6 ~ Théodore
Pourquoi m'observe-t-il sans cesse ? Son regard est indéchiffrable, désagréable. Je resserre un peu plus mon blazer et me dirige vers la sortie lorsque Latoya m'appelle, venant rapidement vers moi tout en gardant contre elle les papiers que je viens de remplir.
«- Mademoiselle Stuart j'ai oublié de vous demander votre signature ! –Dit-elle en fouillant parmi les papiers- Voilà sur celui-ci, vous n'avez qu'à parapher et signer, ensuite je vous libérerai. Shauna permettez que nous utilisions votre caisse ? Ah ! Irwin encore vous ! »
D'un geste elle écarte Ashton de la caisse de la violine, qui répond au nom de Shauna, et pose la feuille à plat sur la surface métallique. Je me sens gênée, Ashton est derrière moi, mes sens sont en éveil et je peux voir ma collègue l'observer par-dessus mon épaule, esquissant un petit sourire amusé avant de reprendre son sérieux.
C'est avec les poings serrés que j'attrape le stylo et signe d'un geste bref après avoir paraphé. Je n'ai même pas pris la peine de lire, c'est un contrat comme un autre et ça m'aurait pris bien trop de temps d'en traduire les nombreuses lignes. De toute façon je ne veux pas rester là une minute de plus et après avoir rendu son stylo à Shauna, je sors du magasin.
L'air semble si lourd comparé à l'instant où j'y suis entré et ça me change de la fraicheur dans laquelle je venais de m'éterniser. Il faudra que je vois avec Calum pour faire quelques emplettes d'ailleurs, histoire d'avoir quelques affaires chaudes à me mettre pour mes longues journées en caisse. Sur le chemin de l'appartement je détaille mon emploi du temps, demain je commencerai ma formation en caisse dès le matin, puis j'attaquerai seule l'après-midi. Après demain il me faudra venir plus tôt pour préparer la fête d'Halloween, puis ce sera le fameux eek-end qui précèdera la fête d'halloween. Je me demande ce que je pourrais bien écrire sur ma poupée.
*
«- Alors comme ça tu vas travailler à Pak'N'Save ? –Demande Calum en préparant le repas-
-Ca à l'air bien parti, j'ai signé quelques papiers et on m'a donné la tenue du magasin.
-As-tu parlé au patron ?
-Oui, il me laisse une période d'essai et si il est satisfait de mes services, je serai embauchée à plein temps.
-J'imagine que c'est ce que tu souhaitais –Il soupire tout en m'adressant un agréable sourire, ses mains lâchant la poêle pour s'enrouler autour des miennes alors que j'hausse un sourcil- Je suis content pour toi Sia, tu vas pouvoir enfin réfléchir à ton avenir sans te poser de barrières.
-Pour quelqu'un d'aussi terre-à-terre que toi mon cher Calum, je trouve que cette phrase sonne très poétique –Dis-je avec un sourire en coin avant de le serrer dans mes bras- Mais tu as raison, je tiens beaucoup à ces études, je suis prête à tout, même à supporter ce Ashton !
-Alors il n'est pas muet ?
-Pas du tout et crois-moi que je préfèrerais ! –Je grogne avant de lâcher un petit rire- De toute façon je serai en caisse, aucun risque pour qu'on ait à passer du temps dans le même périmètre.
-En tout cas promets-moi une chose Sia –Dit-il en passant une mèche derrière mon oreille percée- Je veux que chaque soir, quand tu rentreras et qu'on se verra, tu me racontes ta journée. Que ce soit tes hauts ou tes bas, je veux savoir comment ça se passe pour toi ici. C'est moi qui t'ai faite venir alors je me sens un peu garant de toi, tu comprends ?
-Parfaitement –Dis-je avec un sourire- Mais je ne pense pas que mes journées risquent d'être follement rebondissantes.
-Sait-on jamais, en plus avec Halloween qui arrive, je pense que tu vas en voir des belles ! »
Qu'ont-ils tous avec cette fête ? Depuis quelques jours que je suis arrivée ici j'ai l'impression que c'est l'évènement incontournable de Wellington. Espérons que ça en vaille la peine.
