Chapitre 22
Un an plus tard...
Allez ma petite Prisca, tu peux le faire...
Prisca Martelli inspira un grand coup et tenta en vain de ralentir les battements de son cœur, tandis que derrière elle un technicien s'adonnait à d'ultimes vérifications de sécurité. Son équipement, finement dissimulé par les tissus amples du costume, avait été inspecté maintes fois, mais à quelques minutes à peine du grand saut, rien ne devait être laissé entre les mains du hasard. La vie de Prisca était en jeu. La jeune femme savait qu'un acrobate avait trouvé la mort dans ce genre de spectacle et elle se doutait que depuis l'an mille sept cent cinquante-neuf, les techniques avaient suffisamment évolué pour lui permettre de s'élancer sereinement. Pourtant, la sensation de son ventre noué persistait et elle se rassurait tant bien que mal en se disant qu'il s'agissait d'excitation plutôt que d'une réelle angoisse. Elle se surprit à penser qu'elle avait de la chance. L'année passée, elle avait été choisie selon des critères de beauté et grâce à cela elle devenait la première acrobate depuis plus de deux-cent cinquante ans à incarner le rôle de l'ange éphémère.
D'un signe de tête, Prisca répondit au technicien que tout allait bien et que le spectacle pouvait commencer. Elle n'était pas encore le centre d'intérêt de toutes les caméras, son visage fermé ne laissait donc transparaître que sa concentration. Elle mourrait d'envie de se mordre les lèvres, fichue manie qu'elle avait quand elle devait faire preuve d'une grande attention, mais le risque de faire partir son rouge à lèvres était trop grand. Tout devait être parfait. Tout était parfait.
Une main se présenta à sa droite et Prisca la saisit en offrant un sourire au technicien qui l'aida à monter sur la minuscule estrade surplombant le vide. Du haut du perchoir, le regard de l'acrobate se posa sur la foule qui tentait de l'apercevoir, en bas. Dans quelques secondes, ces gens n'auraient d'yeux que pour elle, l'ange parcourant le ciel bleu azur qui rendait Venise si belle.
On entendit retentir douze coups de cloches. Le moment était venu, elle était fin prête. Radieuse, elle s'élança dans le vide, sentant contre son dos le filin assurant sa sécurité. Un frisson de joie parcourut le corps de Prisca tant la sensation de voler était forte...
Il volo dell'Angelo...
*
Trois minutes plus tôt et quatre-vingts mètres plus bas ...
Les pintes de bière tintèrent avec légèreté lorsque le serveur les plaça sur la table. Billets et pièces furent déposés dans sa main et il repartit à fond de train, sans oublier de souhaiter à ses deux clients une agréable journée. En réalité, c'était peu dire.
Octave et Adrien se prélassaient sur la terrasse d'un café, simple T-shirt et lunettes de soleil sur le nez pour l'un, chemise et casquette à l'envers pour l'autre. Midi n'avait pas encore sonné mais cela n'allait tarder. Les deux garçons étaient venus sur la Piazza San Marco pour assister au Vol de l'Ange et l'idée d'un petit apéritif était venue à point.
_ Rappelle-moi le nom de la fille ? demanda Adrien.
_ Prisca Martelli, répondit Octave pour la troisième fois.
_ Ah oui, Prisca... J'ai vraiment un problème avec son prénom.
_ Il n'y a rien de plus simple, pourtant, s'amusa Octave.
_ Comment expliques-tu le fait que je ne le retienne pas, alors ?
_ Je n'en sais rien : c'est ta mémoire, pas la mienne !
Adrien grommela qu'il était aberrant de dispenser aussi peu de compassion à son égard et se mit à observer la foule qui patientait sur la place, le nez en l'air. Soixante-quinze mille personnes attendues, quatre-vingt-seize mille recensées par les statisticiens embauchés pour l'occasion. Le Carnaval de Venise constituait une aubaine pour les commerçants, un évènement immanquable pour les touristes, et les jeunes Français avaient la chance d'être de la fête cette année-ci. Et comme le souhaitait la tradition, le Vol de l'Ange annonçait l'ouverture des grandioses festivités.
Tout à coup, les cloches du Campanile sonnèrent douze fois, d'un son profond et retentissant. Octave et Adrien se redressèrent d'un même mouvement sur leur chaise. De leur position, ils avaient une vue dégagée sur les toits du Campanile et distinguaient parfaitement l'épais câble reliant le monument au Palais des Doges. Et si par malchance ils ne parvenaient pas à voir le vol de l'ange à cause de la distance, ils pourraient toujours se rabattre sur l'écran géant qui avait été déployé sur les murs des bâtiments voisins.
Prisca Martelli apparut enfin sur l'écran, d'abord au centre d'un plan large, puis les caméras firent un zoom sur son visage rayonnant. De grandes acclamations s'élevèrent des pavés de la Piazza San Marco.
_ Elle a l'air aux anges ! fit remarquer Adrien.
