Chapitre 3: Reconnaissance
Clio se réveilla en sursaut, les yeux écarquillés dans l'obscurité. Elle entendait un souffle non loin, ce qui la poussa à se redresser, les muscles tendus en position de défense malgré la brume de sommeil qui l'embrouillait encore.
« Tout va bien, Clio. Tu es en sécurité. »
La voix d'Hadès résonna doucement dans l'obscurité, avant qu'un claquement n'illumine la salle de toutes ses couleurs.
« Comme le temps ne compte pas pour toi, je t'ai laissée te reposer, tu avais l'air épuisée. Tu as bien dormi ?
— Oui... Oui, vraiment. Je n'ai probablement jamais aussi bien dormi...
— Une fois que tu auras réglé le problème de l'achronie, il faudra vraiment que tu te trouves une maison. Un endroit où tu ne reçois pas mille milliards d'informations événementielles à la seconde. C'est calme ici, parce qu'il ne se passe rien dans la mort. C'est toujours pareil.
— Il n'y a pas d'endroit où rien ne change.
— Mais il y en a où il y assez peu d'événements pour que ce soit supportable, j'en suis sûr.
— Merci Hadès... J'y vais... Bonne journée.
— Merci. »
Clio se leva du fauteuil où elle avait dormi, et se représenta à nouveau la scène d'où provenait la grenade, le café new-yorkais, l'adolescent assis à la fenêtre, recroquevillé sur lui-même, sirotant sa boisson, les yeux rivés à son appareil.
J'arrive. Je ne sais pas ce qui ne va pas. J'arrive.
New-York était une grande ville. Toujours active. Avec des milliers de personnes, des milliards d'événements, du bruit, des lumières. Typiquement le genre d'endroit où elle n'aimait pas être. Mais elle devait le faire.
Un instant après, la lumière artificielle blanche du café l'éblouissait. Discrètement, du bout des doigts, elle lissa un pli sur sa nouvelle jupe lilas, tira le bout de son chemisier blanc. Elle prit une grande inspiration avant de se diriger vers la table de sa vision.
Quand elle s'assit en face de l'adolescent, des yeux d'un gris d'acier se levèrent vers elle, une dureté infinie dans le regard.
« Cette table est prise. Trouvez-vous-en une autre.
— Je ne peux pas.
— Il est neuf heures du matin. Il y a du monde, oui. Mais il doit rester de la place dans un coin.
— Je n'ai pas dit ça. Je ne peux pas.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Je dois te parler.
— Je n'ai rien à voir avec vous.
— Tu m'as appelée pourtant.
— De quoi parlez-vous ?
— Une grenade est liée à toi. À ce moment. À cet endroit. Et elle était en Grèce au dixième siècle avant Jésus-Christ. Tu l'y as envoyée.
— Est-ce que vous savez même qui je suis ?
— Mon enfant. »
L'autre écarquilla les yeux. D'abord pour l'assurance de cette dame. Ensuite parce qu'elle avait utilisé le mot neutre. Est-ce qu'elle pouvait percevoir ça aussi ? Deviner sa non-binarité juste en l'observant ? Cette femme était clairement une des déesses de l'Olympe, comme ce son père lui avait raconté. Et ael n'avait jamais cru à ces récits, prétendant que ce n'était que des fictions, des jolis mensonges pour faire passer la douleur de grandir sans mère.
« Qui êtes-vous ?
— Clio, Muse de l'Histoire. Toutes les histoires.
— Comment savez-vous...?
— Que je suis ta mère ? Tu as les yeux de ton père. Et puis, tu as littéralement rompu la continuité du temps. Personne ne peut faire ça à part moi.
— Vous vous rappelez de...?
— Je n'ai pas la meilleure mémoire qui soit. Mais je me rappelle de ses yeux. Un peu. Pas sans contexte. C'est comme une citation d'un livre... Si on l'a lu, on sait d'où vient la phrase, mais on peut avoir oublié le livre entier jusqu'à revoir la phrase, ou un commentaire sur un passage. C'est comme ça que ça fonctionne dans ma tête.
— Pourquoi vous n'êtes jamais revenue ?
— Tu peux me tutoyer, tu sais ? Et... Je ne suis pas revenue parce que je n'ai plus jamais su rester dans un moment depuis. Jusqu'à l'instant où tu m'as forcée à me replonger dans l'histoire.
— C'est-à-dire ?
