Alter Ego
La longue et fine aiguille tournait lentement autour du cadran. Tic. Tac. Tic. Tac. 12 heures, 29 min, 57 secondes. 12 heures, 29 minutes, 58 secondes. 12 heures, 30 minutes, 0 secondes. Solea laissa violemment retomber sa tasse de thé sur la table des cuisines et se redressa d'un bond. Elle traversa la double porte vitrées de la pièce comme une furie et tendit l'oreille : rien, si ce n'était le résonnement métallique de sa propre violence dans l'inox des plaques à gaz. Les autres devaient encore être dans la salle de jeu à cette heure ci, en train de se battre devant le babyfoot... C'était à se demander s'ils étaient capable de s'inquiéter pour quoi que ce soit. L'adolescente serra les poings et alla inspecter les étages, au comble de l'angoisse.
Sixième étage, 42B. Une grande et belle suite que Solea partageait avec Jacob, loin des autres résidents et de leurs railleries insupportables. Le reste du bâtiment étant vide et silencieux, la jeune femme termina ses recherches en ces lieux : elle ouvrit les rideaux en grand puis scruta la chambre, la salle de bain et le salon dans leurs moindre détails, sans trouver la moindre trace de son petit ami. Elle espérait secrètement qu'il fusse passé par là pendant qu'elle déambulait au rez de chaussé, mais le lit était encore fait et la salle de bain plus que propre. Jacob n'était définitivement pas rentré...
Et ce depuis quatre jours.
Solea se rapprocha de l'immense baie vitrée pour observer l'extérieur du palace : pas de Jacob. Pas de maison. Pas de présence humaine quelconque. Rien. Juste une plaine verdoyante et, au loin, quelques montagnes noyées dans l'horizon. Il y avait de quoi se sentir seule... Et la présence des autres réfugiés n'y faisait pas grand chose. Depuis combien de temps, déjà, était-elle coincée au milieu de ce groupe d'ados irresponsables ? Qu'elle s'était réfugiée avec eux dans cet immense palace cinq étoiles ? Et à cause de quoi ? Elle ne le savait même plus. Tout le monde l'avait oublié, à vrai dire, comme si l'apocalypse avait effacé sa trace de l'esprit des survivants. Mais le fait était qu'ils étaient tous là, seuls, bien trop effrayés pour s'aventurer en dehors de leur refuge mais assez naïfs pour croire que quelqu'un allait venir les chercher.
Puis il y avait Jacob : sa vie, lui, il la passait dehors, là où personne n'avait le courage d'aller mettre les pieds. Il cherchait sans désespérer la trace d'autres survivants — ou ce qui s'y apparentait le plus — en se demandant toujours comment il pouvait aider ses comparses à vivre mieux. Grâce à lui, le palace était maintenant équipé d'un potager sous serre et d'un petit groupe électrogène rechargeable par panneaux solaires. Ce n'était pas grand chose, certes, mais c'était largement suffisant pour recharger les piles de leurs talkies-walkies : Jacob s'en servait toujours pour communiquer lorsqu'il partait dehors, une fois toutes les 48 heures selon la règle établie par Solea. Mais cela faisait maintenant plus de 96 heures que son propre appareil était silencieux. Ceci était de bien mauvaise augure...
La jeune fille baissa la tête et se mit à réfléchir. Il lui était arrivé quelque chose, c'était certain. Il ne pouvait pas rester aussi longtemps sans laisser de nouvelles... Et si ce n'était qu'une histoire de talkie-walkie cassé, il serait revenu le changer illico : sauf qu'il aurait du être de retours depuis plusieurs heures si ça n'avait été que ça. Et les autres, se seraient-ils donné la peine de s'interroger sur son retard ? Non. Pour eux, Jacob était juste « un type chelou qui aime pas les gens, ça m'étonnerait pas qu'il en ai eu marre et qu'il se soit tout simplement cassé d'ici ». Conneries. Jacob détestait sans doute les autres mais il tenait à cet endroit, Solea était bien placée pour le savoir.
La jeune fille prit une grande inspiration et fixa longuement l'horizon. Si elle ne cherchait pas elle-même la réponse à cette absence, personne ne le ferait jamais. Alors elle attrapa un gros sac et le remplit de vêtements, médicaments, accessoires d'hygiène, matériel de camping ainsi que de la carte et du guide de la faune et de la flore que Jacob avait dessinés. Elle dévala les escaliers et courut jusqu'aux cuisines pour prendre de quoi subsister pendant quelques jours, puis attrapa un vieux marqueur effaçable abandonné dans un vide-poche.
Comme tout le monde s'en branle à part moi, je suis partie chercher Jacob. J'ai pris mon talkie-walkie personnel et des piles de rechanges pour pouvoir communiquer.
