Chapitre 4 (15) : Liar

Je ne pensais pas que quelque chose à quoi je m'attendais pouvait me frapper si proche du cœur, et pourtant.

Pourtant, je n'ai rien de mieux à faire que fixer, hébétée, le cadavre de l'Ultime Chroniqueur étalé au sol dans son propre sang, tellement malmené qu'un moment, je crois voir ses membres se détacher de son corps.

Il est là, devant moi, bien réel, l'odeur du sang bien réelle, le corps d'un homme qui avait tellement fait d'efforts pour ressouder un groupe qui se perdait dans les limbes alors que la méfiance grimpait.

Une journée avant la date limite, me voici avec le cadavre que je redoutais.

Et pourtant...

Et pourtant.

Une surprise totale.

Est-ce que je m'attendais à cette victime ?

Est-ce que c'est seulement une question à laquelle je peux répondre ?

Quelles qu'aient été mes estimations Akihito est mort, et dans ce qui me semble être la plus pure sauvagerie.

Moi qui espérais ne plus jamais revoir un meurtre de cette violence...

Et Saki... Oh, Saki. En larmes sur le sol, en train de sangloter, de secouer le corps du Chroniqueur de toutes ses forces, de tâter ses bras, ses jambes, ses cheveux, comme si elle espérait qu'essuyer le sang de ses blessures les ferait disparaître. Sa robe est trempée du sang sur le sol, mais elle ne semble même pas le remarquer, toute à sa souffrance qui s'exprime.

Soma, à côté de moi, manque de vomir. Je vois ses joues prendre une teinte verdâtre derrière ses cheveux arc-en-ciel.

« Bon sang de... à quel point il s'est fait massacrer ?!? »

Je suppose que ça va encore être à moi de répondre à cette question. L'alarme sonne, à toute allure, depuis que je suis rentrée avec lui, ce qui nous innocente, sensiblement, au moins plus que tout le monde ici. Mais quoi qu'il arrive, je suis la seule habilitée à faire des autopsies, de toute façon.

Je me demande ce qu'il se serait passé si, les premiers meurtres, j'étais sur la liste des suspects.

Je n'ai pas répondu à Soma mais je crois que de toute façon, l'Illustrateur n'attendait pas de réponse. De plus en plus verdâtre, il se précipite dehors, loin du corps et du sang et de la mort et de l'horreur, loin du Désespoir qui le guette chaque seconde un peu plus. Ne restent dans la pièce, sur la scène de crime, que Saki et moi.

Je me rapproche de cette dernière avec précaution, essayant de ne pas tremper mes chaussures. Je n'ai pas besoin de toucher du sang plus que nécessaire.

« Saki... ça ne sert à rien. Il est mort... Trop de détails le prouvent. »

Elle ne semble pas m'entendre. Ou bien peut-être qu'elle ne veut pas m'entendre. À la place, son poing frappe le sol, ponctuant encore et encore et encore ses sanglots hystériques.

De toute façon, pourquoi statuer l'évidence ?

Étais-je comme ça, quand Sora est mort ? Ou bien ai-je accepté l'idée de sa mort aussi sûrement que la sienne ?

A croire que voir des gens mourir, toujours plus de gens mourir, vous ferme à l'éventualité que tout ça ne soit qu'une immense blague. A l'espoir de les voir se relever, rire devant notre panique, s'excuser de nous avoir fait si peur et reprendre sa vie dans les mêmes conditions qu'avant.

Parce que rien ne sera jamais comme avant.

Et chaque après nous rapproche toujours un peu plus du fond.

Impossible d'éviter les flaques de sang, cette fois. Mais il faut que j'éloigne Saki de là avant qu'elle ne ruine la scène du crime. Étalée en plein milieu comme elle l'est, elle ne va pas arranger mes affaires pour l'enquête, et j'ai besoin de pouvoir enquêter. J'ai besoin de me perdre dans une tâche urgente pour oublier qu'un camarade est mort et que bientôt, quelqu'un d'autre va le suivre.

Et que c'est à moi de découvrir qui.

Je suis un fil qui me conduira quoi qu'il arrive à toujours plus de morts. C'est la malédiction qui règne au cœur d'une Tuerie.

Ma main se pose sur l'épaule de Saki. Que je secoue, délicatement.

