Chapitre 44 ½ : Shu
Les livres. Les devoirs. Les responsabilités. Regarder les autres enfants s'amuser. Travailler. Travailler. Travailler.
Dès mon enfance je m'étais senti étouffé. Né le premier, incombé du rôle d'héritier, je devais me dépasser jour après jour pour être un jour « digne ». Je n'en pouvais plus.
Ma mère était la deuxième épouse du roi Karlheinz, et pourtant j'étais le premier né. Pourquoi les enfants de Cordélia n'étaient pas nés plus tôt ? Pourquoi ce rôle que je ne souhaitais pas me revenait ? J'aurais préféré donner ce titre à mon petit frère, Reiji. Lui semblait désirer cela.
L'attention. Les restrictions. Toujours plus de responsabilités.
Lassé de tout cela, il m'arrivait de fuir du manoir. J'allais vers la forêt ou dans les passages souterrains qui reliaient notre monde et celui des humains, laissant les domestiques chercher l'enfant que j'étais. C'est durant l'une de mes escapades que je l'ai rencontré.
C'était un garçon humain vivant dans un village éloigné dans le monde humain. Nous avions vite sympathisé. Il me parla de sa famille, m'expliqua que ses parents étaient très religieux et stricts ; je lui expliquais ma situation sans trop donner de détails, pas question qu'il fuit en apprenant ma nature. Il m'apprit à cultiver des pommes, à chasser, on s'amusait.
Très vite, nous étions devenus meilleurs amis. Je m'enfuyais de plus en plus pour jouer avec lui. Si je devais choisir une période de ma vie à revivre, je choisirais sûrement celle-ci. Peut-être me méfierais je pourtant davantage du regard empreint de jalousie de Reiji.
Je me souvenais de ce chiot que j'avais ramené, ma mère avait été furieuse et avait refusé que je le garde. Je tenais à ce petit être, mais ne pouvant le garder je dus le ramener auprès d'Edgar.
Quand je me rappelais mon meilleur ami, je me souvenais des flammes. J'en tremblais encore. Je revoyais cette scène...
Les braises, la chaleur, tout dévorait les lieux. Je me souvenais crier son prénom, tenter de l'empêcher d'y aller, mais évidemment il voulut sauver ses parents. Malgré mes supplications, je le vis à son tour plonger dans le feu.
Ce fut la dernière fois que je vis mon meilleur ami.
Je venais de tout perdre. J'appris que la raison de l'incendie était mon petit frère, Reiji. Sa jalousie maladive et son désir désespéré d'impressionner notre mère l'avaient poussé à détruire la seule chose qui m'avait rendu heureux. Je ne pouvais plus fuir. La pression était revenue, doublée. Les remarques de Reiji sur mon inutilité étaient devenues quotidiennes. Mes sueurs froides en revoyant le rouge et l'orange danser, les volutes de fumée grimper, l'odeur prendre à la gorge, étaient aussi une habitude.
Je m'étais à tout jamais retranché dans mes pensées. La vie ne m'intéressait plus, rien ne me motivait plus, j'étais indifférent. Les seules fois où je sortais de mon apathie étaient lorsque Reiji me cherchait un peu trop. Cela ne s'arrangea pas après la disparition de notre mère.
Mes notes chutèrent. Mes efforts passés étaient réduits à néant, mais je m'en fichais. Je n'aurais même pas esquissé un mouvement si l'on m'avait annoncé que je mourrais le lendemain.
Ainsi, ce ne fut pas étonnant que je redouble une année. Notre père toutefois prit la situation très au sérieux. Il m'envoya en exil au pôle Nord. Je devais être prudent et ne pas tomber dans l'océan. Ce fut un véritable voyage de survie et lorsque je rentrais enfin, j'étais blessé et couvert de griffes après m'être battu avec des ours polaires.
Mais bien que traumatisante, cette expérience au pays des glaces, les mains brûlées par le froid, n'effaçait pas les brûlures causées par le feu du désespoir.
Je ne pouvais rester près d'une flamme. Je ne pouvais penser à lui sans souffrir. Je n'avais pas fait le deuil d'Edgar.
Je m'en étais toujours voulu de sa disparition. Je ne l'avais jamais vu ressortir du village, et pourtant j'en avais tant rêvé...
La musique m'apaisa quelque peu. Je jouais du violon et du piano, j'aimais le classique. Je m'évadais par ce biais. Mais évidemment, le violon que mon père me donna fut porté disparu. Reiji en était sûrement la cause.
Des siècles plus tard, au lycée, je découvris qu'Edgar était en vie.
Mes yeux aussitôt posés sur lui, je le reconnus. Mais évidemment, lui ne se souvenait pas de moi. Il était devenu une nouvelle personne et j'ignorais ce qu'il avait traversé depuis la dernière fois où je l'avais vu. Il était devenu Yuma, faisait partie d'une famille de vampires au sang impur et il éprouvait du dégoût chaque fois que son regard passait sur moi. J'avais écopé du surnom « neet » de sa part. Mais jamais je ne lui avais révélé la vérité.
En fin de compte, Edgar était bien mort. Mais il avait donné vie à Yuma.
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