Solea
Elle laissa le marqueur sur le dessus du frigo et quitta les cuisines. Elle n'avait aucune envie d'aller perdre son temps à expliquer les raisons de son départ. Son énorme sac de voyage sur le dos, elle traversa le palace au pas de course et déboula enfin à l'air libre : le vent était doux, portant avec lui l'arôme des fleurs fraîchement écloses, et le soleil brillait derrière un filet de nuages. C'était un temps parfait pour voyager et Solea savait parfaitement par où commencer.
En début de soirée, alors que le soleil déclinait sous une couche plus épaisse de cumulonimbus, le sol orangé d'un ancien terrain de tennis se dévoila. Plus loin, quelques carcasses de voitures et les restes d'une station service faisaient grise mine, abîmés par le temps et les éléments : la carte indiquait qu'un groupe de survivants y logeaient, enfin peut-être, car Jacob ne les avait jamais clairement vus... Mais l'hypothèse se confirma lorsqu'une flopée de bruits métalliques se firent entendre à l'approche de Solea, encore trop éloignée pour apercevoir quoi que ce soit mais pas assez bête pour ignorer ce qu'elle venait d'entendre. Elle gravit la petite butte qui la séparait de la station en courant : seulement, lorsqu'elle arriva au lieu dit, le silence était revenu.
Un petit murmure curieux s'échappait encore de l'une des carcasses, la seule qui possédait encore des vitres en état : Solea s'en approcha et toqua au carreaux sans douceur aucune, pressée de glaner quelques informations.
— Je sais que vous êtes là-dedans, déclara-t-elle sur un ton presque menaçant. Sortez, j'ai quelques questions à vous poser. Ce sera rapide, promis.
Pas de réponse. Agacée, l'adolescente posa ses deux mains sur la coquille de métal et la fit bouger dans tous les sens, hurlant fermement :
— J'ai dit que je sais que vous êtes là, alors ne me faites pas perdre mon temps !
Les contours d'une paire d'yeux méfiants apparurent de l'autre côté de la vitre, à peine perceptibles tant le verre était sale, puis une voix d'enfant s'éleva des restes de la voiture :
— Qu'est-ce que tu veux ?
D'abord surprise par la jeunesse de ce timbre, Solea se reprit d'un raclement de gorge et demanda sévèrement à l'enfant :
— Je cherche quelqu'un. Un garçon, ma taille, brun, avec une parka sombre et un gros sac à dos. Est-ce qu'il serait passé par ici ?
Son jeune interlocuteur sembla froncer les sourcils, mais il ne répondit pas pour autant.
— Je ne l'ai pas revu depuis longtemps et je suis très inquiète, s'expliqua la jeune fille. Il m'a dit qu'il comptait passer par là avant de partir, alors je me suis dit que vous l'aviez sans doute vu.
L'enfant cligna longuement des paupières, comme s'il réfléchissait.
— Oui, nous l'avons vu, répondit-il doucement.
— Génial ! se rassura Solea. Quand ?
La méfiance laissa place à la perplexité dans le regard de l'enfant. Il ne semblait pas sur le point de répondre, alors son interlocutrice s'agaça :
— Quand ? répéta-t-elle sèchement.
— Quand vous êtes passés tous les deux.
— Pardon ?
L'enfant détourna un instant le regard avant de répondre, visiblement irrité :
— La dernière fois qu'on l'a vu, tu étais avec lui.
— Mais bien sûr que non ! s'écria Solea, perplexe. Je ne suis jamais venue ici ! Vous devez vous tromper !
— Pourtant c'était bien toi, rétorqua l'enfant avec assurance. Nous t'avons reconnue : blonde, avec les yeux bleus, et aussi de beaux vêtements. Tu lui tenais la main. Dis, vous êtes amoureux ?
Solea fit un pas en arrière. C'était quoi, cette histoire ? C'était impossible ! Ce gosse devait lui faire une mauvaise blague... Elle serra les poings et se mordit les lèvres avant de demander le plus calmement possible :
— Par où est-il parti ?
Le regard de l'enfant remonta le bitume de la route et se perdit dans le tunnel végétal qui en dévorait le bout. Solea n'était pas vraiment surprise, Jacob lui avait déjà parlé de ce chemin, et ceci confirmait au moins que l'enfant l'avait bel et bien vu.
La jeune fille voulut remercier son guide mais il avait déjà disparu, sans doute recroquevillé sur les sièges moisis de la vieille voiture. Solea soupira et reprit son périple, habitée par le sentiment que quelque chose n'allait définitivement pas.
* Dimension Solitaire *
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