— Je distord le temps. Hier après-midi, j'ai été physiquement chamboulée par la présence d'une anomalie historique. Asklépios est venu faire baisser ma fièvre. Et ensuite, j'ai dû aller retirer la grenade du moment où tu l'avais envoyée, j'ai passé la soirée là-bas... Je l'ai amenée à Hadès pour qu'elle soit à un endroit où ça ne serait pas dangereux. J'ai dormi dans... l'entrée du palais des Enfers ? Le salon peut-être plutôt...
— J'ai vraiment réussi à te faire venir, alors ?
— Oui. Dis, comment tu t'appelles ?
— Tu peux vraiment le sentir alors ? Ma non-binarité ?
— Tu lui fais une place importante dans ton histoire.
— Pourquoi c'est si facile de te parler ?
— Parce que tu sais que je peux comprendre. Et parce que je n'ai jamais été là, alors tu n'as pas peur de me perdre. Tu peux dire n'importe quoi, et ma réaction ne t'affectera pas tant que ça... Je suis désolée... J'aurais dû être là. J'aurais dû t'accepter et t'aimer, te voir grandir. Je suis désolée...
— Je m'appelle Sam. Et... Ce n'est pas... Enfin si, c'est grave. Mais... Tu es là maintenant. Je... Tu manqueras toujours dans mes souvenirs. Mais... Je ne sais pas...
— Prends ton temps.
— Merci.
— Dis... J'aimerais bien te connaître, Sam. Qu'est-ce que t'aimes faire ?
— J'aime bien lire... Et les maths aussi. Plus on va loin, plus c'est complexe, et je trouve ça passionnant, d'arranger les chiffres, les retourner pour obtenir ce que l'on veut, dessiner des phrases avec leurs formes. C'est amusant. Et toi ?
— Je ne sais pas trop... J'aime explorer, j'aime bien marcher. Mais je n'ai jamais vraiment réussi à trouver une activité que j'aime. Parce que le chaos de l'Histoire vient toujours me noyer. Je viens seulement d'apprendre à m'en sortir.
— Oh... Tu peux aller explorer, si tu veux.
— Que non.
— Pourquoi pas ? On est tous les deux inconfortables. Tu n'arrêtes pas de faire des nœuds avec tes doigts, et tu as dû remarquer comme je tords cette pauvre serviette depuis tout à l'heure, soupira lea jeune en pointant le bout de papier.
— Tu m'as appelée.
— Et donc ?
— Même si c'est avec des menottes, je ne pars pas d'ici sans toi.
— Tu es ridicule.
— Tu as quoi...? Vingt ans ? Et en vingt ans, tu n'as jamais cherché à me forcer à venir. Jusqu'à maintenant. Ici. Je ne pars pas sans que tu m'expliques.
— Dix-sept. Et j'me sentais isolé·e.
— Tss. Ne hausse pas les épaules comme si ce n'était rien.
— Mph. »
Clio fronça les sourcils. Elle n'arrivait pas à comprendre ce qui se passait. Elle était certaine que Sam avait conscience de ses pouvoirs en envoyant la grenade dans le temps, et elle restait convaincue qu'il y avait une véritable raison. Que ce n'était pas aussi anecdotique que ce que l'adolescent·e voulait laisser paraître. Mais ael ne paraissait définitivement pas vouloir parler, tapotant avec sa tasse en carton vide sur le meuble.
La Muse inspira et expira profondément, plusieurs fois, essayant de résister à la tentation de faire apparaître la tapisserie des événements pour comprendre. Ce n'était pas ainsi qu'elle réussirait, c'était de la triche.
Alors elle tendit simplement la main en travers de la table, son regard rivé sur son enfant. Et, d'une voix la plus douce possible, elle reprit la parole.
« Hey, Sam... Je sais que je ne suis pas... Tu n'as aucune raison de me faire confiance. Et pourtant tu m'as reconnue comme étant ta mère. Tu n'as pas de raison de te confier à moi, de me parler, et pourtant tu m'as appelée. Et... Je sais que je t'ai oublié·e pendant des années, sans jamais revenir te trouver. J'aurais dû. Si tu m'en veux, je comprends. Si tu me détestes, je comprends. Mais... Je ne t'abandonne pas. Une grenade ce n'est pas rien. C'est une explosion. Je ne veux pas tricher, chercher dans ton histoire..., elle s'arrêta, détournant le regard.
