Chapitre 15
Cinquante et une heures de vol. Sept jours de voyage au total.
Octave et Adrien avaient dû se battre contre leurs parents pour qu'ils acceptent de les laisser repartir. Dans un premier temps, les deux amis leur avaient assuré que cette fois-ci ils ne risquaient rien, mais lorsqu'ils avaient dû annoncer leur destination, ils avaient été confrontés à une nouvelle vague de protestations, plus féroce que la première. Le récit de leurs aventures africaines n'était pas tombé dans l'oreille de sourds, et désormais les adultes se montraient plus réticents que jamais à l'idée de les faire courir de nouveaux risques à plus de treize mille kilomètres de chez eux.
En réalité, si l'on se plaçait dans la situation des parents, c'était une manière d'asseoir leur autorité face à la jeune fougue de leur progéniture. Ils savaient qu'ils ne pouvaient les retenir, car les deux garçons faisaient preuve d'une réelle détermination à venir à bout de leur projet. Ils voulaient seulement leur faire prendre conscience que l'imprudence ne pouvait faire partie du voyage. Par ailleurs, les parents d'Octave savaient bien que leur fils ne s'arrêterait pas avant d'avoir trouvé sa sœur. Ils l'admiraient, ils en étaient fiers. Eux qui n'avaient jamais eu et n'avaient toujours pas le courage de renouer avec leur fille aînée, voilà qu'ils observaient leur second accomplir ce qu'ils n'avaient pas été capables de faire. Quant aux parents d'Adrien, ils savaient pertinemment que ce dernier n'abandonnerait jamais son meilleur ami, même si cela impliquait de l'accompagner au bout du monde.
Mais le Cap Horn...
Jusqu'où Avril les mènerait-elle ?
*
Dans l'avion, Octave et Adrien approchaient de leur destination. Adrien dormait, affalé dans son siège dans une position qui lui promettait de vives douleurs dans la nuque et le dos au réveil, tandis qu'Octave, se trouvant dans l'incapacité de trouver le sommeil, contemplait d'un regard pensif et émerveillé le paysage qui par moments se laissait découvrir entre deux nuages. Se considérant bien trop loin pour en profiter pleinement, le jeune garçon se laissait porter par son imagination en se basant sur les quelques éléments qu'il parvenait à capter de la hauteur où il se trouvait. Il espérait ne pas trop s'éloigner de la réalité. Il ne voulait qu'une chose, voir de ses propres yeux ce que son esprit créait.
Soudain, sans qu'il ne s'y attende et pour son plus grand bonheur, le ciel se dégagea pendant quelques minutes, laissant apparaître un lac infini que les nuages avaient caché. Il réveilla brutalement Adrien et ils purent s'imprégner du spectacle magique qui s'offrait à eux.
Le soleil était si brillant et le ciel si bleu que chaque élément du paysage se reflétait avec netteté dans les eaux du lac. L'astre, qui commençait à décliner doucement, rendait éclatantes de douces couleurs pastel. Au sol, les ombres dansaient au rythme d'un vent léger.
Et au-dessus de cette nature éblouissante, un géant de fer volait parmi les oiseaux, emportant en son sein deux âmes qui, pour la première fois, goûtaient à la plus sauvage des libertés, à la plus singulière des magies, à la plus merveilleuse des vies.
*
C'était un voyage peu reposant. Le décalage horaire pesait sur l'organisme des garçons et la longueur et la complexité du trajet n'avaient rien arrangé. De Paris, ils avaient dû se rendre à Madrid, attendre le soir pour survoler l'océan Atlantique jusqu'à Buenos Aires, y changer d'aéroport en pleine nuit, pour enfin atterrir à Ushuaïa en début de matinée. Là, ils s'étaient rendus en bus vers l'entrée de la ville, où ils avaient réservé deux chambres chez un couple de retraités français qui avait organisé son domicile en Bed & Breakfast.
Après un repos bien mérité, ils avaient passé quelques heures penchés sur une carte des environs, sur laquelle ils n'avaient cessé de gribouiller et d'apposer diverses annotations. En plus de leur trajet du jour, ils s'étaient autorisés à se promener dans les environs pour profiter du temps qu'il leur resterait. Sans jamais poser de questions, la maîtresse de maison venait régulièrement leur servir un délicieux café, délicatement parfumé et au goût délicieusement sucré, et leur déposer des alfajores, gâteaux argentins au dulce de leche, dont ils savouraient chaque bouchée. A l'heure du déjeuner, elle leur apporta même des sandwichs à la viande de bœuf et au cuartirolo, un fromage de vache à pâte molle, spécialités de la région.
Vers quinze heures, les deux garçons se levèrent et se dirigèrent vers le bureau de leur hôte, à la porte duquel ils frappèrent doucement. Ils entrèrent respectueusement dans la pièce dès que le vieil homme le leur permit.
_ Nous aurions voulu en savoir davantage sur la région, si vous avez un peu de temps à nous consacrer, commença Octave.