*
Pendant le repas nous ne faisons pas mention de la fête, pas même de mon entretient avec Monsieur Clifford. La seule chose qui m'importe c'est d'écouter Calum me raconter sa journée de cours. Apparemment il y aurait un concours parmi les élèves les plus doués, de ce que me dit le basané il s'agirait de confectionner le remède de son choix, le plus efficace et surtout le plus novateur. Le champion se verra récompensé d'une bourse supplémentaire et d'une aide de l'Etat pour financer les recherches manquantes au projet. Autrement dit c'est un moyen de relancer la chimie pharmaceutique en Nouvelle-Zélande et bizarrement ça semble plaire à Calum.
«- Quel remède vas-tu inventer ? –Je demande en l'observant froncer les sourcils, fixant le vague- Parce que si tu n'as pas d'idée, moi j'ai quelque chose d'un peu fou à te proposer.
-J'ai ma petite idée mais je dois continuer à plancher dessus pour savoir si oui ou non ce sera réalisable. C'est assez risqué à vrai dire.
-Est-ce qu'un jour tu m'en parleras en détail ou bien c'est un projet top secret ?
-Normalement c'est top secret –Dit-il avec un sourire en coin- Mais étant donné que tu ne connais personne de mon entourage, ni de mes camarades, qui soit capable de récolter des informations pour me battre, alors j'imagine que je t'en parlerais. »
C'est lorsque mon regard s'ancre dans le sien que je remarque cette détermination qui lui est propre. Calum ne s'est jamais laissé abattre, il a toujours fait face autant qu'il le fait aujourd'hui. J'ignore ce qu'il s'est passé entre sa sœur, son père et lui, mais je dois saluer sa force morale, tout comme je salue sa motivation à vouloir créer un remède miracle. Sûrement est-ce quelque chose qui lui tient à cœur depuis longtemps, une occasion de prouver sa valeur une fois pour toutes et au fond j'aimerais être pareil.
Me rendre utile pour les autres, bien plus que physiquement.
*
Une fois le repas terminé je prends congé de Calum et après avoir vérifié l'intérieur de tous mes tiroirs, à la recherche d'un éventuel furet pervers, je m'allonge enfin dans mon lit, posant mon ordinateur portable sur mon ventre.
Il est bientôt 22 heures ici à Wellington et si mes calculs sont exacts alors il doit être 11 heures du matin à Paris. Après une brève vérification de mes mails, je reviens à mon idée de départ, cliquant sur l'icône skype de mon ordinateur. Je n'attends pas plus d'une minute avant de recevoir un appel. Le seul qui compte pour moi.
Théodore, mon petit cousin.
A peine ai-je accepté que mon écran me projette le visage de Théo, ses yeux s'élargissant à la vue du mien avant de me faire le plus beau des sourires. Sa petite tête bouge d'avant en arrière et je vois sa main déborder du cadre, cherchant à me faire un coucou ou bien à toucher mon visage au travers de l'écran, me provoquant un pincement au cœur.
«- Comment vas-tu mon grand ? Gisèle s'occupe bien de toi ? –Je demande d'une voix douce alors qu'il fait un large oui de la tête- Ca fait plaisir de te voir en pleine forme ! –Il approche son doigt de l'écran, le pointant vers mon visage- Comment je vais moi ? Oh mais très bien, je me sens bien chez Calum, il veille sur moi et c'est un excellent cuisinier !
-L'écharpe ! »
Lache-t-il soudain d'un air paniqué alors que je jette un coup d'œil circulaire dans la chambre, écartant l'ordinateur un court instant pour attraper une écharpe posée sur le dos d'une chaise. D'un geste je l'enroule autour de mon cou et reprends place face à la caméra, nouant l'écharpe jaune et noire devant ses yeux soulagés.
