Chapitre 20

« L'article 60-2 du Code de Procédure Pénale complète l'article 60-1 en précisant que l'accès à des fichiers tenus par des organismes privés ou publics peut être demandé... »

Les derniers mots du professeur devinrent inaudibles. Octave n'écoutait plus. Son esprit divaguait, comme cela lui arrivait régulièrement. Prenant son mal en patience, il était obligé de se rendre à la fac, mais ne parvenait pas à trouver la motivation nécessaire pour rester concentré. Quelque part, Avril l'attendait, il ne restait qu'une seule étape à franchir avant de pouvoir la rencontrer et lui était contraint de rester assis sur une chaise toute la journée.

Cette attente forcée résultait d'une nouvelle vague de contestation de ses parents, ainsi que de ceux d'Adrien. Pour eux, le coût du voyage au Cap Horn avait été trop important pour que les garçons puissent se permettre de repartir une troisième fois, surtout dans un temps presque immédiat. De plus, leur mésaventure maritime ne les avait guère enchantés et ils souhaitaient que leur progéniture soient conscients des risques qu'ils prenaient. Et par rapport aux études, la deuxième année de droit était bien trop laborieuse pour être gâchée. Octave ne pouvait même plus décrire ce qu'il ressentait, il s'agissait d'un mélange désagréable de déception et d'impatience, mêlé à une certaine résignation. Adrien, presque autant déçu que son meilleur ami, tentait par tous les moyens de remonter le moral bien bas d'Octave. Mais l'année promettait d'être longue. Car après d'interminables négociations avec leurs familles, les deux inséparables avaient convenu de valider leur deuxième année de licence avant d'envisager la possibilité de finir leur voyage. Par ailleurs, leurs parents leur avaient imposés des conditions supplémentaires. S'ils validaient leur année sans aller aux sessions de rattrapages, Octave et Adrien pourraient voir financée une partie de leurs coûts de transport. Le reste, ils devraient le trouver par eux-mêmes en effectuant un travail durant le week-end.

A contre-cœur et n'ayant aucun autre moyen pour entrer en contact avec Avril sans utiliser d'intermédiaire, Octave avait dû reprendre contact avec Alex, le guide botswanais, pour prévenir sa sœur de leur retard. Il n'avait pas eu à attendre longtemps avant d'avoir la confirmation qu'elle patienterait aussi longtemps qu'il le faudrait. D'après ce que leur avait rapporté Alex, elle avait même proposé de venir les rejoindre et ainsi d'écourter le périple des deux garçons. Mais Octave avait refusé fermement. Il ne voulait pas abandonner, pour une fois qu'il s'engageait dans un projet qui sortait de l'ordinaire.

Alors ils allaient en cours et Avril attendait.

« I've already hit the low

I've already felt the cold

So I'm never giving up »

Les garçons avaient chacun trouvé du travail dans leur domaine de prédilection. Ainsi, tandis que le dimanche Adrien donnait des cours particuliers à des lycéens dans toutes les matières possibles et imaginables, Octave avait décidé de proposer son aide à l'ancienne librairie de la ville.

La devanture ne payait pas de mine car la vitrine était encastrée entre une épicerie et la porte tournante d'un grand hôtel, mais l'endroit était attrayant par l'excentricité de son intérieur. Une fois passé le seuil, les pièces s'étendaient, les rayons étaient mal éclairés, les livres sentaient la poussière. Plutôt qu'une librairie contemporaine, on aurait surtout imaginé qu'il s'agissait d'une vieille bibliothèque du XIXème siècle. Quant au libraire, il semblait tout droit sorti d'un film si l'on s'attardait sur ses rares cheveux grisonnants, ses lunettes rectangulaires posées sur le bout de son nez et son costume gris mal arrangé, mais Octave se sentait à l'aise avec lui. En réalité, la librairie était sûrement le seul endroit dans lequel il se sentait capable d'affronter la terrible attente. Les clients étaient rares, mais il y avait toujours un travail à faire. Aucun moyen de s'ennuyer. Ni d'étudier d'ailleurs. Le dimanche était consacré à un temps de repos dont Octave profitait au maximum. Car il aimait réellement cet endroit. Il adorait passer des commandes, ordonner les livres, les inscrire sur l'inventaire de la librairie et conseiller les clients.

D'ailleurs, s'il y avait bien une chose qu'il appréciait par-dessus tout dans le caractère de cette librairie, c'était qu'il était impossible d'y entrer de manière volontaire. C'était comme si une force amenait les passants à pousser la porte de cet endroit plus que curieux. Il en dégageait une véritable magie. Toute âme passant le seuil de la boutique le faisait pour une raison inconnue mais qui se révélait être nécessaire dans sa vie. Pour Octave, il s'agissait de se ressourcer, de faire le point sur ses objectifs et surtout faire le plein d'énergie pour continuer à aller au bout de ce qu'il avait entrepris. La librairie lui permettait de se focaliser sur l'année présente mais aussi de réfléchir à son attitude à adopter à l'avenir.