« Allez, viens, Saki. Il faut qu'on puisse aller enquêter, que tu puisses te calmer... »

Son sanglot se mue en hurlement. Et, d'un mouvement brusque, elle enfouit sa tête dans mes genoux avant de sangloter encore plus fort, incapable de s'arrêter. Au cœur des sanglots, des mots, déformés, inintelligibles, sans doute un essai de communication, que je ne comprends pas. Ses cordes vocales sont éraillées d'avoir tant hurlé et si peu parlé.

Je soutiens une banshee au cœur d'une indicible souffrance, tant à cause de son mutisme que de ce qui cause la souffrance, et je ne peux rien faire d'autre que me taire.

Bruit de pas derrière moi. C'est Soma. Je reconnais sa respiration essoufflée. Il traîne avec lui Daisuke qui grommelle, et Junko qui court derrière lui en silence. Une dispute semble toujours bien en cours entre les deux, mais rentrer dans le laboratoire d'Akihito coupe net absolument toutes les voix.

Sauf celle de Saki.

Je soupire.

« Vous tombez bien. Quelqu'un peut m'aider ? Saki... Ne veut pas bouger de la flaque de sang. »

Un grognement se fait entendre de derrière moi, puis Daisuke apparaît à ma droite, avant de charger ladite Saki sur son épaule.

« Du calme, Tamura. Vire-toi du sang, t'as les pattes en plein dans la scène de crime. »

Elle hurle. Elle se débat. Elle lui martèle le dos de toute la force de ses poings. Mais il ne réagit pas plus. Il se contente de la traîner vers l'entrée, toujours sur son épaule, sans bouger. De son côté, Junko s'approche de moi en silence, avant de se pencher vers le corps.

« Il est dans un sale état. Ça va aller, Reina ? »

Je pince les lèvres.

« Il faudra bien. »

Qui d'autre peut faire les autopsies, de toute façon ? Je me suis garanti un alibi exprès. Il tombe drôlement bien.

Akihito, d'après la rougeur du sang, n'est pas mort il y a si longtemps. Trois heures tout au plus. Ça coule encore. Et ses bleus, ceux qui lui mangent le visage, ne sont pas si anciens. Donc logiquement, entre le moment ou Saki lui a apporté son repas et maintenant, je n'ai jamais été seule...

À considérer que Saki est innocente.

Mais l'alarme semble pencher vers cette direction. Sans compter le fait que si Akihito est mort dans la matinée, Saki disposerait d'une fenêtre très réduite pour se changer et se débarasser d'une telle quantité de sang. J'en suis déjà recouverte au bout d'à peine un quart d'heure. Pendant le meurtre, je n'ose imaginer la quantité qui a giclé sur le meurtrier...

Junko semble vouloir se pencher sur le corps. Je l'arrête, lui empoignant le bras.

« Avant ça, dis-moi plutôt si tu es passée par les labos, ce matin. »

Elle me fait une moue dubitative. Je vois son regard se durcir.

« Tu comptes vraiment prendre l'enquête en charge, Satou ?

— Tu constateras comme moi, je réponds, assez refroidie par ses doutes, qu'Akihito n'est pas mort il y a si longtemps. Or, j'étais avec quelqu'un toute la matinée. Michi après le petit déjeuner, puis Saki et Soma jusqu'au moment de la découverte du corps. Objectivement parlant, j'ai plus de chances d'avoir un alibi que toi. »

Junko se redresse, avant de planter ses yeux dans les miens. Son visage est le reflet de la froideur de mon ton.

« Sans offense, Satou, mais on dirait que tu as préparé ton coup. Et il suffirait d'une toute petite fenêtre dans cet alibi pour que tu puisses aller le tuer.

— Et moi je pense que tu psychotes, Matsuoka, grommelle Daisuke, toujours avec Saki sur le bras. Je suis allé dans le couloir des labos juste après le petit déjeuner. Les empreintes de pas pleines de sang n'y étaient pas.

— Et en plus, bougonne Soma, Reina est vraiment arrivée juste après le départ de Daisuke, avec Saki. Donc bon, calme ta parano, hein. »

Junko lève les yeux au ciel.

« Vous comptez donc tant que ça remettre la même charge à la même personne ? Comme ça ?

