Chapitre 5 (18) : Last two

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Par quelle malédiction en sommes-nous arrivés là ?

Comment est-ce qu'on a pu se retrouver dans cette situation, avec moi à l'entrée de la chambre de Junko, et Daisuke étendu raide mort sur son lit, un couteau dans la poitrine ? Alors que j'ai déjà un cadavre sur les bras, alors qu'il y a déjà un mort ?

Je m'avance de quelques pas, abasourdie. Dans le silence. S'il y a des bruits dehors, je ne les entends plus. Il n'y a plus que moi, moi et le corps étendu sur le lit, moi et le sang qui goutte de ses mains contractées en poings, moi et les chuchotis qui l'entourent, pressants, furieux, désolés, je ne sais pas. Moi et son regard vide, ses yeux écarquillés, voilés, ses dents contractées sur un dernier grognement.

Le couteau dans sa poitrine n'est pas la seule blessure qui pare son corps. Ses poignets sont contusionnés, et je vois des traces de coups sur son visage. Du sang coule de ses dents, dont l'une est cassée. Un œil au beurre noir se forme sur son œil.

Il est en position de lutte, poings serrés, dents montrées, le corps entier contracté, et pas seulement à cause de la rigor mortis. Si je lui tapais sur l'épaule, presque, je le verrais bien sursauter, arracher de sa cage thoracique le couteau qui la transperce, et me sauter dessus, comme si j'étais son agresseur. Il a lutté avec la mort, et la mort a gagné.

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Qui donc aurait réussi à remporter la victoire sur lui ?

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Je ne l'avais pas vu depuis deux semaines. Et maintenant, voilà que je le retrouve mort à mes pieds.

Cette scène est horriblement familière.

Et je déteste les implications qu'elle peut avoir.

« Reina ? » Quelqu'un m'appelle de l'extérieur. « Tu as trouvé un truc ? »

C'est Soma. Seigneur, Soma... Qu'est-ce que je vais lui dire ? Comment est-ce que je vais même expliquer ça ?

Est-ce que j'ai vraiment le choix ?

Je pousse un profond soupir.

« Tu devrais venir voir. S'il te plaît. »

Je ne peux pas lui dire.

Je ne peux même pas le formuler.

Un grincement se fait entendre derrière moi. J'entends les pas de Soma franchir le seuil, crisser sur le parquet en bordel, se rapprocher de moi.

« ... oh bon sang... Il y a eu une bagarre ici où– »

Sa phrase se coupe net.

Il a vu le corps.

Il a vu le corps, et ses pas se font plus vifs, alors qu'il se précipite vers le lit de Junko, dont goutte encore le sang. Il a vu le corps, et son visage se tord d'une indicible douleur alors qu'il s'arrête devant le lit, s'empare de la main de Daisuke, cherche un pouls que nous savons tous deux qu'il ne trouvera pas.

Il a vu le corps, et un horrible hurlement s'échappe d'entre ses lèvres alors que ses larmes se remettent à couler.

Le hurlement de Soma sembla avoir attiré l'attention. Saki, Michi et Yuuki se précipitent, à leur tour, dans la chambre de Junko, et je les vois retenir leur souffle, porter leurs mains à leur bouche, retenir un cri de surprise, une nouvelle montée de larmes.

Michi, de toute évidence la plus atteinte, pousse une exclamation.

« Putain... C'est une blague ? Reina, pitié, dis-moi que c'est une blague...

— Malheureusement, je grommelle, un peu aigre, on ne plaisante pas avec les couteaux dans la poitrine. »

Si Michi prend ombrage de ma sécheresse, elle ne me le montre absolument pas. Bien au contraire, elle vient s'accrocher à moi, et moi je profite de l'occasion pour la serrer contre moi, pour savourer son pouls bien vivant, l'odeur fraîche de ses cheveux, la sensation de la chaleur de sa peau. La vie que je tiens entre mes bras et que je prie pour qu'elle ne m'échappe plus jamais.

Eh, s'il y a un dieu là-haut, répondez à mes prières.

Qui que ce soit qui l'ait tué, par pitié, laissez-la moi.

Laissez-moi ma Michi.

Je ne veux pas la perdre.

Je ne veux pas la voir disparaître.

Pas maintenant.

Pas si proche de la fin.

Pas si proche du but.

Yuuki, derrière moi, se recroqueville contre Saki.