L'homme reposa le carnet sur lequel il était en train d'écrire et les regarda en souriant.
_ Mais bien entendu, j'ai toujours du temps à donner quand il s'agit de mes invités. Que désirez-vous savoir ?
_ Nous voulions savoir si des navettes étaient prévues pour se rendre au cap Horn dans l'après-midi. Nous avons vu qu'il y avait un port à Ushuaïa, des bateaux doivent bien être de sortie, n'est-ce-pas ? demanda Adrien.
_ Oui, nous avons bien sûr un port. Mais aucun bateau ne se rend sur l'île de nos jours.
_ Comment ça « de nos jours » ? demanda Octave d'un air soucieux.
Le vieil homme leur sourit, désolé de voir qu'il décevait les deux jeunes garçons.
_ Cela fait maintenant quelques années que la ville refuse d'emmener des touristes en excursion dans ce coin-là. C'était long, cher, dangereux... plus personne ne voulait partir d'ici. Les gens préfèrent partir de Puerto Williams, à la limite. Mais vous ne pourrez vous y rendre avant demain, et la traversée est toujours aussi longue et chère.
Octave regarda Adrien d'un air embêté. Ce dernier fronçait les sourcils, les mains posées sur les hanches et la bouche tordue dans une expression de réflexion. En préparant leur voyage, ils avaient omis le détail du transport jusqu'au cap Horn.
_ Est-ce que vous en êtes certain ? demanda-t-il, n'y-a-t-il vraiment aucun moyen d'y aller aujourd'hui ? Il ne nous reste que deux jours ici, on ne peut pas perdre de temps. Il faut impérativement que nous nous rendions au phare Cabo de Hornos. C'est l'objet de notre voyage.
Leur hôte les regarda sans comprendre, on pouvait presque voir une lueur de peur briller dans ses yeux.
_ Vous souhaitez aller au phare ? Aucun bateau n'acceptera de vous embarquer, personne ne visite le vieux phare. Il n'est même pas gardienné !
Perdu, Octave répliqua :
_ Il y a quatorze ans, ma sœur et son ami s'y sont rendus. Comment s'y sont-ils pris, selon vous ?
_ Il y a quatorze ans, des navettes faisaient le trajet jusqu'à l'île, mais aujourd'hui elles se font rares depuis que les tempêtes sont trop fréquentes, le trajet n'est plus prudent...
Un lourd silence de réflexion s'installa dans le vieux bureau. Octave et Adrien comprirent que leur hôte ne pouvait plus rien pour eux. Ils furent sur le point de tourner les talons lorsque ce dernier marmonna dans sa barbe :
_ Sinon... Peut-être que... Non, il ne voudra jamais... Pourtant... Impossible...
Ces quelques mots à peine audibles retinrent l'attention des jeunes adultes. Mais le vieil homme ne semblait pas avoir l'intention de leur en dire plus et restait dans son étonnant monologue. Adrien décida de se rapprocher du bureau, plissant les yeux et parlant avec lenteur dans une ultime tentative de lui soutirer ses pensées furtives :
_ Dites-moi, monsieur, pensez-vous qu'il existe une alternative pour atteindre le phare ?
L'homme le regarda de derrière ses lunettes, la tête penchée légèrement vers l'avant. Se rendait-il compte de la manœuvre ? Il gardait toutefois le silence, toujours aussi pensif. Se sentant approcher du but, Adrien poursuivit :
_ Croyez-vous que quelqu'un à Ushuaïa pourrait nous aider ? Un guide ? Ou simplement un local ?
Un fin soupir d'abandon s'échappa des lèvres du vieil homme.
_ Pas un guide, non. Plutôt un pêcheur. Mais je doute que vous parveniez à en convaincre un. Comme je vous l'ai déjà dit, l'océan fait des siennes ces temps-ci et le phare est réputé pour être entouré de récifs dangereux. Il a causé la perte de plus de huit cents navires et a emporté les âmes de plus de dix mille marins... Vraiment, n'y allez pas.
A ces mots, les garçons restèrent pensifs. Cependant, ils ne voulaient pas bouger, une solution semblait être à portée de main et ils étaient déterminés à la saisir quoi qu'il leur en coûte. Embarrassé, le vieil homme leur proposa une autre excursion.
_ Pourquoi ne pas emprunter le chemin de terre qui sort de la ville ? Les paysages sont magnifiques, et vous pourrez passer par les falaises. De leur sommet, l'océan est magnifique. Vous y serez bien mieux que sur l'eau.
Octave secoua la tête.
_ Impossible. Il faut impérativement que nous allions voir ce phare.
Le vieil homme soupira.
_ J'ai l'intuition que je ne pourrai vous dissuader de cette entreprise. Prenez les vélos dans le garage et allez au restaurant du centre-ville. Demandez à voir Paolo. Il connaît mieux que quiconque cette région de l'océan. Mais je vous en conjure, ne prenez pas de risques inutiles.
Les garçons hochèrent la tête et sortirent du bureau en remerciant vivement leur hôte.
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