» Je veux mériter ta confiance. Tu m'as assez attendue, je t'attendrai. J'ai tout le temps, toute l'histoire, pour toi. Parce que je me rappelle de tes sourires d'enfants, parce que je sais qu'il y a de la joie dans tes prunelles d'argent, parce que tu es en vie. Et... Je sais que tu m'as appelée. Je sais que tu voulais provoquer quelque chose. Alors je t'attendrai. Je te garderai sain·e et sauf·e, c'est promis. »
Le silence retomba sur la table. Sam évitait toujours le regard de la déesse. Après un moment, ael se leva et se dirigea vers le bar, commandant un deuxième café ainsi qu'une tasse de chocolat chaud recouvert de chantilly.
En revenant, ael déposa le chocolat devant sa mère et commença à siroter son café lentement. Ce n'était pas facile. Jamais la possibilité que ça arrive ainsi, comme son père lui disait, n'avait vraiment traversé son esprit. Tu as des pouvoirs, Sam, tu peux t'en servir. Et pourtant, malgré ces mots toujours rassurants, le monde entier heurtait, frappait, se montrait cruel, se divisait, pas forcément ici directement, mais toujours trop près, trop fort, et tous ses amis vivaient des vies trépidantes, des aventures et des voyages dont ael n'osait pas rêver, des rencontres de conte de fées, tandis qu'ael restait caché·e derrière ses cheveux noirs et ses cafés, l'esprit dans ses livres, oubliant le monde qui grandissait et dévorait son espace, oui ael avait pris cette grenade, avait failli la déclencher, l'avait rejetée au loin, pas vraiment en pensant à sa mère, mais une seule question rivée dans sa tête.
« Dis, comment on change l'Histoire ?
— L'Histoire n'est pas écrite d'avance, répondit Clio avec un sourire, jamais. Elle se déroule, chaque seconde à la fois, chaque décision à la fois. Les siècles sont tous liés, plus ou moins étroitement, chaque geste a un impact, ne serait-ce que sur une histoire personnelle. Déplacer un élément, introduire un événement, c'est comme tirer un fil d'une tapisserie. Tu veux que je te montre ?
— Je... Oui. Viens, sourît Sam en se levant, je vais te faire voir Central Park, tu vas adorer je pense ! Et là tu me montreras l'Histoire !! »
Un immense sourire vint illuminer le visage de la déesse, et elle se leva elle aussi, abandonnant les verres en carton sur la table, suivant son enfant avec joie. Sam, ael, se mordait la lèvre pour ne pas laisser rayonner trop fortement le sourire né sur ses lèvres. Depuis le début, sans l'avoir compris, c'était ça qu'ael voulait depuis le début. Explorer, trouver une confiance qui s'était enfin placée, avoir autre chose à penser que les difficultés et les peurs, les catastrophes de sa vie de jeune. Et pouvoir parler.
Alors, pendant que mère et enfant se dirigeaient vers le grand parc, les mots commencèrent enfin à s'échapper de ses lèvres, en cascades bouillonnantes de narration et d'événements.
Son enfance pleine de questions, d'interrogations sur cette mère absente, mais l'émerveillement face aux légendes, les joies des découvertes avec son père, les explorations de la ville, les musées, les sorties au parc, les jeux, la complicité, et puis ses camarades de classe, les blagues et la difficulté parfois à se mêler à eux.
Puis le début du collège, la beauté des garçons alors qu'ael croyait encore en faire partie et les plaisanteries, ses roulements d'yeux en répondant que les filles étaient tout aussi belles. Les difficultés à comprendre ses sentiments, la réalisation étrange que son admiration... n'était rien d'autre que de l'admiration, contrairement à celle de ses proches, les heures sur Internet à chercher pourquoi il n'y avait aucune envie de se rapprocher, d'embrasser les personnes pour lesquelles ael croyait avoir un « crush ». Pourquoi toutes les histoires de romance, malgré leur mignonnerie, malgré le plaisir à imaginer des aventures entre des personnages voire des gens, ne semblaient jamais plus réalistes que des dragons cherchant à sauver leur monde ?
La première découverte, le premier mot de la communauté LGBTQIA+, ou du Quiltbag comme Sam aimait dire. Asexuel·le. Puis le deuxième, quasi immédiatement. Aromantique.
Le temps qui coulait, les blagues sur les questionnements de genre « dès qu'on en a fini avec l'orientation ». Les blagues sur les piles 3A, pour les personnes aces, aromantiques et non-binaires, en particulier agenres. À tel point que la crise de questionnement avait fini par se déclencher d'elle-même. Pour arriver à une conclusion dont on aurait pu faire un meme. Oui, effectivement. Sam était non-binaire. Et plus spécifiquement agenre. Ael n'avait jamais vraiment senti de connexion aux surnoms genrés, aux commentaires. Le sens du genre ne lui était pas familier du tout, ael ne comprenait pas vraiment... Mais c'était difficile à reconnaître, malgré les amis.