— Qui est capable de faire des autopsies ici, Junko ? Je réplique, de plus en plus froide. Nous sommes jour un avant la limite de temps prévue par Monokuma. Un meurtre allait arriver tôt où tard. J'ai choisi de me placer en situation où je pouvais me fournir un alibi parce que je savais que vous auriez besoin de moi. »

L'Espionne pousse un profond soupir. Avant de se tourner vers moi, plantée à seulement quelques centimètres de mon visage, impassible même alors qu'elle est jusqu'aux talons dans une flaque de sang.

« Et ça te fait tant plaisir que ça ? »

Je soutiens son regard.

« Non. Mais tu veux que je fasse quoi ? »

Quelques minutes de silence. Un long silence pendant lequel Junko affronte mon regard, pendant lequel nous nous fixons avec calme et froideur. Quelques minutes au bout des quelles elle hausse les épaules.

« Peu importe, de toute façon. Il va falloir la faire, cette enquête. »

S'éloignant du corps, elle se plante près de la porte.

« Pour ta gouverne, j'ai passé ma matinée dans les souterrains, je n'ai pu retrouver Yuuki qu'au repas. Donc non, je n'ai pas vu les laboratoires.

— Très bien. Personne d'autre ? »

Daisuke reste silencieux, ou peut-être cherche-t-il à calmer Saki toujours hurlante sur son épaule. Et Soma, le deuxième présent, n'a de toute façon pas besoin de me répondre.

Ça ne va pas arranger mes affaires, ça. Même si le nombre de suspects, donc, se réduit de deux personnes... Enfin du moins, jusqu'à ce que j'aie pu interroger Shizuka et Yuuki... Même si nous sommes neuf, et donc disposant de moins en moins de possibilités, avec la réduction de notre nombre s'annonce la réduction des alibis.

J'ai le mien. Je pourrai le confirmer avec l'autopsie, ce ne sera pas un problème. Les gens auront moins de problèmes à me croire, toutefois, si j'ai des témoignages.

L'autopsie innocentera, je pense, Saki et Soma. Même s'ils étaient innocentés de par l'alarme, en admettant que personne d'autre n'ait vu le corps, c'est peu probable qu'ils aient pu en même temps se trouver avec moi et en même temps sur la scène du crime. Surtout que vu la... La saleté des lieux, difficile de tuer Akihito et de ressortir pour me rejoindre impeccable cinq minutes plus tard. Non, je pense pouvoir les rayer de la liste des suspects temporaires.

Daisuke... Disait être passé dans les laboratoires sans y avoir vu l'empreinte sanglante. Pour ce que j'en sais, il pourrait très bien mentir.

Junko... Était dans les souterrains. Ça ne se prouve pas.

Shizuka et Yuuki... Iels n'ont aucun alibi pour le moment. Même si j'ai vu passer Shizuka ce matin, cela ne prouve rien. Iel savait ou se trouvait Akihito, on lui avait dit.

Et Michi...

Je secoue la tête.

Mieux vaut ne pas y penser. En plus... Michi est alitée, elle ne sort plus de sa chambre. Je ne suis même pas sûre qu'elle ait eu la force mentale nécessaire pour se lever, alors tuer quelqu'un ?

...

Ne t'emballe pas, Reina. Hélas, il faut considérer toutes les possibilités. À commencer par celle que Michi ait entièrement simulé la lenteur de ses progrès.

Enfin. Plus tard, les alibis. Surtout qu'on a de la visite. Monkuma, qui vient de rentrer dans la chambre avec un large sourire. Un moment, je vois ses yeux briller de surprise, et puis, plus rien, plus rien d'autre qu'une euphorie éclatante.

« Yeeeeeesh ! C'est qu'il est dans un sale état ! Le meurtrier y est pas allé de main morte... »

Elle se tourne vers moi, toujours cet exécrable sourire aux lèvres, avant de me désigner Akihito désarticulé au sol.

« Sûre que t'auras pas besoin d'aide pour recoller les morceaux cette fois, ma jolie ?

— Ferme-là, Monokuma, » grommelle Daisuke qui maintient sur son épaule une Saki dont la rage transparaît entre les larmes.

Elle lève les yeux au ciel, son affreux rire retentissant au cœur du silence de la mort.

« Eh bien, ça faisait longtemps, tiens. Mais ce n'est pas à toi que je parle. C'est à miss Satou.

— Je n'ai pas besoin de ton aide, Monokuma, je lui réponds, avec toute la froideur dont je suis capable. As-tu autre chose à nous dire ? »

Elle rigole, son « upupupupu » donnant un frisson à Soma qui se recroqueville, avant de se pencher vers le corps.