S'il est si soulagé c'est parce que cette écharpe lui appartient. C'était la sienne avant de devenir la mienne. Ou plutôt devrais-je dire que c'était la nôtre. Depuis que je l'avais invité à la maison pour regarder les films Harry Potter, il avait comme noué un lien avec la maison Poufsouffle, me priant de lui acheter l'écharpe. C'avait été une telle fierté pour lui d'arborer les couleurs de la maison qu'il avait trouvée digne de lui et ce fut également normal pour lui de me la donner avant mon départ pour Wellington, me jurant qu'elle me protégerait une fois là-bas.
«- Tu rentres ? –Il demande en tapotant l'écran-
-Pas encore mon grand, mais je te promets que je rentrerai.
-Je dormirais ?
-Peut-être, ça te fera une surprise. Tu aimes toujours les surprises ?
-Que les tiennes –Dit-il en faisant basculer son corps maigrelet d'avant en arrière- Pourquoi t'es partie !
-Théo ! On en a déjà parlé, je vais revenir je te l'ai promis.
-Mais je...
-Qu'est-ce qu'un Poufsouffle ferait dans cette situation ? –Je demande en prenant un faux air sévère- Il patienterait, il resterait calme et attendrait le grand jour de manière simple. Es-tu un Poufsouffle ?
-Oui –Il renifle- Mais tu me manques.
-Je te promets de vite rentrer. Je vais gagner suffisamment d'argent pour tout arranger tu verras.
-Tu reviendras me chercher hein ? –Dit-il avec lenteur, son regard devenant suspicieux-
-M'est-il déjà arrivé de ne pas tenir mes promesses ? »
Il fait un vif non de la tête avant de se remettre à sourire. Je ne peux pas le laisser tomber, il a besoin de moi, je suis la seule qui soit là pour lui, la seule qu'il apprécie. Après quelques minutes d'échange, je vois sa mine changer totalement, son regard devient perçant et Diu sait à quel point ça me rend toujours aussi mal à l'aise, comme s'il arrivait à voir à l'intérieur de moi. Sauf qu'il ne me regarde pas moi. Il regarde derrière moi.
« -Est-ce que tu vois ? –Murmure-t-il en s'approchant du micro de son ordinateur-
-Que dois-je voir ?
-Derrière-toi –Il murmure- Regarde. »
Je déglutis et tourne la tête avec appréhension, soufflant un bon coup lorsque je remarque qu'il n'y a rien d'autre que le mur de la chambre. Il n'y a que moi ici, je n'ai vu personne.
«- C'est ton écran qui doit être defectueux Trésor, il n'y a rien.
-Mais si il y a quelque chose !
-Théodore ça suffit, tu vois bien qu'il n'y a rien.
-Pourquoi tu ne vois plus ? –Gronde-t-il en se balançant d'avant en arrière, faisant trembler son ordinateur- Pourquoi tu deviens comme eux ?!
-Théo tu sais parfaitement que ce n'était rien de plus que la fatigue et c'est aussi ton cas. Tu dois faire une petite sieste juste après-manger.
-Elle n'est pas contente, que tu l'ignores ! –Dit-il dans le vague-
-Qui ça ?
-La chose derrière-toi, la lumière.
-Théodore n'insiste pas, il n'y a rien derrière moi, la seule lumière que tu vois c'est celle qui est projettée par l'écran. Trésor tu dois arrêter avec ça, tu sais que ça n'est pas bon, que les autres enfants ne viendront plus jouer avec toi si t...
-Ils ne jouent jamais avec moi. Il n'y a que toi et eux. Vous êtes différents.
-Tu as des amis Théo.
-Imaginaires. Mais je les aime mieux, ils sont gentils avec moi.
-Tant que tu sais que tu pourras toujours compter sur moi, alors ça me va. »
A ma grande satisfaction nous n'abordons plus le sujet de la lumière dans mon dos et c'est sur un large sourire et un câlin virtuel que nous finissons notre conversation, créant ensuite un énorme vide dans la chambre sombre. Nerveuse j'entortille mes doigts dans l'épaisse couverture avant de me lever, tirant les rideaux pour observer les arbres qui cachent le magasin, éclairés par une pleine lune éblouissante.
