'espère que vous m'aimez assez pour deux. Parce que je ne peux aimer le monstre que vous avez fait grandir.

Laisser mon esprit partir au loin, sans qu'il n'ait jamais plus à affronter le moindre mal de ce corps était une bonne idée ? Parce que je n'avais pas l'impression de le mériter. Parce que chaque fois que mon subconscient s'éloignait de mon enveloppe charnelle, je le rattrapais entre mes deux doigts et le faisais rasseoir à sa place, comme s'il n'était qu'un enfant turbulent. Parce que nous étions deux à rêver de liberté et de paix et qu'il était injuste qu'il soit le seul à pouvoir en profiter.

Cher journal,
Je ne souhaite plus compter le nombre de remises en question que j'ai faites depuis le début de la guerre il y a 1392 jours.
J'ai l'impression que l'on m'a toujours menti. Que le temps ne répare pas réellement tout. Je pensais qu'il amoindrirait ma peine et amortirait ma douleur au fil des années. Mais il n'en est rien.
Mon cœur bat toujours autant la chamade quand il s'agit d'ôter la vie à quelqu'un alors qu'il devrait le faire pour un être vivant. Pour un être aimé.
Mes mains tremblent aussi toujours autant quand je dois mettre ma tenue de combat alors que je voudrais que ce soit le cas avant un rendez-vous galant. Que ces tremblements m'empêchent d'attacher ma cravate.
Pitié fais en sorte que ça cesse. Je ne sais combien de temps je pourrais tenir. Combien de temps je pourrais faire semblant.
La guerre éveille un sentiment douloureux qui peut altérer même le plus vaillant des cœurs. Tâcher la plus pure des âmes. Rendre fou le plus rationnel des esprits.
Si j'avais eu un beau cœur, une belle âme et un bel esprit, aujourd'hui il n'en est plus.
Aujourd'hui, je suis devenu ce monstre que chacun fuyait, même moi.
J'étais devenu ma plus grande crainte et je n'arrive plus à me regarder dans les yeux. Parce que ce n'est pas ce que j'aurais être.

Comme à mon habitude, j'avais griffonné ces mots salvateurs après une crise existentielle. Je ne connaissais le nombre de pages que j'avais noirci à l'encre de mes peines et de mes doutes.

Encore une question à laquelle valait mieux ne pas trouver de réponse...

Souffler un bon coup pour oublier, pour retourner en arrière, pour repartir à zéro.

Si seulement...

Chronos, viens moi en aide, je t'en prie...

Je m'ôtais bien vite cette idée de la tête. Si prier pouvait être une option, elle ne devait l'être que pour les plus gentils. Et je n'étais pas gentil.

Je n'étais qu'un m-

Le bruit en arrière-plan me sortit de mes songes pourtant habituellement hermétique à tout environnement extérieur. Jungkook ne dormait pas quand j'étais entré dans la chambre. Il était perdu dans ses pensées, c'était la raison pour laquelle je m'étais permis d'en faire de même.

— Eh oooohh, ça fait bien dix minutes que je te hèle comme un con. T'es bouché ?

Oh merde.

Je rangeais mon carnet à sa place d'origine et respirais à nouveau.

— Bienvenue dans le monde réel, mon pote.

Je gardais mes pupilles braquées sur lui, encore un peu perdu. J'essayais d'adopter dans mon regard un air de « qu'est ce que tu veux ? » comme le faisait si bien Yoongi. Il me semblait qu'il fallait jouer avec un de ses sourcils tout en arborant un regard dur. Je tentais en espérant que ma grimace ne serait pas trop ridicule.

Raté, mon vis-à-vis pouffa à un tel point que je me demandais si je n'avais pas été transformé en clown.  

Tant pis, j'avais commencé. Je ne pouvais pas me dérober ainsi. Et ça fonctionnait.

— Il faut que... j'ai besoin d'aller aux toilettes.

— Aux toilettes ? répétai-je bêtement.

— Oui.

— Ah oui, effectivement. Suis-moi, dis-je en me dirigeant vers la sortie. Et puis, je me souvins. Tu peux marcher ?

Je me retournais. Jungkook avait un pied emmêlé dans les draps tandis que l'autre tanguait sur le sol. Ses deux bras étaient accrochés à la structure du lit.

— Je gère.

— Bien sûr... Allez viens appuie toi sur mon épaule. On va y aller doucement.

Je n'étais pas sûr de savoir si mon corps allait pouvoir supporter le poids du sien. Le poids d'un corps vivant était cependant bien moins lourd que ceux des morts. Une larme voulait m'échapper, se dérober pour ne plus avoir à subir. Je la laissais partir. Juste une.

