Chapitre 16

L'endroit était vide, mais une agréable odeur de café y flottait, faisant ainsi régner une ambiance chaleureuse et familiale. A l'extérieur, le vent avait décidé de pointer le bout de son nez, ce fut donc avec un soupçon de contentement que les garçons entrèrent dans la salle chauffée par un feu de cheminée.

Ils ne trouvèrent personne à l'accueil, mis à part un vieux chat qui dormait sur le plan de travail. Du regard, Octave chercha une cloche ou une sonnette pour avertir les propriétaires de leur arrivée. Jouant à chatouiller les coussinets du chat pour observer sa réaction pendant son sommeil, Adrien en trouva une lorsque l'animal finit par se lever nonchalamment, fournissant par la même occasion un regard assassin au perturbateur de sa paisible activité.

Les deux garçons prirent leur mal en patience. Adrien tambourinait le bois brut du zinc du bout des doigts, tandis qu'Octave observait les différentes photos encadrées qui ornaient la tablette de la cheminée, s'appuyant d'une main sur celle-ci. Il appréciait l'ambiance de cet endroit qui ressemblait davantage à une auberge plutôt qu'à un bar populaire. S'il n'en avait pas passé le seuil, il l'aurait imaginé moins bien famé et surtout plus rempli, étant donné le climat extérieur, de touristes ou de locaux, mais finalement il se serait senti moins à l'aise si le lieu avait été fréquenté.

Après quelques minutes d'attente, alors qu'Adrien s'apprêtait à redonner un coup de sonnette, des pas retentirent dans la cage d'escalier derrière le bar. La petite femme qui apparut s'arrêta en les voyant, puis descendit les dernières marches en leur adressant un large sourire.

_ Bonjour, mes jeunes amis ! leur dit-elle dans un espagnol un peu traînant. Que voulez-vous que je vous serve ?

_ Bonjour Madame, répondit Adrien poliment alors qu'Octave le rejoignait. Merci, mais nous souhaitons seulement un renseignement.

_ Vous ne pouviez pas mieux tomber, je suis au courant de tout ce qui se passe à Ushuaïa.

_ Alors vous pouvez probablement nous aider, dit Octave. Nous ne sommes là que pour quelques jours et nous logeons dans un Bed & Breakfast au nord-ouest de la ville, dans les terres. Nous avons impérativement besoin d'un guide pour nous emmener au phare Cabo de Hornos. On nous a dit qu'on trouverait ici un pêcheur pour nous aider. Paolo. Vous le connaissez ?

Le sourire de la propriétaire du restaurant disparut aussitôt ces mots prononcés.

_ Votre histoire ne me plaît pas, mon ami. Bien sûr que je connais Paolo. Qui ne le connaît pas à Ushuaïa ? Mais il ne vous sera d'aucun secours pour partir en mer. Il fut un temps où il était un marin de grande renommée, mais désormais son alcoolémie a plus de notoriété que lui... Et puis avec les tempêtes...

Adrien soupira discrètement. Rien au monde ne semblait vouloir faciliter leurs voyages. Pourquoi la fatalité était-elle si ingrate ?

Mais Octave ne se laissa pas décontenancer :

_ Nous voulons lui parler. Où pouvons-nous le trouver ?

_ C'est une mauvaise idée...

_ Où est-il ?

Le ton de sa voix se faisait plus ferme. Il en avait tout simplement marre de ne pas avancer, alors il venait de décider que s'il devait s'énerver pour faire bouger les choses, soit. Il s'énerverait.

_ Il est venu boire à midi et nous a dit qu'il devait réparer ses enclos. Je pense donc qu'il est chez lui. Sortez de la ville à l'est et continuez sur un kilomètre ou deux. Vous trouverez sa ferme. Je dois vous prévenir, il a demandé qu'on lui remplisse son verre plusieurs fois...

Octave se dirigea à grand pas vers la porte du restaurant et sortit d'un air renfrogné :

_ Il a intérêt à avoir cuvé.

A mi-voix, Adrien tenta d'excuser le comportement de son ami auprès de la propriétaire et la remercia avant de sortir à son tour.

*

Adrien et Octave pédalèrent aussi vite qu'ils le purent. Octave voulait se débarrasser de son énergie négative par l'effort et Adrien ne voulait pas se faire distancer. Le vent se faisait sentir à mesure qu'ils prenaient de la hauteur. Ils étaient sortis de la ville et le chemin les emmenait sur les falaises qui bordaient l'océan.

Il n'y avait aucune habitation aux alentours. Pour leur tenir compagnie, l'herbe verdoyante était là et l'air salé leur chantait la mer en mille et une histoires. Adrien avait rattrapé Octave, mais ni l'un ni l'autre ne disait mot. Depuis le temps qu'ils se connaissaient, ils n'avaient plus besoin de parler pour se comprendre. Il suffisait d'un simple regard, d'un simple geste. Là, Octave se sentit apaisé à l'instant où Adrien se tint à ses côtés. Et par les traits détendus de son ami, Adrien sut que sa seule présence se substituait à toute parole.

Au milieu de cette immensité où roche et verdure se côtoyaient, ils n'eurent aucun doute sur la nature de l'infrastructure qu'ils distinguaient à l'horizon. Il s'agissait incontestablement de la ferme de Paolo.

Il n'y avait pas de portail pour délimiter l'entrée du domaine ; les garçons laissèrent donc leur vélo dans la cour boueuse, à même le sol. Ils s'approchèrent de la maison et sonnèrent à la porte mais personne ne vint leur ouvrir. Ils attendirent une minute avant de réitérer leur geste, en appuyant deux fois pour être sûrs qu'on les entende.

Adrien fit le tour de la propriété en regardant par les fenêtres.

