Chapitre 17

_ Je vous présente « La Cruz del Sur » !

Octave et Adrien se trouvaient dans un petit hangar. Paolo avait posé leurs vélos dans son pick-up et avait ramené les deux garçons en ville. Le hangar se trouvait près du port, pour évidemment faciliter l'accès à l'océan pour les aventuriers marins.

Paolo souleva et tira à lui le drap froissé et sale qui recouvrait le bateau. Octave écarquilla les yeux, surpris, tandis qu'Adrien tira une drôle de tête. Il fallait dire que si Paolo avait arrêté la navigation depuis un certain temps... son navire en avait fait de même !

Le bateau était mal en point. Il était en bois, mais le vernis s'était écaillé et la peinture en avait profité pour prendre la poudre d'escampette. La coque avait dû être colorée, un jour, car il restait des traces de belles rayures bleues, jaunes, vertes et rouges. Mais la vivacité des couleurs s'était estompée et désormais la pauvre embarcation avait un teint gris. Les bestioles l'ayant épargnée, la poussière était désormais seul capitaine à bord.

Il était impossible de faire abstraction de l'état miséreux du bateau, mais on pouvait tout de même penser qu'autrefois il avait eu fière allure. Il mesurait sept mètres et le cockpit était assez grand pour accueillir quatre personnes environ. On y trouvait des étagères basses à l'avant, deux placards de rangement placés au même niveau et une barre en bois au milieu. Les différents outils de navigation étaient posés au-dessus des étagères, à portée de main du barreur. Punaisée sur la porte, une carte aussi vieille que le monde attendait patiemment de reprendre du service. Le navire n'était clairement pas fait pour les longues croisières, car seules des banquettes promettaient un minimum de confort, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'habitacle.

_ Pour aller jusqu'au phare, il fera l'affaire, tenta de justifier Paolo.

Le bateau étant perché sur une remorque, il fallut le tracter avec le pick-up et le mettre à l'eau en pilotant la grue. Paolo semblait avoir réellement de l'expérience et les garçons s'en trouvèrent rassurés.

Au moment d'embarquer, Octave sourit. Pour le moment, les choses ne se déroulaient pas trop mal.

*

L'équipage avait déjà parcouru soixante-seize milles nautiques. Seize milles les séparaient encore du phare du Cap Horn.

Octave et Adrien étaient à l'arrière du bateau. Ayant le mal de mer, Octave ne pouvait rester à l'intérieur du cockpit et Adrien l'accompagnait par solidarité.

Il y avait eu du soleil pendant toute la traversée, mais des nuages commencèrent à cacher l'astre et une légère brise se leva doucement, faisant frissonner de plus en plus les garçons. Ils se levèrent et chacun enfila une vareuse, coupe-vent efficace prêté par Paolo, avant de remettre sur leur dos leur veste imperméable.

La mer s'agitait un peu plus chaque minute. Quelque peu inquiets, les garçons se dirigèrent vers le cockpit, chancelant à cause de la houle.

_ Est-ce que la mer va se calmer un peu, Capitaine ? demanda Adrien en se plaçant à côté de Paolo.

Ce dernier ne répondit pas, concentré sur sa navigation. Il ne s'intéressa à ses passagers que lorsqu'Adrien répéta sa question.

_ L'océan est capricieux.

_ Ça, on avait senti, répliqua Octave en fronçant les sourcils.

Le cœur palpitant, il sut que quelque chose clochait. Cette affirmation n'était pas fondée sur des faits, mais sur une désagréable sensation. Il avait un présentiment. Comme au moment de la Nouvelle, lorsqu'il avait appris qu'il avait une sœur. Un évènement grave et inévitable allait se produire et en haute mer, il n'y avait pas trente-six mille possibilités.

_ Paolo, vous pensez que...

La question d'Octave resta en suspens. Il avait le souffle court rien qu'à l'idée de devoir mettre des mots sur ce qu'il imaginait.

Dans un même mouvement, Paolo, Octave et Adrien levèrent la tête vers une vision qui s'annonçait être celle d'un cauchemar à travers le pare-brise du navire. Au loin, des nuages s'amoncelaient, formant une menace climatique sérieuse. Cet effrayant horizon était beau, digne d'un tableau. En cette fin d'après-midi, les nuages noirs teintés de bleu marine étaient auréolés d'un rose pâle. Face à cette immensité, les passagers de « La Cruz del Sur » se sentaient minuscules. Dès lors, ils eurent la certitude qu'ils ne feraient pas le poids contre ce qui les attendait. Et rien ne laissait prévoir une issue sans dommages.

Autour d'eux, le changement d'ambiance fut saisissant. Sans raison, l'air devint subitement froid et se chargea en sel, devenant presque irrespirable. La luminosité vira au gris sombre sans présager rien de bon.

Alors qu'il avait semblé s'être arrêté un instant, le temps reprit son cours et tout s'accéléra. La nuit tomba tel un voile et le ciel ne fit plus qu'un avec l'océan. Les vagues se creusèrent de plus en plus, le bateau tanguait, malmené par la houle. Et puis le vent se fit encore plus fort sans crier gare, la pluie commença à tambouriner contre le pare-brise. Le bateau se soulevait, fendait littéralement les flots, les creux étaient si imposants qu'on ne voyait plus l'horizon, seulement des murs d'eau. Des lampes avaient été allumées sur le roof et le bastingage, mais la nuit semblait les engloutir elles-aussi. A chaque roulis, l'étrave crevait la surface de l'océan et jaillissait ensuite au milieu de l'écume fumante tel un vaisseau fantôme en pleine mer des Caraïbes. Le navire vira de bord à plusieurs reprises, espérant obtenir les faveurs des eaux rageuses, mais celles-ci semblaient ne plus suivre aucune loi et attaquaient le bateau sur tous les bords.