A ces mots, Octave pouffa de rire, pourtant bien habitué aux jeux de mots faciles de son meilleur ami.
Prisca était réellement resplendissante. Elle portait une robe bleue et or de l'époque baroque, son fard à paupière et son rouge à lèvres étaient assortis à sa tenue, une fine couche de mascara agrandissait son regard et une paire d'ailes blanches s'étendait avec prestance dans son dos. La vérité indéniable était que Prisca, même sans artifices, devait faire bien des envieuses et des désireux.
Le Vol de l'Ange ne consistait pas seulement en ce simple parcours aérien. On vit Prisca porter ses mains à ses côtes et les plonger dans les pans de sa robe. Les poings fermés, elle tendit les bras au-dessus d'elle et d'un geste théâtral elle lâcha ce qu'elle tenait entre ses doigts fins. Une pluie de confettis et de paillettes s'écoula vers le sol, tournoyant dans le ciel et scintillant dans le soleil.
L'assemblée retint son souffle, le temps sembla s'arrêter, c'était un voile d'impatience enfantine qui avait enveloppé la foule. A peine cette pluie de magie eut-elle atteint les premières paumes levées, qu'une explosion de joie secoua le public. Les yeux pétillaient, les sourires se formaient, les rires éclataient tandis que les confettis se posaient sur les épaules et que les paillettes faisaient briller les chevelures.
Pour Octave et Adrien, il avait été évident qu'ils ne pouvaient manquer le spectacle pour rien au monde. Ils s'étaient empressés de se mêler à la foule et désormais c'était leur joie qui se mêlait à celle de tous ces inconnus qui les entouraient.
*
Une dizaine de minutes plus tard, Prisca avait épuisé son approvisionnement de confettis et de paillettes et rejoignit le balcon de la Cité des Doges. Elle salua les spectateurs en extase, au bras d'un jeune homme habillé à la manière des Doges du XVIIIème siècle, censé - selon la tradition - être son amant. Elle ne connaissait pas celui qui se tenait à sa gauche, on lui avait seulement dit qu'il s'appelait Giovanni... Giovanni « quelque chose », son nom de famille était un peu compliqué à retenir. Cependant, son nom avait peu d'importance. Pour le moment, il savourait avec elle cet instant de gloire éphémère.
*
Le spectacle ayant creusé les estomacs, le public attroupé sur la Piazza San Marco se dispersa petit à petit dans Venise pour trouver un restaurant où s'attabler, le temps du déjeuner. Octave et Adrien allèrent déambuler quelques minutes dans les rues étroites de la cité, mais n'eurent d'inspiration pour aucun établissement culinaire rencontré sur leur route. Ils jetèrent donc leur dévolu sur une petite cariole vendant panini, pizzas, plats de pâtes à emporter, glaces et sodas.
Désormais, les deux amis se tenaient appuyés sur le rebord du Pont des Soupirs, face au soleil, les yeux fermés, profitant en silence de ce temps radieux et de ces vacances exceptionnelles. Sans changer de posture, Adrien marmonna :
_ Est-ce que tu te rends compte de ce qu'elle nous fait faire, Avril ?
Octave répondit sur le même ton :
_ C'est magique.
_ Elle est magique.
_ Tu imagines si on découvre qu'en réalité elle est différente de ce qu'elle laisse paraître dans ses lettres ? Si elle a perdu son caractère d'aventurière ? Si j'étais déçu de voir ce qu'elle est devenue ?
_ Impossible. D'après ce qu'ont raconté tes parents, elle a l'air d'être franche. Et elle semble vraiment sincère dans ses lettres. D'ailleurs, il en reste une à trouver. Tu en sauras probablement plus sur sa vie actuelle et surtout, tu connaîtras l'endroit où la retrouver.
Le silence s'installa de nouveau entre eux. Adrien aurait pu parler beaucoup plus, mais le problème venait d'Octave. Ces derniers temps, il avait repris cette fatigante habitude de se murer dans ses réflexions. Leurs voyages l'ayant habitué à voir la nouvelle personnalité d'Octave, plus loquace, riant à tout va – heureux, en somme – Adrien lui avait parlé de ce retour de flamme qui l'attristait plus qu'il ne l'agaçait. Octave s'était excusé et lui avait assuré qu'il ferait des efforts, mais le résultat ne convainquait pas réellement Adrien. Alors de temps en temps, il se permettait de secouer un peu son ami, le faisait réagir. Mais voilà, il fallait recommencer chaque jour. Parfois, Adrien ne tentait rien, énervé par ce comportement. Dans ces cas-là, il ne pouvait s'empêcher de penser honteusement que vraiment, il y avait des gifles qui se perdaient...
Cette fois-ci, Adrien ouvrit ses yeux et gronda :
_ Est-ce que tu ne pourrais pas, pour une fois, me faire part de ce qui te tracasse ? Il y a quoi dans ta tête, hein ? J'ai le droit de savoir ? Je te soutiens depuis toujours, tu penses bien que je ne vais pas t'abandonner maintenant !