*

_ Octave, je te quitte un peu plus tôt, ce soir. Ma fille vient de m'appeler, elle me confie ses enfants en urgence. Je n'ai pas tout compris, une histoire de réunion demain matin très tôt mais je n'ai pas tout suivi...

Octave sourit.

_ Aucun problème, monsieur Jean, je fermerai la librairie à l'heure habituelle.

Le vieil homme s'emmitoufla dans une épaisse écharpe et sortit de la boutique en marmonnant des explications qu'Octave ne put entendre. Le jeune homme gloussa. Finalement, l'établissement n'était qu'à l'image de son propriétaire.

Depuis deux mois, une ambiance hivernale s'était installée en ville. Chaque nuit, la neige recouvrait les trottoirs et les toits se laissaient envelopper de givre. Noël était passé, les décorations s'en allaient les unes après les autres, les vitrines retrouvaient peu à peu leur sobriété d'avant les fêtes. La morosité et la routine reprenaient leur droit avec douceur.

Les fêtes étant finies, le dimanche était devenu une journée tranquille. Octave aurait pu en être exaspéré, mais il n'en était rien. Il avait appris à apprécier ces instants calmes. Ils constituaient une bouffée d'air frais dans ses études, pour lesquelles il s'investissait à deux cents pour cent. Par ailleurs, il pouvait s'acquitter de ses tâches sans être constamment dérangé par quelqu'un.

Ce soir-là, à l'heure à laquelle la librairie devait fermer ses portes Octave prenait son temps pour ranger les derniers livres d'une importante et imposante commande. Juché sur une petite échelle pour atteindre les étagères les plus hautes, il entendit clairement le tintement de la clochette qui annonçait l'entrée d'un client. Octave descendit l'échelle pour aller accueillir l'acquéreur de dernière minute, en se disant que monsieur Jean serait content s'il augmentait le chiffre d'affaire de la journée. Encore fallait-il que le libraire s'en rende compte un jour, étant donné qu'il se montrait souvent inattentif.

Octave s'approcha du comptoir en bois où patientait une grande femme aux cheveux blonds, en tailleur gris et talons aiguilles. L'entendant arriver, elle se retourna et il surprit une lueur de jugement dans son regard. Elle le détailla et n'eut pas une once de sourire à son égard, mais Octave ne se laissa pas déstabiliser. Les yeux pleins de malice, prenant le contre-pied de son comportement, Octave la salua avec professionnalisme. Aucun parisien n'avait un caractère identique et Octave savait maintenant qu'il devait faire preuve de beaucoup de patience et d'attention s'il voulait ménager ses nerfs, pratique qui lui demandait encore de l'exercice.

Octave proposa son aide à la femme dont il ne parvenait à cerner l'âge et c'est à peine si elle le laissa terminer sa phrase :

_ Ne vous embêtez pas, je ne suis pas ici pour acheter, mais pour rendre. D'ailleurs, si vous pouviez vous dépêcher, je n'ai pas beaucoup de temps.

_ Un de vos achats n'a pas été satisfaisant ?

_ Exactement. J'ai acheté ce livre il y a à peine deux jours sans prendre le temps d'en examiner l'état. Résultat : la tranche est abimée et certaines pages sont déchirées.

_ Vous m'en voyez navré. En revanche, nous ne pouvons pas le reprendre, Madame, mais vous pouvez nous le confier pour que nous le réparions.

_ Laissez tomber, il s'agissait d'un cadeau. Maintenant, je ne peux plus l'offrir. Vous n'avez qu'à le reprendre.

A ce rythme-là, la discussion allait vite tourner en dialogue de sourds, à moins que l'un des deux protagonistes fasse des concessions. Le problème, c'était qu'Octave refusait que la cliente reparte encore insatisfaite. Sans crier gare, celle-ci se mis d'abord à faire les cent pas près du comptoir, puis à déambuler au milieu des allées. Elle se déhanchait légèrement, son bras gauche était plié, sa paume de main tournée vers le ciel et sa main droite portait à bout de doigts l'ouvrage décevant qui manquait de basculer vers l'arrière. Un cliché à elle seule.

_ Je peux savoir où vous allez comme ça ? s'enquit Octave.

_ Quelle question jeune homme, je vais reposer ce livre où je l'ai trouvé l'autre jour !

_ Ne vous donnez pas cette peine, je vais m'en charger, il faut que j'y jette un coup d'œil, dit Octave en essayant de s'emparer du livre, en vain.