« ... Il y a eu deux personnes tuées ? Donc... donc un il a peut-être deux tueurs ? »

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Deux tueurs, alors que nous avions tous juré de ne plus tuer personne ?

Deux tueurs qui ont brisé une promesse, que certes je ne m'attendais pas à voir tenir, mais tout de même. Si proche du but, si proche de l'échéance, alors que l'espoir de survie était de plus en plus fort, de plus en plus vif ? Deux tueurs, alors que j'ai réussi à tenir tête à Monokuma, alors qu'il ne me manquait que si peu d'informations, si peu de choses pour démêler les derniers nœuds, ceux qui libèreraient l'identité de l'instigateur, ou notre moyen de pression, de sortie ?

Le Désespoir est-il plus ancré que je ne l'imaginais dans nos cœurs ?

Ou bien est-ce une coïncidence, ou un double meurtre par la même personne ? Sommes-nous face à la même situation qu'au troisième procès, ou l'une des victimes avait tué l'autre ?

La réponse ne peut pas être si évidente, pas vrai ?

Saki se rapproche de moi, avant de me tapoter l'épaule et de me dépasser pour prendre Soma dans ses bras. Ce dernier est encore en larmes, les doigts serrés autour du poing contracté de Daisuke, et ne réagit même pas alors que Saki le cale doucement sur sa poitrine. Et Yuuki, toujours accrochée à ses jupes, lui caresse doucement les cheveux, de nouveau au bord des larmes.

Michi n'a pas quitté mes bras, tremblante, sanglotante.

Nous sommes cinq.

Et, je me rends compte en un flash, nous sommes tous là.

C'est tout ce qu'il reste de notre groupe de seize. C'est tout ce qu'il reste des trente-deux personnes que Monokuma a amené ici. Cinq personnes. Dont l'une est le meurtrier. Et une autre encore, l'instigateur.

...

C'est si peu.

Si peu...

« Tiens tiens tiens mais que vois-je, ricane une voix derrière moi. On dirait que quelqu'un a puni à ma place notre petit fauteur de troubles ? »

Un malheur n'arrive jamais seul, visiblement. Parce que voici venir notre sixième personne, Monokuma en chair et en os, qui semble avoir regagné plus encore que toute sa superbe depuis notre dernier affrontement. Avoir révélé les informations sur Junko et posé un prix sur la tête de Daisuke doit la réjouir particulièrement, n'est-ce pas ?

Puisque les deux sont morts.

Elle s'avance dans la pièce, et tout le monde s'écarte sur son chemin, comme si elle était pestiférée. Ce qu'elle a été, un temps. Mais ce n'est pas ça qui nous dégoûte. Non, ce n'est pas ça. C'est l'euphorie qui l'envahit alors qu'elle remue le couteau dans la plaie de Daisuke, sous les yeux furieux de Soma qui semble prêt à l'étrangler. Qu'elle remue le couteau dans notre plaie en même temps.

« Eh bien eh bien, elle rigole, celui qui l'a eu n'a pas raté son coup ! En plein dans le cœur, il faut croire qu'il y avait un grief...

— Retire tes sales pattes de là, Monokuma, je crache. Tu ruines les empreintes. »

Elle éclate de rire.

« Ma pauvre Satou, si seulement vous disposiez de quelqu'un capable de les relever ! Mais pas de chance, pas de chance, la petite Espionne traîne sur le sol en attendant d'être jetée à la poubelle, comme tous les gens de son espèce... Et aucun d'entre vous n'a de réelles connaissances en empreintes, pas vrai les gars ? Vous les avez tous tués, quel dommage... ça, ce n'est pas vraiment ce que j'appelle bien jouer, hm ? »

Le clin d'œil qui déforme son visage est horriblement familier. Il nous nargue, plus sûrement encore que la lueur assoiffée de sang qui luit dans les yeux de Monokuma, que son sourire carnassier, ses doigts qui s'agitent dans tous les sens, caressent le visage du Révolutionnaire décédé, tirent sur une des mèches de Soma dont la couleur s'estompe, manquent de percer un des yeux de Saki avec cet ongle bien trop long pour ne pas me faire penser à une griffe.

Elle est de retour dans son élément. Et moi qui croyais pouvoir reprendre l'ascendant, je suis de retour à ma place.

Il n'y a aucune issue.

Aucun moyen de s'échapper.