« C'est normal, sourit Clio doucement en pénétrant dans le parc, parce que le monde fonctionne sur des bases générales qui ne sont pas celles sur lesquelles on s'appuie personnellement, et affirmer que l'on a des bases différentes, tout aussi solides, c'est dur. Je suis fière de toi pour y arriver.
— Merci... Tu sais, jusqu'à il y a deux semaines, tout allait bien. J'ai mes potes, les gens à l'école me respectent à peu près, et Papa... Papa est génial. Peut-être était ? Je... Le truc, c'est qu'il a disparu... Enfin... Il devait partir pendant trois jours pour le travail, mais il n'est pas revenu, et... Bon, je tiens, parce que je suis adulte, quasiment, que je sais me débrouiller, que je sais où trouver les ressources... Mais ça fait bizarre, et je m'inquiète, et... Je me sens seul·e. Ça m'est jamais arrivé avant. Et j'ai l'impression que tout explose. C'est pour ça, la grenade. Papa en garde quelques-unes, de ses années de militaire... J'en prends une les week-ends pour me balader, c'est un truc de lui... Ouais, ok, j'suis bizarre.
— Je comprends l'idée, mais c'est vrai que... De tous les objets, c'est étrange comme choix.
— Tu penses qu'il est en vie, marmonna Sam en se laissant tomber sur un banc
— On peut vérifier, répondit la déesse doucement.
— Vrai ??
— Bien sûr. Regarde. »
Clio effleura le front de son enfant, puis tendit les mains en avant, faisant jaillir la tapisserie des événements sous leurs yeux. Les lettres vertes dansèrent immédiatement, tandis que Clio focalisait la liste sur le vingt-et-unième siècle, puis de plus en plus précisément, jusqu'à la journée qui se déroulait en ce moment, cherchant la discussion.
« C'est fascinant, souffla Sam en déposant les doigts sur les lignes d'informations, il se passe tant de choses... Je peux l'invoquer aussi ?
— Probablement. Oh, murmura sa mère en détournant les yeux vers une autre colonne un instant, ta grenade a explosé...
— Je...
— Il ne doit pas y avoir de blessés, je l'avais confiée à Hadès...
— Tu avais... Oh. Oh. D'accord. Noté. Chaque action a un impact, et je ne ferai plus n'importe quoi avec le temps.
— Dis, comment tu savais que tu pouvais envoyer un objet et créer une achronie ?
— J'ai déjà voyagé dans le temps, quand j'étais enfant, par accident. Je râlais de ne pas comprendre mes devoirs d'Histoire et une minute après, j'étais en pleine Révolution américaine. Pendant longtemps, j'ai classifié ça comme un rêve très bizarre, mais j'étais tellement angoissé·e que j'ai décidé d'essayer. Après tout, Papa parlait de toi quand j'étais enfant.
— D'accord. Oh, regarde, j'ai trouvé sa trace !
— Il est où ?? Tu peux savoir s'il va bien ??
— Ça a l'air d'aller. Il est bloqué dans le Casino du Lotus. D'où la disparition. Mais l'en sortir se fera facilement.
— Tu es en train de me dire que Percy Jackson, c'est réel ?
— ... Oui ?
— Pourquoi je ne me rappelle pas de la bataille de Manhattan ?
— La Brume. Et tu étais un bébé, si je ne m'emmêle pas dans les dates, donc même comme ça tu ne t'en souviendrais pas.
— Un point. Je...
— Tu veux qu'on aille chercher ton père ?
— ... Vraiment ?
— Bien sûr, s'exclama Clio en claquant des doigts pour dissiper la tapisserie.
» Envoyer les demi-dieux en quêtes dangereuses sans accompagnement, très peu pour moi. Et puis, je suis ta mère. Je veux pouvoir être avec toi.
— Toi, t'es pas une déesse commune !
— Sûrement. »
Les deux se redressèrent. Un sourire commun sur leurs visages, mère et enfant fermèrent les yeux.
Une première enquête, une première histoire se concluait.
Mais ensemble, ils en avaient une nouvelle à écrire.
Une histoire d'aventure, d'amour, de rencontre et de famille s'étendait devant eux.
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