Octave ne répondit pas dans l'immédiat. Puis, n'y tenant plus, il se retourna, appuya ses avant-bras sur le garde-corps du pont, fixa son regard sur l'eau du canal qui filait. Il devait bouillir de l'intérieur car il avait les lèvres pincées et les mains serrées à s'en blanchir les jointures.
_ Je n'arrive pas à croire que mes parents soient allés la voir et ne m'aient rien dit.
Les mots avaient été prononcés dans un souffle, glaçants et amplis de rancœur. Adrien le détailla, ébahi :
_ J'espère que tu plaisantes.
Octave fuyait toujours son regard.
_ Merde, Octave, là je ne te suis plus ! vociféra Adrien. Je pensais que c'était passé, on en a déjà parlé ! Avril t'avait prévenu qu'elle comptait les revoir... Et... Et quand elle t'a proposé de venir jusqu'à toi, tu as dit que tu voulais d'abord aller au bout de tous ces voyages, pour découvrir le monde !
Il fit une pause, à court de propos.
_ Sur ce coup, Octave, je ne suis pas d'accord. Tu es grand, alors tu vas me faire le plaisir de te ressaisir, tu m'entends ? Tes parents ont fait une erreur, d'accord ? Mais tu as fait tes choix et ils se sont expliqués avec toi, alors passe à autre chose.
Adrien se tourna vers le canal en soupirant.
_ Je suis désolé, murmura Octave la tête basse.
Adrien ne lui jeta même pas un regard :
_ Ça aussi tu l'as déjà dit, alors change de disque, tu veux ?
Les deux amis ne dirent plus rien, atterrés par la tournure que prenait la discussion. Soudain, une voix guillerette les ramena à la réalité lorsqu'elle les interpella :
_ Bonjour !
Octave et Adrien se retournèrent, surpris de constater qui s'adressait à eux dans un français sans accent.
_ Bonjour, euh... Prisca, c'est bien cela ? demanda Adrien en premier.
_ Prisca Martelli, oui, enchantée, leur sourit-elle en leur tendant la main chacun leur tour.
Prisca avait troqué son beau costume pour une tenue plus formelle, constituée d'un top jaune, d'un simple jean et de bottines chic. Seules sa chevelure en chignon souple et les quelques paillettes qui ornaient le coin de ses yeux rappelaient qu'elle avait joué le rôle de l'ange vénitien.
_ Je m'appelle Adrien, se présenta le jeune homme, et lui c'est...
_ Octave, oui. Je sais qui vous êtes, coupa gentiment Prisca. Avril m'a prévenue de votre arrivée. Une chance que je vous aie trouvés avant que le bal commence !
Octave l'arrêta d'un geste de la main :
_ Attends, attends, quoi ? Tu connais Avril ?
_ C'est une bonne amie, expliqua Prisca. Nous nous sommes rencontrées lors d'un colloque à Hong Kong sur le management des petites et moyennes entreprises.
Elle fouilla en même temps dans son sac à main et en sortit deux invitations cartonnées.
_ Je suis désolée, je suis un peu pressée... Mais je devais impérativement vous livrer ceci avant ce soir.
Les deux garçons prirent les deux cartons d'invitation et parcoururent les écritures inscrites dessus.
_ Un bal costumé ? interrogea Adrien. Tu es qui, en fait ? Un mélange d'Hermès et de Dionysos ?
Prisca émit un rire et Octave arqua un sourcil. Adrien crut bon de se justifier :
_ Parce que Hermès est le messager des dieux et Dionysos est le dieu de la fête...
Prisca et Octave échangèrent un regard amusé tandis qu'Adrien continuait de donner de bien maigres explications :
_ Ils font partie de la mythologie grec...que... oui en fait vous n'êtes pas intéressés, c'est ça ?
_ Si, Adrien, si, le rassura Octave. Disons que tout le monde ne possède pas ta culture et qu'il est parfois difficile pour nous, simples mortels, de saisir toutes tes références.
Adrien plissa les yeux :
_ Je te sens moqueur, Octave. Je n'apprécie pas trop cette marque d'insolence.
Levant les yeux au ciel mais conservant son sourire, Prisca intervint :
_ Je suis désolée, les garçons, mais je suis vraiment pressée et le temps file. On pourra débattre des occupations des dieux grecs ce soir.
La jeune femme réajusta la lanière de son sac sur son épaule et s'éloigna.
_ Soyez à l'heure... et venez costumés !
_ Où est-ce qu'on peut trouver des tenues ? demanda Octave.
_ I costumi di Eusebio derrière la Torre dell'Orologio !
Elle leur adressa un léger clin d'œil et tourna définitivement les talons.
Un sourire en coin, Adrien donna une tape amicale dans l'épaule d'Octave :
_ Cligne des yeux, tu as l'air idiot à la fixer comme ça.
_ Qu'est-ce que tu racontes ? sourit Octave. Je ne l'ai pas fixée.
_ On ne me la fait pas à moi, Joli Cœur. On ne me la fait pas.
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