Tant qu'elle sera là, immortelle, invulnérable, souriante, déesse en devenir.

Tant que personne ne trouvera comment s'en prendre à elle sans conséquences, ce cycle sans fin continuera.

Et je mourrai d'une manière où d'une autre, à la fin de ce jeu qui ne peut s'achever que par un game over.

...

Et pourtant, les dieux ne saignent pas.

« Si tu as quelque chose à nous dire, Monokuma, marmonne Michi depuis mes bras, dis-le. Et dépêche toi, putain, dépêche toi. »

Monokuma sourit.

« Oh, je n'ai rien à vous dire. Vous connaissez le truc, à force, pas vrai ? Je suis juste venue admirer le spectacle... Ah là là, c'est beau de faire des promesses sur les cadavres, pas vrai ? Alors que vous savez très bien qu'ils reviendront, encore, et encore, et encore...

— laisse-nous tranquille, Monokuma. »

Yuuki, toujours accrochée à Saki, relève la tête. Ses yeux plongent dans ceux de notre tortionnaire, inflexibles, indéchiffrables, bordés de larmes.

« Les morts ne reviennent pas. »

Monokuma a un petit rire. Avant de détourner les talons, pour se tourner vers moi.

« Exactement, ma jolie. Les morts ne reviennent pas. Et votre Espoir non plus. Maintenant, si vous avez fini de croire pouvoir jouer au plus fort avec moi... »

Son sourire s'élargit.

« Vous avez un autre jeu à jouer. »

Et elle sort.

Comme ça.

Nous laissant, à cinq, derrière elle, dans la chambre du corps.

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...

Le silence revient.

Il n'y a plus que nous, la dernière trace de vie, face à l'inexorabilité de la mort.

Et encore une fois, je dois jouer son jeu.

« ... Bon. Je crois, je finis par soupirer, que ce n'est plus la peine de chercher Daisuke. »

Soma, qui a enfin cessé de bouger, hoche la tête.

« ... On est tous là, pas vrai ?

— Ouais. »

Le dire est presque aussi affreux que de s'en rendre compte.

Je vois Soma tressaillir, puis son visage retourne au vide qui l'envahit.

« ... donc l'un d'entre nous l'a tué. L'une de ces personnes, ici, dans cette pièce. »

Échappant à l'étreinte de Saki, il se relève. Je n'arrive toujours pas à déchiffrer l'expression de son visage.

« ... Je me fiche bien de balancer des accusations, ou quoi. Mais si quelqu'un l'a tué... S'il te plaît, Reina. Je veux que tu trouves qui c'est. Juste pour que je puisse demander à cette personne pourquoi sans qu'elle puisse me mentir. »

Je vois ses yeux se remplir de larmes. De nouveau. Et puis, il sort, sans ajouter un mot de plus, d'un pas lourd, d'un pas qui résonne dans toute la chambre, jusque dans nos cœurs.

Saki a une légère grimace. Yuuki se serre un peu plus contre elle. Et moi, je ne peux que fermer les yeux.

« Saki. Tu peux le rattraper, s'il te plaît ? Emmène Yuuki si tu veux, trouvez vous un point de ralliement au premier sous-sol, n'importe lequel. Je vous rejoins dès que j'ai fini l'autopsie. »

Saki hoche la tête. Elle et Yuuki se relèvent doucement, en silence, et se dirigent vers la sortie. Je vois l'Ultime Gamer jeter un dernier regard vers Daisuke étendu sur le lit avant qu'elles ne disparaissent dans la lumière.

Ne restent dans la pièce que moi, et Michi. Et Daisuke.

Dans mes bras, elle gigote un peu, mais je resserre ma prise. Je ne suis pas prête à lâcher prise. Pas maintenant.

« Michi. Est-ce que je peux te demander un service ?

— ... Tout ce que tu veux, ma puce. »

Je passe ma main dans ses cheveux. La cale contre moi. Je ne peux pas la lâcher. Pourtant, ce que je m'apprête à lui demander... Pourquoi je lui infligerais ça ? Pourquoi aurait-elle mérité que je l'embarque là-dedans ?

« ... j'aimerais que tu m'aides. À transporter les corps dans la morgue. »

Elle se raidit contre moi.

« Tu veux... Que je t'aide à faire l'autopsie ?

— Non »

Je ne peux pas te demander ça.