Je pensais que je n'allais pas réussir à garder ce corps collé contre le mien. Mais les courbes de Jungkook se fondirent aux miennes.

— Ca va ? finis-je par demander à mi-chemin entre la chambre et les toilettes.

Mon regard voleta dans la pièce et atterrit sur le sommet de son visage. Alors que son bras était passé en travers de ma nuque et les miens entouraient son buste, mes yeux dérivèrent sur ses tempes.

La sueur de l'effort.

La sueur qui suintait à cause de la douleur.

La manifestation du silence.

Rien ne savait rester caché trop longtemps.

— Attention, le prévins-je alors qu'il venait de trébucher dans ses pieds. C'est juste ici. Je vais t'attendre à l'extérieur.

Je m'adossais au mur adjacent pour l'attendre. Il fallait que je revienne dans cette réalité qui n'était certes pas aussi plaisante qu'elle en avait l'air, mais c'était ma réalité. Je fis l'inventaire de mes sensations.

Ce mur derrière ma tête, dans mon dos qui m'empêchait de choir.

Ce sol sous mes pieds qui me permettait de rester droit sur mes pieds.

Ce courant d'air qui entrait dans mes narines qui m'assurait ma vitalité.

Cet ensemble de sensations aux significations liées me confirmait la réalité, Quand bien même j'aurais espéré que ce ne soit qu'un rêve.

— Merde.

C'était dans ces moments-là que je ne savais différencier le monde réel d'une dimension parallèle. Si j'étais dans mon corps ou dans celui d'un autre. Pourquoi j'étais dans mon corps plutôt que dans celui d'un autre.

— Putain, fait chier.

Cette insulte, j'en étais certain, ne venait pas de moi.

— Jungkook, tout va bien ? criais-je au travers de la porte. Ouvre-moi que je voie ce qu'il se passe.

Il ne répondit pas, si ce n'était par ces bougonnements bestiaux. Sans réfléchir, je forçais sur la poignée de la porte, le verrou déjà fébrile sauta sous l'assaut acharné de mon corps.

Putain. Va falloir réparer ça avant de me réparer moi.

— Jungkook, qu'est-ce qu'il se passe ?

Son dos était arrondi, appuyé sur le mur gauche des toilettes. Ses yeux fortement plissés, ses deux mains serrées contre son abdomen.

— Et merde.

L'odeur métallique si caractéristique de l'hémoglobine flotta dans l'air. Me donnant la nausée. Ces remontées acides que j'avais appris à dompter.

Mon cerveau ne réfléchit pas et fit machine arrière, dans la salle de bain juste à côté se trouvait le nécessaire. Je pris tout en main et retournai là d'où je venais.

— Jungkook, on va y aller pas à pas, d'accord ?

Je savais que le moindre mouvement pouvait aggraver la situation.

— L'endroit est trop exigu, je ne peux pas y entrer avec toi.

Il tenta un pas. Deux, je ne m'abusais. La douleur le terrassait, je le voyais. Il n'arrivait pas à en masquer l'ampleur sur ses traits.

Finalement, il abandonna. Comme dans un dernier acte de désespoir, il plaqua l'arrière de son crâne tout entier contre le mur, exposant à ma vision les battements saillants de sa carotide.

Mon cerveau réfléchissait à toute vitesse, visualisant avec efficacité chacune des possibilités qui se présentaient à moi. Excluait toutes celles qui comprenaient le fait qu'il doive se déplacer, ou même se mouvoir sur plus de dix centimètres.

Je devais trouver la solution, me disais-je en remarquant ses mains ensanglantées qui peinaient à ralentir le flux. Il n'avait pas encore totalement récupéré. Et il reperdait déjà.

Je n'avais le choix.

— Jungkook, je n'ai pas le choix. Je vais entrer dans la cabine avec toi.

Il ne tourna que brièvement la tête, posant son regard sur moi une demi-seconde.

Etait-ce sa manière de me témoigner son accord ?

— J'ai besoin que tu me le dises clairement.

Il ne put. Le seul son qui sortit de sa gorge fut ce grognement bestial par lequel il me suppliait de mettre fin à sa souffrance.

— Bien, je vais entrer, le prévins-je en mettant mes gants. Il va falloir que tu retires tes mains, Jungkook, lui demandai-je une fois face à lui.

Assis sur la lunette des toilettes, j'étais exactement face à sa plaie ouverte.