_ Si vous croyez que je ne peux pas retrouver son emplacement, vous vous trompez. Je me souviens de la place exacte de ce livre !

_ Là n'est pas la question, Madame. Je travaille ici, c'est à moi de prendre en charge ce livre !

Car elle est têtue, en plus ! pesta Octave intérieurement.

_ Je vous assure que vous ne pouvez pas le remettre dans les étagères comme si de rien n'était, je dois m'en occuper ! reprit l'étudiant.

La femme s'arrêta enfin, se tourna vers Octave et le prit de haut :

_ « Je dois », « je dois » ! Vous n'avez que ce mot à la bouche ! Je voulais vous éviter d'avoir trop de travail mais si vous refusez mon aide, soit !

Elle laissa retomber sa main qui portait le livre et posa l'objet sans aucune douceur sur une petite table qui trainait.

_ Bonne soirée, dit-elle en pinçant les lèvres.

_ Au revoir, Madame, répondit Octave en forçant un sourire.

Il ne prit même pas la peine de l'accompagner vers la sortie de la boutique, elle avait déjà disparu. Octave ne put retenir un soupir et jeta un regard las vers le livre rapporté. Il le prit et en observa les moindres recoins, constatant avec effarement l'état dans lequel il était. Il s'agissait d'un exemplaire de Cinq semaines en ballon, provenant d'une ancienne collection. Le haut de la tranche avait été déchiré, et les pages se décollaient de la reliure.

Meurtri dans son affection pour les livres, Octave se dirigea vers le comptoir d'accueil tout en continuant de feuilleter l'ouvrage. Il était impensable qu'il provienne de la librairie, étant donné que tout ce qui était en vente était neuf ou rénové. Comment pouvait-on prendre aussi peu soin d'un si bel objet ? Une telle idée était inconcevable pour Octave.

_ Excusez-moi ?

Octave releva la tête. Une femme d'une trentaine d'année se tenait devant lui, un sourire timide aux lèvres et un livre dans les bras.

Encore ? ne put s'empêcher de penser Octave. Mais il devait accueillir chaque client qui entrait dans la librairie, alors il sourit à son tour et demanda à son interlocutrice ce qu'il pouvait faire pour elle.

_ Mon livre a pris l'humidité et la première de couverture se décolle. On m'a dit que cette librairie pourrait le réparer.

_ Tout à fait. Vous ne connaissiez pas l'endroit ? demanda Octave.

_ Non et pourtant j'en fréquente, des librairies. Ce sont les seuls endroits où j'arrive à trouver un peu de repos.

Devant le regard curieux d'Octave, elle ajouta :

_ Je suis infirmière. Mon travail me passionne, mais il occupe toutes mes journées et parfois même toutes mes nuits. Alors lorsque je peux m'échapper un peu, je vais acheter un livre et le temps semble s'arrêter.

_ Je vous comprends. Les librairies sont des lieux très apaisants. Et se tenir au milieu de tant d'histoires, pouvoir entrer dans n'importe quel monde... On a l'impression d'avoir un trésor à portée de main.

La jeune infirmière acquiesça et eut soudain un sursaut. Elle s'empressa de regarder sa montre et s'excusa auprès d'Octave :

_ Je dois déjà filer... Une réunion de famille...

Puis, elle baissa la tête vers le livre qu'elle tenait toujours et le regarda, comme si on lui avait confié quelque chose qui l'encombrait plus que tout. Elle ouvrit la bouche mais Octave ne lui laissa pas le temps de dire un mot :

_ Donnez-le moi, je le déposerai à l'atelier. Vous n'avez qu'à écrire votre nom et votre numéro de téléphone sur un des post-it à disposition sur le comptoir de l'accueil et nous vous contacterons lorsque le livre aura fait peau neuve.

L'infirmière sourit et l'ouvrage fut transmis. Octave l'accompagna jusqu'à la sortie puis ils se séparèrent.

Le jeune homme décida de fermer la librairie. L'horaire de fermeture était déjà dépassé et il ne tenait pas à ce qu'une nouvelle furie entre sans crier gare.

L'écrit que l'infirmière lui avait confié étaitune vieille édition du livret de Rigolettode Francesco Maria Piave. L'opéra, mis en musique par Verdi, avait étéinterprété pour la première fois au célèbre théâtre La Fenice, à Venise. Admiratifdes lettres légèrement en relief qui constituaient le titre, Octave passa lesdoigts sur l'ensemble de la surface et constata un renflement. L'infirmière luiavait dit que la couverture était à recoller, alors il n'hésita pas uneseconde : il prit le coin droit du bout des doigts et le tira vers lui.

-------------------------------

Never going back de The Score

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top