« Mais Daisuke est trop lourd pour moi. Et la morgue est loin... Si je le transporte seule, j'ai peur de faire une bêtise, avec la scène de crime, par exemple. »

Silence. Long silence. Mais elle finit par soupirer, avant de hocher la tête doucement contre moi.

« ... Okay. Je peux. Mais retire ce poignard de son torse, par pitié. Il me donne envie de vomir. »

Je la serre un peu davantage contre moi, avant de finalement, à contrecœur, me reculer.

Elle est verdâtre, en effet. Les larmes lui creusent des sillons sur ses joues autre fois si lisses, ses sanglots lui déforment le visage. Je ne peux m'empêcher de me dire que même lorsqu'elle pleure, elle est belle. Mais vu pourquoi elle pleure... Vu la situation...

Depuis combien de temps n'ai-je pas simplement été heureuse d'être à ses côtés, de céder face à ses fines remarques, de détourner le regard parce qu'elle me montrait, volontairement ou non, de la peau ?

J'ai l'impression de ne plus avoir de temps pour ça.

Trop de choses à faire, trop de temps perdu.

Pour mon échappée, pour Michi, pour Daisuke qui gît dans son sang, pour Junko qui traîne non loin, abandonnée. Pour toutes les victimes précédentes, pour tous les survivants actuels.

Michi semble attendre. Que je dise quelque chose, peut-être. Mais tout ce que je fais, c'est m'emparer d'un mouchoir non loin, avant d'entourer avec le manche du poignard de Daisuke et de le tirer, lentement, de la blessure. Le saignement repart, juste un peu, le temps que la lame ne débloque le passage.

Avant que le sang ne cesse définitivement de couler.

Michi a une grimace.

« ... Bon sang... Je crois que je ne pourrai jamais m'y habituer. »

Et moi, je crois que j'y suis déjà trop habituée.

Nous nous plaçons de chaque côté du lit. Michi glisse ses bras sous ses épaules, je récupère ses pieds, et nous partons, en silence, cahin caha dans le couloir, un cadavre dans nos bras.

Un cadavre particulièrement pesant, de son propre poids ou de celui de nos péchés. Allez savoir.

Dans l'escalier, Michi a une petite moue.

« ... C'est bientôt fini, pas vrai ?

— De quoi ?

— La Tuerie. »

Sa moue se fait plus hésitante.

« Je veux dire... ça fait cinq meurtres. On est plus que cinq, et quelqu'un va mourir ce soir, donc on sera même quatre. Ça fait de la marge pour trouver l'instigateur. On aura même plus à tuer. Et puis... On arrive au bout des possibilités du donjon, j'ai l'impression, alors je me dis... Que ça y est. On est au bout... »

Je grimace.

« Ouais, sans doute. Mais il vaut mieux ne pas se dire ça. Je croyais ça aussi après la mort de Shizuka. Et pourtant, on vient de passer de sept à cinq, bientôt quatre... Et... »

Et je ne suis même pas sûre de qui va mourir ce soir.

Michi a un faible sourire.

« Moi, je crois en toi, Reina. Je crois en le fait que tu vas sortir d'ici. Et si jamais je suis arrivée au bout... Je pourrai sortir avec toi, pas vrai ? »

Le corps de Daisuke pèse soudain plus léger entre mes bras.

Oui. Rester avec moi. Ensemble, les survivantes. Même si nous ne pourrons jamais oublier ce que nous avons vu, toutes les deux, nous serons ensemble pour comprendre comment s'en sortir, pour comprendre ce que l'autre à subi.

C'est un bel espoir, à ce stade.

J'aimerais tant pouvoir m'y raccrocher.

« La morgue est là, je lance en voyant la porte se dessiner devant moi. On va bientôt pouvoir savoir si c'est possible. »

Michi se rembrunit.

« ... tu me crois suspecte, pas vrai ?

— j'aimerais que non. Mais sans savoir, une chance sur quatre... C'est une possibilité. Et celle que j'échoue en est une aussi.

— T'échoueras pas. »

Le visage de Michi est imprégné d'une confiance absolue.

« T'échoueras pas, je le sais. Tu vas le trouver. Et quand tu l'auras trouvé... Dis-toi que c'est le dernier. Dis-toi qu'après, c'est fini. Il faudra pas hésiter à le condamner. Et lui rendre hommage après. Parce que de toute façon, on ne peut faire que ça, pas vrai ? »

...

Pas vrai ?

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