Il faut d'abord désinfecter.

Je me saisis des cotons que j'avais préalablement imbibé d'antiseptique et lui mis un morceau de tissu dans la bouche.

— J'y vais, prononçais en plaquant la compresse contre son corps qui réagit instantanément.

Il se cambra pour s'éloigner comme si je brûlais son épiderme. La douleur était semblable à cela. Je crus me décomposer quand j'entendais sa plainte. Discrète, elle atteignit tout de même mes oreilles.

— Jungkook, je suis désolé...

Je n'osais pas lever les yeux de peur de croiser les siens. De voir la manière dont il serrait le morceau de tissu entre ses dents. De m'apercevoir de la blancheur de son teint en manque d'hémoglobine.

Bien, il ne pouvait pas tenir la compresse. Je ne voulais même pas tenter de lui imposer cela. Je nettoyais le contour de la plaie au plus vite, retirant toute trace de sang.

Respire Tae, tu peux le faire.

Par sécurité, je repris une lingette propre et la tins à proximité de la blessure.

— Je vais recoudre Jungkook. C'est bientôt fini, je te le promets.

Je tentais au mieux de repasser par les trous que j'avais déjà fait, pour le préserver d'un tout petit peu de douleur. C'était déjà ça de gagner en mon sens.

— C'est bientôt fini, répétai-je en boucle, ne sachant pas réellement si c'était pour moi ou pour lui.

Si ma respiration était erratique, la sienne demeurait fébrile. Je me baissais pour ramasser le bandage tout en maintenant une main contre la plaie à présent artificiellement refermée. En me penchant, j'eus tout le loisir du monde de m'apercevoir des tremblements de ses cuisses.

Je relevais rapidement les yeux vers son visage. Celui-ci était trempé de sueur, de sa bouche, la salive coulait, mais ses yeux, surtout ses yeux, n'étaient plus que faiblement ouverts.

— Jungkook, reste avec moi.

Il me fallait me dépêcher. Je plaçais une extrémité du bandage contre sa peau et la maintins avec mon coude. De l'autre main, je le fis passer derrière son dos.

Enfin, j'essayais.

Son dos, par manque de force, était totalement collé au mur. Je ne parviendrais pas à bout seul.

— Jungkook, c'est bientôt fini. Mais il faut que tu m'aides.

Mes deux mains étaient prises. Il ne pouvait objectivement pas m'aider à faire quoi que ce soit.

En dernier recours, je me débrouillais pour m'asseoir tout au fond de ce siège de fortune, de sorte à libérer de l'espace sur mes jambes.

— C'est le dernier effort, je te promets. Il faut que tu t'asseyes sur moi.

Une main qui tenait la compresse, l'autre qui essayait de le réceptionner correctement, Jungkook s'abandonna totalement. Son corps, vidé de toute force tomba maladroitement sur le mien.

Bien. Ca allait être bien plus compliqué que prévu.

Jungkook menaçait de s'assoupir à chaque seconde.

Rapidement, je fis passer le bandage d'avant en arrière, couvrant totalement son abdomen.

Et je pus enfin souffler un bon coup quand ce fut fait.

Je retirai le tissu d'entre ses lèvres. Cette paire de lèvres...

Et je me rendis compte de la position dans laquelle nous étions. Moi, assis, lui, torse nu sur mes genoux. Si on omettait tout le sang et son odeur omniprésente dans la pièce, nous pourrions admirer cette scène sous un œil totalement nouveau, presque érotique.

Je secouais la tête pour ne plus y penser. Quand ce n'étaient pas ces interrogations qui mangeaient mon cerveau telles des parasites, c'étaient des images totalement impudiques qui naissaient dans ma tête.

Taehyung, il est blessé bon sang !

Je passais un bras sous ses genoux, l'autre dans son dos et le ramenais dans ma chambre. Ainsi endormi, ses traits détendus, il semblait beaucoup plus jeune...

Je l'installais sur la couette pour le défaire de ses vêtements souillés. Je lui en trouverais d'autres. Je rougis quand je lui retirai son pantalon. Je n'avais pas remarqué la taille de ses cuisses avant maintenant. Je l'avais certes déjà déshabillé, aucun souvenir ne m'était resté en mémoire. Je ne lui laissais rien d'autre que son caleçon et son bandage, bien entendu, pour qu'il soit confortable sous la couverture que je rabattis sur lui.

En allant chercher de quoi le rafraîchir, je réfléchis à son âge. Aux circonstances qui l'ont amené ici.

Etaient-elles semblables aux miennes ?