« Ouaip, plusieurs choses en fait. Chose numéro une, vous aurez constaté que vous n'avez plus accès à l'heure sur vos Monodossiers ? C'était totalement volontaire, maintenant que vous êtes neuf il faut bien compliquer vos alibis. Mais comme je suis bien gentille, je vous donne l'heure de sa mort ! »

Son sourire s'élargit encore.

« Akihito Kanda, Ultime Chroniqueur. Enregistré décédé à 10h37, fuseau horaire japonais. Vous voyez ? Je vous donne même le fuseau horaire, si c'est pas trop cool de ma part ! »

... Et à quoi va nous servir cette information, pauvre imbécile, alors que tout le monde ici sait que nous ne sommes plus au Japon ?!? Et plus encore, alors que nous n'avons plus aucune base horaire pour déterminer qui était ou non avec quelqu'un à cette heure-là ? Elle le fait exprès, j'en suis sûre. Elle le fait exprès pour tous nous emmerder.

Daisuke grommelle, pendant que Saki serre les poings. Mais Monokuma ne s'en préoccupe pas. Elle se contente de rire.

« Chose numéro deux ! Le mois de probation est remis à zéro à partir de cette date, et je vous conseille de bien compter... Et enfin chose numéro trois ! »

Elle se rapproche de moi avec un large sourire, avant de me chuchoter à l'oreille :

« Si tu tiens tant que ça à te charger de l'enquête seule, ma jolie, pense bien au fait que la vie de tous tes précieux amis, là dans le sous-sol, est en jeu... Et que je ne laisserai pas passer cette occasion... Upupupupupu ! »

Et elle me plante là. Ricanante, marchant dans le sang sans la moindre vergogne, avant de sortir de la salle après une pichenette à Saki.

Foutue Monokuma.

« Cette saleté va mettre le bordel dans les preuves, grommelle Junko en la voyant partir. On va pas pouvoir identifier l'empreinte maintenant qu'elle est allée y rajouter les siennes.

— De toute façon, je soupire, vu l'état de la pièce, tout le monde a marché dans le sang. Saki, moi, Soma, toi, Daisuke... Tout le monde.

— La solution est simple, réplique Junko, tout le monde va retirer ses chaussures avant de sortir. Mais ça reste particulièrement embêtant. Et la question de l'arme se pose, mine de rien... »

Voilà bien un point sur lequel on est d'accord. Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une telle hémorragie ? De toute évidence, vu l'état de ses membres, ce n'est pas une simple arme tranchante ; et pour provoquer des fractures ouvertes, il a fallu faire preuve d'une sauvagerie impressionnante. Une simple batte de base-ball ne suffirait pas à tant de sang. Celui qui lui a fait ça avait de quoi lui arracher les membres.

Et donc, une force impressionnante.

Bon à savoir.

Il va falloir que je trouve la bonne marche à suivre pour ne laisser passer aucun indice.

« Daisuke, Junko, Soma, je finis par dire après quelques secondes de réflexion, est-ce qu'après avoir retiré vos chaussures vous pourrez aller dans le réfectoire ? Et récupérer Shizuka et Yuuki, en passant. Essayez d'en bouger le moins possible le temps que je revienne, ça m'arrangerait.

— Et... Et Michi ? Intervient Soma, hésitant. Je... Je dois aller la chercher ? »

Pause.

Je prends quelques minutes pour réfléchir.

« Essaie, mais ne la force pas. Si tu n'y parviens pas, je m'en occuperai.

— De toute façon, il va sans doute falloir qu'elle participe au procès, fait Junko, grinçant des dents. Monokuma n'admettra pas son absence. »

Je plante mon regard dans le sien.

« C'est un problème pour plus tard. »

Junko plisse les yeux, mais a la politesse de ne pas insister. Tant mieux, ce n'est pas un sujet sur lequel j'ai envie de m'étendre.

De toute façon, je n'ai envie de m'étendre sur rien.

L'enquête, le procès, cette Tuerie, tout doit être fini au plus vite.

S'il faut qu'on ressorte à sept, on ressortira à sept.

Je me penche vers le corps. Akihito, une victime de plus, qui ne reverra plus jamais le monde extérieur. Tué au nom d'une sauvagerie indicible, ou d'un simple plan pour faire taire un gêneur.

Un plan trop cruel pour lelaisser faire.

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