Je lâche un petit soupire avant de fermer le rideau, plongeant à nouveau la chambre dans le noir. Avant j'avais l'habitude de regarder la lune et les étoiles avec Théodore. C'est d'ailleurs ça qui nous a rapprochés, avant que Poufsouffle n'entre en jeu. Je me souviens avoir passé des nuits à veiller dans notre véranda, de vieux matelas étendus au sol qui se mettaient à couiner dès que l'on faisait le moindre bruit. Mais tout ce qui nous importait, c'était de pouvoir voir les étoiles briller au-dessus de nous, comme si rien d'autre n'existait en dehors de ce ciel brillant.
«- Tu parlais avec de la famille ? »
Je sursaute à l'entente de la voix de Calum et allume la lumière d'un geste pour le trouver au niveau de la porte de notre salle de bain commune, Flipper lové dans ses bras comme on porterait un bébé. Visiblement lui non plus n'arrive pas à dormir.
«- C'était mon petit cousin.
-Tu as un petit cousin ? –Demande-t-il avec surprise- Tu ne m'as jamais parlé de lui.
-C'est assez compliqué –Dis-je en mordant l'intérieur de ma joue- Je ne me suis rapprochée de lui qu'il n'y a peu, avant cela je... Je ne m'en occupais pas vraiment.
-C'est normal, quand c'est jeune et que ça pleure tout le temps on a du mal à trouver un intérêt, une raison, à rester avec, ça se fait en grandissant.
-Oui sauf que Théodore n'a jamais pleuré et c'est bien ça le problème. Il est différent.
-Il est malade ?
-Autiste –Dis-je sans le regarder- Mais j'ose croire qu'il s'en sortira, il fait déjà beaucoup d'efforts et de progrès, ça me donne envie de continuer à me battre pour lui. Je regrette de l'avoir ignoré et mis de côté à sa naissance alors maintenant je veux me rattraper.
-J'imagine donc que si tu cherchais absolument un travail ce n'était pas que dans l'optique de payer tes études ?
-Les vaccins et remèdes contre l'autisme sont particulièrement chers, quand il y en a –Dis-je d'un ton froid- Théo est dans un hôpital spécialisé depuis maintenant un an, mais bientôt mes parents n'auront plus assez d'argent pour s'en charger.
-Que font les parents du petit ?
-Son père l'a abandonné dès la naissance, nous n'en parlons jamais. Quant à sa mère, ma tante, elle est décédée il y a deux ans. Théo n'a plus que moi et mes parents pour survivre alors je veux lui apporter ce dont il aura besoin pour grandir comme un garçon normal. Je lui dois bien ça, après tout il n'a pas choisi de naître comme ça, avec autant de tristesse et de fatalité. C'est aux personnes extérieures de faire bouger les choses. Ceux qui peuvent encore croire en des jours meilleurs et je veux y croire pour lui. »
Alors que Calum se retire dans sa chambre, je m'apprête à fermer l'écran de mon ordinateur lorsque j'aperçois mon reflet, entouré de lumière. Théo avait-il raison ? Je ferme les yeux avec force avant de les rouvrir et d'éteindre la lumière. Il n'y a plus rien. Je déglutis et abaisse l'écran avant de m'enrouler dans mes couvertures, le cœur battant.
En y réfléchissant bien, c'est surtout ça qui nous a liés avec Théodore. Il a su qu'il pouvait me faire confiance, car il l'a vu, il l'a senti. Et aujourd'hui, malgré la force de notre lien, je souhaiterais qu'il se soit trompé.
Je ferme mes yeux pour de bon et ne tarde pas à somnoler, mes pensées virevoltant entre les visages de Michael et Ashton, flottant dans le couloir sombre au bout duquel s'embrase le feu d'Halloween duquel s'élève de la fumée, formant des lettres, des mots, puis une phrase.
De quoi as-tu peur?
Si seulement ça pouvait être des serpents.
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