Je me saisis d'un seau que je remplis d'eau froide ainsi que d'une petite serviette éponge qui me permettrait de lui éponger le visage.

Allongé dans mes draps, Jungkook dormait paisiblement. Je m'installais au bord du lit, le seau à mes pieds. L'eau froide au contact de mes doigts me fit l'effet d'un électrochoc.

Etait-ce une bonne idée ? Ca n'allait pas aggraver sa situation plutôt que de l'améliorer ?

Je ne savais pas, dans le doute, je préférais ne rien tenter. A la place, je me tournais vers lui, replaçant correctement la couverture sous son menton.

Pourquoi me sentais-je si coupable ?

J'entrepris simplement de retourner dans les toilettes pour nettoyer le sang qui était encore par terre.

Quel désastre.

Il y en avait partout, sur les murs et les sols.

Sur mes mains.

Je baillais d'ennuie.

Je ne voulais pas le faire.

Un bon quart d'heure plus tard, j'eus enfin fini.

J'allais me reposer ailleurs que dans ma chambre, il fallait simplement que je vérifie comment il se porte.

J'ouvris discrètement la porte qui donnait sur la pénombre, il semblait sagement à sa place. Je n'entendais rien si ce n'était de légères respirations. C'était presque agréable.

Il s'était approprié mon lit.

Je m'autorisais un aller-retour. Un seul et unique. Pour m'assurer qu'il allait bien. Juste cela.

Mais oui Tae... bien sûr.

Mais alors que j'allais repartir, je sentis une pression sur mon bras. Face à la porte, je ne pouvais être témoin de la moindre réaction dont il était victime.

Je ne dis rien.

Il ne fit pas la moindre réflexion.

La pièce resta simplement silencieuse pendant un moment.

Un moment si long qu'il fut court quand sa petite voix résonna dans l'espace vide.

— Reste...

Je n'avais plus le jeune homme plein d'ardeur derrière moi, simplement un enfant dont la voix était emplie de détresse.

Détresse.

Peur.

Détresse.

Peur.

— Tu m'avais promis que tout irait bien...

Détresse.

Peur.

Détresse.

Peur.

— Ca ne peut pas aller bien si tu me laisses seul...

J'étais déterminé à partir. Je l'étais avant d'entendre sa voix presque implorante.

Ce n'est pas une bonne idée.

— Je t'en prie.

Reste

— Ne pars pas.

Toujours sans le moindre mot, mes talons se tournèrent dans la direction opposée. Mais je songeais qu'il était préférable de rompre ce filament lumineux qui passait dans l'entrebâillement de la porte.

— Hyung... il marqua une pause, comme s'il voulait commencer une phrase mais l'avait laissée en suspend. Hyung... s'il te plaît.

Ce surnom me fit m'arrêter net.

Je pivotai.

Jungkook avait les poings serrés tout comme l'étaient ses yeux. Sa tête enfoncée dans l'oreiller avait perdu toute la sérénité qui s'y logeait peu de temps auparavant. Du pied, je claquais la porte et m'aventurais jusqu'au lit à tâtons. Après presque quatre ans de guerre, je savais au moins me repérer dans cette chambre.

Je m'allongeais à ses côtés, les bras calés sous la tête.

Mes yeux grands ouverts scrutaient un point invisible au plafond.

Dans quel monde aurais-je pu imaginer ceci ? Jeon Jungkook, espion du camp ennemi, recueilli par nul autre que moi, dans les vingt-deux ans, qui dormirait en position fœtale à mes côtés. Si proche que je sentais sa respiration ricocher sur mon épiderme.

Finalement, je décidais moi aussi de dormir pour tenter d'oublier les horreurs de la journée. J'ôtais mes bras de derrière ma tête et me retournais sur le ventre.

Par habitude, je cherchais le sommeil. Mais c'était le moment jugé propice par mon cerveau pour démanteler les pensées du jour. Les passer sous le laser intangible de mes juges. Chaque soir, je ressortais coupable de ce procès. Il n'y avait pas le moindre univers dans lequel j'en ressortais innocent, les victimes déjà dans leurs tombe.

Un pied dans chaque monde, je tentais de sauter à pieds joints dans le monde onirique. Mais ce n'était visiblement pas possible ce soir.

Une pensée pour maman, une pensée pour papa.

Je sentis des bras enserrer le mien.

— Jungkook, laissais-je échapper.

Il ne me répondit pas, il dormait déjà. Mais son souffle directement dans mon oreille me berça et me permit de trouver le chemin vers les bras de Morphée.

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