Aucun des trois passagers de « La Cruz del Sur » ne disait mot. Paolo était bien trop concentré et les deux autres étaient bien trop terrorisés, oubliant par la même occasion leur mal de mer. Craignant le pire, Octave s'était même surpris à adresser mentalement une prière à saint Mathurin, saint Erasme et saint Nicolas, saints patrons des marins. Sur le côté du cockpit, un hublot restait ouvert, mais après une unique tentative pour le fermer, on constata qu'un choc passé avait abîmé les paumelles et avait déplacé d'un bon centimètre la petite ouverture circulaire. De fait, le cockpit n'était plus hermétique. La pluie et l'écume ne cessaient de ruisseler, s'engouffrant avec violence dans l'habitacle. Tout sans exception fut trempé en une seconde. Les cheveux collaient sur les fronts, les mains tremblaient de froid et de peur. Une prière pour saint Pierre, saint patron des marins-pêcheurs, ne serait finalement pas de trop.

Et puis on repéra un éclat de lumière dans cet enfer marin à la puissance à jamais inégalée et on vira de bord encore une fois. Une bouée de sauvetage pour des âmes en perdition. Le phare.

Le vent perdit un peu de sa force, les vagues se firent moins agressives. Le navire était protégé par une des pointes de l'île du Cap Horn.

Tout en naviguant avec prudence, connaissant les écueils de cette zone par cœur, Paolo rapprocha le bateau de la côte. La lumière du phare continuait sa ronde nocturne, éclairant la crique par à-coups. Paolo diminua la puissance du moteur progressivement et laissa le bateau être porté par les vagues. Alors que le tangage reprenait, Octave sentit son cœur palpiter, sans savoir s'il s'agissait de la descente d'adrénaline ou le mal de mer qui refaisait surface.

Sur la plage, un port minuscule avait été aménagé d'un simple ponton de bois qui formait un « u » et qui permettait ainsi d'amarrer trois bateaux. Paolo hésita un instant sur l'emplacement à choisir, se demandant si la manœuvre pour repartir le lendemain ne serait pas plus facile en se plaçant à une extrémité du ponton. Mais il craignait que le bateau parte à la dérive pendant la nuit, faisant fi de ses attaches, alors il choisit l'emplacement du milieu.

Il s'agissait désormais d'une épreuve de vitesse. Pendant que Paolo ajustait la direction du bateau dans l'axe de l'emplacement, Adrien sortit du cockpit et se prit une douche de pluie et d'embruns en allant décrocher la gaffe au-dessus de la porte. Octave eut droit au même sort lorsqu'il alla s'accroupir près du bastingage pour nouer deux pare-battages de part et d'autre de la coque du bateau. Celui-ci était à la vitesse la plus basse lorsqu'il se plaça dans le « u » mais les vagues ne démordaient pas de férocité et ne cessaient de le pousser contre le ponton. Adrien empoigna la gaffe fermement et se pencha au-dessus de la filière pour amener à lui les bouts qui serviraient à amarrer le bateau. L'embarcation se stabilisa, Paolo coupa les moteurs et Octave sauta sur le ponton pour se positionner face à l'étrave et maintenir le bateau dans sa position. Paolo sortit du cockpit et conseilla Adrien qui finissait de nouer les bouts autour des taquets.

_ Donne un peu de mou, le bateau ne doit pas trop tirer sur les amarres.

Il devait crier pour se faire entendre.

Il aida le jeune garçon à refaire ses nœuds puis se rendit à grands pas dans la cabine pour récupérer certaines affaires : la carte, déjà détrempée, mais surtout les couvertures de survie, la grosse lampe-torche, la radio VHF portative, qu'il fourra dans un sac de sport dans lequel il y avait déjà des boîtes de conserves, des paquets de biscuits et des bouteilles d'eau. C'était ce qu'il avait pensé à embarquer pour cette traversée impromptue. Paolo ressortit rapidement de l'habitacle et rejoignit ses passagers sur le ponton. Ils en descendirent et traversèrent la plage dans sa largeur. Le vent les poussait violemment et leurs pieds s'extirpaient laborieusement du sable mouillé, mais ils ne ralentissaient pas, usant toutes leur force dans cette escapade. Ils s'écorchèrent les doigts en gravissant quelques rochers, glissèrent sur une butte d'herbe et atteignirent un chemin terreux. Ils le suivirent au pas de course pendant une cinquantaine de mètres à peine et arrivèrent enfin au phare. Une vieille maison de pierres était à ses pieds, prête à accueillir les inconscients téméraires qui avaient survécu au combat féroce contre l'océan. Ceux que les eaux avaient considéré aptes à accoster au bout monde.

Ils ne purent s'empêcher de lever la tête vers la lumière qui les avait sauvés. Mais le temps n'était plus à la contemplation.

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