_ Il n'y a pas de lumière et tout est calme, la maison a l'air fermée, dit-il à son retour.

_ Qu'est-ce qu'on fait s'il n'est pas chez lui ? demanda Octave.

Adrien réfléchit quelques instants.

_ La propriétaire du restaurant a bien dit qu'il devait réparer ses enclos ?

*

Les deux amis longeaient le côté extérieur d'un pré dont on ne voyait la fin. Trois chevaux y galopaient, solitaires, s'arrêtant de temps à autre pour arracher quelques brins verts. Dans le vent, la silhouette d'un homme courbé près de la barrière se dessina devant les yeux plissés des garçons. La main placée au niveau de leur visage pour se protéger des bourrasques qui les giflaient, ils distinguèrent également un chien qui sautait dans l'herbe folle autour de l'homme qui ne semblait pas se laisser déconcentrer.

Adrien et Octave s'approchèrent et l'interpellèrent.

_ Hum... Excusez-nous Monsieur... Paolo ? commença Octave.

L'homme se redressa lentement, prenant appui sur le bois presque pourri de la barrière qui paraissait manquer de s'envoler au moindre souffle. Il avait un visage tanné par l'air marin et une mine patibulaire, peu engageante à la conversation. Sa vareuse couleur rouille devait avoir bien vécu à en juger les petits fils qui dépassaient en grand nombre des coutures et c'était comme si son chapeau avait été brouté par les chevaux tant il était difforme.

_ Paolo... répéta-t-il en posant ses outils de bricolage à terre.

Il fit une pause pour se gratter lentement le menton de l'ongle de son pouce. Ce gaillard paraissait aussi frais que la barrière de l'enclos.

_ C'est bien moi. Vous êtes qui, vous ? leur retourna-t-il la question sans leur offrir un sourire.

_ Je m'appelle Octave et voici mon ami Adrien. Nous cherchons à nous rendre au phare de l'île du Cap Horn dès que possible. Il paraît que vous êtes le meilleur pour ce genre d'aventure.

Paolo esquissa un geste de la main pour caresser la tête de son chien qui lui tournait toujours autour. Il tourna son regard vers l'océan qui s'étendait à perte de vue sur sa gauche, sembla perdre ses pensées dans les eaux sombres, puis recentra à nouveau son attention sur les garçons.

_ Il y a bien longtemps que j'ai arrêté de naviguer.

Adrien tenta une approche bienveillante :

_ Pourtant, on nous a dit que...

_ Les gens se trompent, coupa Paolo. Maintenant laissez-moi. J'ai encore du travail à faire.

Emettant un court sifflement, il rappela son chien parti sautiller plus loin, se baissa pour récupérer ses outils et s'éloigna des garçons en direction de sa ferme.

Octave et Adrien l'observèrent un temps et échangèrent un regard.

Ils le rattrapèrent en à peine quelques enjambées.

_ Paolo, commença Octave. Nous avons vraiment besoin de votre aide !

_ Vous et votre bateau constituez notre seul espoir d'atteindre notre objectif, renchérit Adrien.

_ Vous connaissez peut-être ma sœur ? Elle s'appelle Avril. Avril Roy. Elle est venue ici avec un de ses amis, il y a très longtemps.

Paolo secoua la tête en grommelant. Mais Octave ne s'avouait pas vaincu. Cet être bourru avait juste besoin d'être un peu secoué.

Octave s'arrêta d'un coup et lança :

_ En fait, les gens de la ville ont raison. Vous n'êtes plus qu'un ivrogne.

Paolo s'immobilisa net mais ne se retourna pas. Adrien ne se gêna pas pour continuer, ayant deviné les intentions de son meilleur ami.

_ Le célèbre pêcheur n'est plus que l'ombre de lui-même. Et ici les habitants se bercent d'illusions. Ils espèrent un jour vous voir débarquer sur le port avec votre vigueur et votre fierté d'antan. Mais à quoi bon ? L'alcool en a effacé toute trace. Même votre honneur s'y est noyé. Soyons lucides : vous êtes pathétique.

Ce discours sembla heurter profondément Paolo qui releva la tête, sans pour autant daigner se tourner vers ses interlocuteurs impertinents. Octave inspira et souffla un peu pour remettre ses idées en place et prononcer quelques dernières paroles. Il ne devait pas laisser passer cette chance de convaincre Paolo de les emmener, mais il ne pouvait non plus lui forcer la main. La décision de les mener à bon port devait relever de sa propre initiative.

_ Vous êtes le seul qui puissiez m'aider. Nous repartons pour la France après-demain, tôt le matin. Le phare est incontournable, il est une étape primordiale du voyage.

Le jeune adulte s'humecta rapidement les lèvres. Il avait toujours autant de mal à parler lorsqu'il s'agissait d'Avril.

_ J'ai appris il y a quelques mois que j'avais une sœur. Elle a été absente de ma vie pendant dix-neuf ans. Chaque jour, pendant dix-neuf ans, j'ai cherché quelque chose qui pourrait combler le vide que je ressentais chaque matin en me levant, mais je ne savais même pas quoi chercher. Je me sentais perdu sans elle, presque sans âme. La retrouver, ce serait défier la fatalité qui s'acharne sur moi et prendre le contrôle de mon destin pour le renverser. Ce serait...

Il s'étrangla alors que les mots restaient coincés dans sa gorge contre son gré. Il termina sa phrase dans un souffle :

_ Ce serait une manière de me trouver moi.

Ces derniers mots firent écho dans l'esprit du vieux marin qui regarda enfin les deux garçons. La flamme d'une détermination nouvelle venait d'illuminer ses yeux.

_ Alors il est temps de lever l'ancre.

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